LE GARDEUR
DE TROUPEAUX*
Extraits
I
Je n’ai jamais gardé de
troupeaux
Mais c’est tout comme si j’en
avais gardé.
Mon âme est comme un berger,
Elle connaît le vent et le
soleil.
Et elle va guidée par la main
des Saisons
Toute à suivre et à regarder.
La paix entière de la Nature
sans personne
Vient s’asseoir à côté de moi.
Mais moi je demeure triste
comme un coucher de soleil
Selon notre imagination,
Quand l’air fraîchit tout au
fond de la plaine
Et que l’on sent que la nuit
est entrée
Comme un papillon par la
fenêtre.
Mais ma tristesse est
tranquillité
Parce qu’elle est naturelle et
juste
Et qu’elle est ce qui doit se
tenir dans l’âme
Dès lors qu’elle pense qu’elle
existe
Et que les mains cueillent des
fleurs à son insu.
Comme un bruissement de
sonnailles
Par-delà le tournant de la
route,
Mes pensées sont contentes.
Il y a que j’ai mal de les
savoir contentes,
Parce que, si je ne le savais
pas,
Au lieu d’être contentes et
tristes,
Elles seraient joyeuses et
contentes
Penser gêne autant que marcher
sous la pluie
Lorsque le vent s’accroît et
que la pluie semble tomber
plus fort.
Je n’ai pas plus d’ambitions
que de désirs
Être poète n’est pas une
ambition pour moi,
C’est ma façon d’être tout
seul. (…)
(…)
VIII
Un beau midi de fin de
printemps
Je fis un rêve tel une
photographie.
Je vis Jésus-Christ descendre
sur terre.
Il arriva par les coteaux d’un
mont
Redevenu petit garçon,
Courant et cabriolant dans
l’herbe
Et arrachant des fleurs pour
les jeter aussitôt
Et riant de façon à être
entendu de loin.
Il s’était échappé du ciel.
Il était nôtre par trop pour se
travestir
En deuxième personne de la trinité.
Au ciel, tout, oui, tout était
faux, tout était en désaccord
Avec fleurs, arbres et pierres
Au ciel il lui fallait toujours
maintenir son sérieux
Et de temps en temps redevenir
homme
Et monter sur la croix, et
rester toujours à mourir
Avec une couronne toute
hérissée d’épines
Et les pieds embrochés par un
clou à large tête,
Sans oublier une guenille
autour de la taille
Comme les nègres sur les
illustrations.
On ne lui permettait même pas
d’avoir père et mère
Comme les autres enfants (…)
IX
Je suis un gardeur de troupeaux
Le troupeau, ce sont mes
pensées
Et mes pensées sont toutes
sensations.
je pense avec les yeux et avec
les oreilles
Et avec les mains et les pieds
Et avec le nez et la bouche.
Penser une fleur c’est la voir
et la respirer
Et manger un fruit c’est en
savoir le sens.
C’est pourquoi lorsque par un
jour de chaleur
je me sens triste d’en jouir à ce point,
Et que je m’étends de tout mon
long dans l’herbe,
Et que je ferme mes yeux
brûlants,
Je sens mon corps entier étendu
dans la réalité,
je connais la vérité et je suis
heureux.
XIV
Je ne me soucie point des
rimes. En aucun cas
Il n’y a deux arbres pareils,
l’un à côté de l’autre.
Je pense et j’écris comme les
fleurs sont en couleur
mais avec moins de perfection
dans ma façon de
m’exprimer
Parce qu’il me manque la simple
simplicité
D’être tout entier mon propre
extérieur seulement.
Je regarde et je m’émeus,
Je m’émeus comme l’eau court
lorsque le sol est en pente,
Et ce que j’écris est naturel
comme le surgissement du vent…
XXIII
Mon regard est bleu comme le
ciel
Est calme comme les eaux sous
le soleil.
Il est ainsi, bleu et calme,
Parce qu’il n’interroge pas
plus qu’il ne s’étonne.
Si je m’interrogeais et
m’étonnais
Il n’en naîtrait pas des fleurs
nouvelles dans les prés
Et rien ne viendrait à changer
dans le soleil afin de le
rendre plus beau…
(Même s’il naissait des fleurs
nouvelles dans le pré
Et si le soleil changeait pour
être plus beau,
Moi j’en percevrais moins de
fleurs dans le pré
Et trouverais plus moche le
soleil…
Car tout est comme c’est et
c’est ainsi, c’est tout,
Et moi j’accepte, sans pour
autant remercier,
Pour ne pas savoir que j’y
pense…
XLIV
Je me réveille en pleine nuit
tout soudain
Et ma pendule occupe la nuit
toute entière.
Je ne sens pas la nature là
dehors.
Ma chambre est une chose
obscure aux murs vaguement
blancs.
Là dehors règne une paix
profonde comme si rien
n’existait.
Seule la pendule poursuit son
maigre bruit.
Et cette petite chose à
engrenage qui se trouve sur ma
table
Étouffe toute l’existence de la
terre et du ciel…
Je me perds quasiment à penser
ce que cela signifie,
Mais je me retourne et me sens
sourire dans la nuit du
coin des lèvres,
Parce que la seule chose que ma
pendule symbolise ou
signifie
En remplissant de sa petitesse
la nuit énorme,
C’est cette curieuse sensation
de remplir la nuit énorme
De sa petitesse…
Et c’est une sensation curieuse
car il n’y a que pour moi
qu’elle remplit la nuit
De sa petitesse…
***
POÈMES NON ASSEMBLÉS
La nuit tombe, la chaleur se
délite un peu,
Je suis lucide comme si je
n’avais jamais pensé,
Comme si j’avais pris racine,
liaison directe avec la terre,
Non plus cette liaison au
second degré que l’on appelle la
vue,
La vue par laquelle je me
sépare des choses,
Et me rapproche des étoiles et
de choses éloignées-
Je fais erreur : car le
lointain n’est pas le prochain,
Et le rapprocher c’est me
tromper moi-même.
*
Dernière étoile à disparaître
avant le jour,
Je pose sur ton blanc et
scintillant bleuissement mes yeux
tranquilles,
Et je te vois indépendamment de
moi,
Joyeux de ce discernement que
j’ai de pouvoir te voir
Sans le moindre « état
d’âme » sinon te voir.
Ta beauté pour moi réside en ce
que tu existes.
Ta grandeur, en ce que tu
existes entièrement hors de moi.
***
LE BERGER
AMOUREUX
II
Elle s’en va bien loin dans le
ciel la lune du printemps.
Je pense à toi et tout au fond
de moi, je sais, je suis
complet.
À travers les vagues champs
jusqu’à moi court une brise
légère.
Je pense à toi, je murmure ton
nom, et je ne suis pas moi :
je suis bonheur.
Demain tu viendras, tu iras
cueillir des fleurs
dans la campagne
Et j’irai avec toi à travers
champs te voir cueillir des
fleurs.
Oui, je te vois déjà demain
cueillant des fleurs avec moi à
travers champs,
Mais lorsque tu viendras demain
et iras avec moi dans la
réalité cueillir des fleurs,
ce sera joie et vérité pour
moi.
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