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ARCHIVES : VIE – POÈTE 

Printemps 2025

 

 

Fernando Pessoa « l’innombrable ».

 

Par Mireille Diaz-Florian

 

(*)

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La malle de Fernando Pessoa

(À la mort de Pessoa en 1935, on découvre une malle qui contient 27 543 documents qui ne seront rendus public et mis à la disposition des chercheurs qu’en 1968.)

 

 

Emprunter le titre d’un ouvrage de Robert Bréchon, paru chez Bourgois en 2001, permet de rendre compte de la richesse de l’œuvre et de sa complexité. Ce recueil de conférences, de communications et d’articles publiés en revues condense diverses approches, que l’édition de la Pléiade, dirigée par Patrick Quillier, approfondit, examinant notamment la question des hétéronymes.

 

 « Tous ces auteurs, toutes ces œuvres, tous ces destins furent une seule multitude parce qu’ils sont tous nés de l’invention éclatée et proliférante d’une seule personne, l’anagraphique Fernando Pessoa, obscur employé d’une société commerciale de Lisbonne où il avait pour mission d’écrire des lettres en anglais. ». Ces propos pour désigner les hétéronymes sont ceux d’Antonio Tabucchi dans une anthologie parue en Italie.

 

Nous n’entrerons pas ici dans l’exégèse des nombreux hétéronymes qui apparaissent très tôt dans l’œuvre de Pessoa comme le Chevalier de Pas, chargé dans son enfance de lui raconter des histoires. J’ai déjà évoqué la célèbre lettre du 13 janvier 1935, adressée à Adolfo Casais Monteïro et largement commentée qui évoque une « farce » faite à Sa Carneiro. Mais force est de constater au-delà de cette confidence, que les textes d’Alberto Caeiro, Ricardo Reis, Alvaro de Campo et Bernardo Soares, l’auteur du Livre de l’Intranquillité, représentent la part essentielle de l’œuvre de Pessoa. Il ne sera pas question non plus de tenter d’éclaircir l’origine du phénomène d’hétéronymie, après l’avoir passé au crible de la psychologie, de la psychanalyse, de la philosophie, de l’ésotérisme dont Robert Bréchon souligne le caractère réducteur de chacune des interprétations.

 

Je choisirai les propos de Patrick Quillier qui déclare : « les hétéronymes sont avant tout des voix et des voix différentes, la plupart du temps aisément reconnaissables. C’est ainsi qu’ils constituent ce que Pessoa lui-même a appelé son « drama en gente », « son drame à l’intérieur d’une personne », un dispositif dramaturgique mettant en scène des personnages intérieurs.» J’adhère parfaitement à cette image théâtrale qui fait écho à ma lecture personnelle.

 


 

Alberto Caeiro

 

Pessoa évoque ainsi l’apparition de celui qui deviendra le Maître des hétéronymes : « - c’était le 8 mars 1914 - je m’approchai d’une haute commode et, prenant une feuille de papier, je me mis à écrire, debout, comme je le fais chaque fois que je le peux. Et j’ai écrit trente et quelques poèmes d’affilée dans une sorte d’extase dont je ne saurai définir la nature. Ce fut le jour triomphal de ma vie et je ne pourrais en connaître d’autres comme celui-là. Je débutai par un titre : O Guardador de Rebanhos. Et ce qui suivit ce fut l’apparition en moi de quelqu’un à qui j’ai tout de suite donné le nom d’Alberto Caeiro. »

 

Alberto Caeiro est décrit physiquement blond avec des yeux bleus. Il est dit qu’il « n’a presque pas d’instruction ». Il représente Le Maître dont les autres hétéronymes seront les disciples. La poésie de Caeiro se caractérise par une volonté de se détourner d’une tradition symboliste à laquelle pourtant Pessoa est relié. Le langage poétique doit être radicalement changé pour se situer, loin de la métaphore, à ras du réel. Ce que Pessoa appelle la « prose de (ses) vers » impose le refus des figures de style pour accéder à une poésie pure, naturelle. On peut penser que Pessoa s’inspire de Walt Whitman », l’auteur des Feuilles d’Herbe. Lorsque l’on tente de cerner la poésie de Caeiro, les termes de paganisme, de sensationisme reviennent pour synthétiser une approche tournée vers l’expérience sensible où le monde se révèle tel qu’il est. Une formule de Patrick Quillier l’illustre en ces termes : « Il inaugure un enracinement dans le terreau des sensations »  

 

Vouloir une correspondance entre la chose et le mot est une gageure, voire une contradiction. Caeiro le sait, il en joue et dès les premiers vers, crée une sorte de distance : « Je n’ai jamais gardé de troupeaux, /mais c’est tout comme si j’en avais gardé. /Mon âme est comme un berger, elle connaît le vent et le soleil/ et elle va guidée par la main des Saisons /toute à suivre et à regarder. » Pessoa dans un projet d’article parlera « d’abstraction concrète ». Robert Bréchon qui avoue avoir découvert Pessoa par les vers de Caeiro, dit qu’il s’agit pour « l’orthonyme » Pessoa, « englué dans son excès de vie intérieure », « d’une expérience libératrice ». On y découvre également un aspect polémique dans l’opposition à tout mysticisme. Ricardo Reis souligne dans l’œuvre de son maître « la nécessité de se libérer de vingt siècles de christianisme. » 

 

« Mais cela (pauvres de nous qui portons une âme habillée !)

Cela exige une étude approfondie,

Un apprentissage du désapprendre

Et une séquestration dans la liberté de ce couvent-là

Dont les poètes disent que les étoiles sont les nonnes

éternelles

Et les fleurs les pénitentes convaincues d’un seul jour,

Mais où, au bout du compte les étoiles ne sont rien qu’étoiles

Et les fleurs rien que fleurs

Ce pourquoi d’ailleurs nous les appelons étoiles et fleurs.» Poème XXIV  

 

L’œuvre de Caeiro comporte, outre Le Gardeur de Troupeau, le Berger amoureux et Les Poèmes non assemblés, dont Pessoa a déclaré dans une lettre de 1933 que sa « première intention » était de tous les publier « en un seul livre ». Certains ont été publiés en revues, Athena Presença… les autres de manière posthume. Patrick Quillier souligne que « le caractère aléatoire » de l’assemblage peut correspondre à un désir a priori de ne pas se soucier de la construction, de la même façon qu’il ne soucie pas de la rime (Poème XIV).

 

Le cycle du Berger amoureux qui ne comporte que quelques poèmes à la suite du Gardeur de troupeaux marque une rupture. L’amour introduit une faille dans son système philosophique. Son disciple Ricardo Reis parle « d’interlude inutile » dans l’œuvre de son maître. Campos proteste avec virulence contre la femme aimée qui en serait la destinataire. L’amour provoque le trouble dans l’univers d’Alberto Caeiro en brisant le lien avec la Nature, « heureux parce que de pure extériorité ». On peut bien sûr y voir un lien avec la vie de Pessoa qui à cette période a renoué puis rompu définitivement avec Ophélia, son unique amour. 

 

C’est en 1915 que s’achève l’œuvre de Caerio avec sa mort programmée par Pessoa. Le Maître laisse une œuvre minime que prolongent, chacun différemment ses disciples : « Ricardo Reis est le premier disciple attribué à Caeiro et, surtout, c’est de lui que va procéder Campos » (Patrick Quillier).

 

©Mireille Diaz-Florian


 

 

(*)

 

Lire la première partie de cet essai dans notre précédent numéro (hiver 2024) à cette même rubrique.

 

 

LE GARDEUR DE TROUPEAUX*

 

Extraits

 

I

 

Je n’ai jamais gardé de troupeaux

Mais c’est tout comme si j’en avais gardé.

Mon âme est comme un berger,

Elle connaît le vent et le soleil.

Et elle va guidée par la main des Saisons

Toute à suivre et à regarder.

La paix entière de la Nature sans personne

Vient s’asseoir à côté de moi.

Mais moi je demeure triste comme un coucher de soleil

Selon notre imagination,

Quand l’air fraîchit tout au fond de la plaine

Et que l’on sent que la nuit est entrée

Comme un papillon par la fenêtre.

 

Mais ma tristesse est tranquillité

Parce qu’elle est naturelle et juste

Et qu’elle est ce qui doit se tenir dans l’âme

Dès lors qu’elle pense qu’elle existe

Et que les mains cueillent des fleurs à son insu.

 

Comme un bruissement de sonnailles

Par-delà le tournant de la route,

Mes pensées sont contentes.

Il y a que j’ai mal de les savoir contentes,

Parce que, si je ne le savais pas,

Au lieu d’être contentes et tristes,

Elles seraient joyeuses et contentes

Penser gêne autant que marcher sous la pluie

Lorsque le vent s’accroît et que la pluie semble tomber

    plus fort.

 

Je n’ai pas plus d’ambitions que de désirs

Être poète n’est pas une ambition pour moi,

C’est ma façon d’être tout seul. (…)

(…)

 

VIII

 

Un beau midi de fin de printemps

Je fis un rêve tel une photographie.

Je vis Jésus-Christ descendre sur terre.

 

Il arriva par les coteaux d’un mont

Redevenu petit garçon,

Courant et cabriolant dans l’herbe

Et arrachant des fleurs pour les jeter aussitôt

Et riant de façon à être entendu de loin.

 

Il s’était échappé du ciel.

Il était nôtre par trop pour se travestir

 En deuxième personne de la trinité.

Au ciel, tout, oui, tout était faux, tout était en désaccord

Avec fleurs, arbres et pierres

Au ciel il lui fallait toujours maintenir son sérieux

Et de temps en temps redevenir homme

Et monter sur la croix, et rester toujours à mourir

Avec une couronne toute hérissée d’épines

Et les pieds embrochés par un clou à large tête,

Sans oublier une guenille autour de la taille

Comme les nègres sur les illustrations.

On ne lui permettait même pas d’avoir père et mère

Comme les autres enfants (…)

 

IX

 

Je suis un gardeur de troupeaux

Le troupeau, ce sont mes pensées

Et mes pensées sont toutes sensations.

je pense avec les yeux et avec les oreilles

Et avec les mains et les pieds

Et avec le nez et la bouche.

 

Penser une fleur c’est la voir et la respirer

Et manger un fruit c’est en savoir le sens.

 

C’est pourquoi lorsque par un jour de chaleur

je me sens triste    d’en jouir à ce point,

Et que je m’étends de tout mon long dans l’herbe,

Et que je ferme mes yeux brûlants,

Je sens mon corps entier étendu dans la réalité,

je connais la vérité et je suis heureux.

 

XIV

 

Je ne me soucie point des rimes. En aucun cas

Il n’y a deux arbres pareils, l’un à côté de l’autre.

Je pense et j’écris comme les fleurs sont en couleur

mais avec moins de perfection dans ma façon de

       m’exprimer

Parce qu’il me manque la simple simplicité

D’être tout entier mon propre extérieur seulement.

 

Je regarde et je m’émeus,

Je m’émeus comme l’eau court lorsque le sol est en pente,

Et ce que j’écris est naturel comme le surgissement du vent…

 

XXIII

 

Mon regard est bleu comme le ciel

Est calme comme les eaux sous le soleil.

Il est ainsi, bleu et calme,

Parce qu’il n’interroge pas plus qu’il ne s’étonne.

 

Si je m’interrogeais et m’étonnais

Il n’en naîtrait pas des fleurs nouvelles dans les prés

Et rien ne viendrait à changer dans le soleil afin de le

  rendre plus beau…

 

(Même s’il naissait des fleurs nouvelles dans le pré

Et si le soleil changeait pour être plus beau,

Moi j’en percevrais moins de fleurs dans le pré

Et trouverais plus moche le soleil…

Car tout est comme c’est et c’est ainsi, c’est tout,

Et moi j’accepte, sans pour autant remercier,

Pour ne pas savoir que j’y pense…

 

 

XLIV

 

Je me réveille en pleine nuit tout soudain

Et ma pendule occupe la nuit toute entière.

Je ne sens pas la nature là dehors.

Ma chambre est une chose obscure aux murs vaguement

   blancs.

Là dehors règne une paix profonde comme si rien

   n’existait.

Seule la pendule poursuit son maigre bruit.

Et cette petite chose à engrenage qui se trouve sur ma

   table

Étouffe toute l’existence de la terre et du ciel…

Je me perds quasiment à penser ce que cela signifie,

Mais je me retourne et me sens sourire dans la nuit du

   coin des lèvres,

Parce que la seule chose que ma pendule symbolise ou

   signifie

En remplissant de sa petitesse la nuit énorme,

C’est cette curieuse sensation de remplir la nuit énorme

De sa petitesse…

Et c’est une sensation curieuse car il n’y a que pour moi

   qu’elle remplit la nuit

De sa petitesse…

 

 ***

 

POÈMES NON ASSEMBLÉS

 

La nuit tombe, la chaleur se délite un peu,

Je suis lucide comme si je n’avais jamais pensé,

Comme si j’avais pris racine, liaison directe avec la terre,

Non plus cette liaison au second degré que l’on appelle la

       vue,

La vue par laquelle je me sépare des choses,

Et me rapproche des étoiles et de choses éloignées-

Je fais erreur : car le lointain n’est pas le prochain,

Et le rapprocher c’est me tromper moi-même.

 

*

 

 

Dernière étoile à disparaître avant le jour,

Je pose sur ton blanc et scintillant bleuissement mes yeux

       tranquilles,

Et je te vois indépendamment de moi,

Joyeux de ce discernement que j’ai de pouvoir te voir

Sans le moindre « état d’âme » sinon te voir.

Ta beauté pour moi réside en ce que tu existes.

Ta grandeur, en ce que tu existes entièrement hors de moi.

 

 

***

 

 

LE BERGER AMOUREUX

 

II

 

Elle s’en va bien loin dans le ciel la lune du printemps.

Je pense à toi et tout au fond de moi, je sais, je suis

    complet.

 

À travers les vagues champs jusqu’à moi court une brise

    légère.

Je pense à toi, je murmure ton nom, et je ne suis pas moi :

    je suis bonheur.

 

Demain tu viendras, tu iras cueillir des fleurs   

    dans la campagne 

Et j’irai avec toi à travers champs te voir cueillir des

    fleurs.

 

Oui, je te vois déjà demain cueillant des fleurs avec moi à

    travers champs,

Mais lorsque tu viendras demain et iras avec moi dans la

    réalité cueillir des fleurs,

ce sera joie et vérité pour moi.

   

 

 

Une vie, un poète : Fernando Pessoa

Par Mireille Diaz-Florian (2e partie)

Francopolis - Printemps 2025

 

Créé le 1er mars 2002