cœur poétique

UNE VIE, UN POÈTE


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Sôseki ou le cœur poétique


« Quand on malaxe la farine pour pétrir de la pâte, elle est au départ trop fine et les baguettes ne rencontrent aucune résistance pour leur mouvement ; mais si l’on est patient, elle prend peu à peu de la consistance, et la main qui pétrit s’alourdit.. Si l’on continue à malaxer, il arrive un moment où l’on ne peut plus tourner. C’est, à la fin, la pâte, qui sans qu’on le demande, colle à vos baguettes. Faire de la poésie, c’est justement cela. » (Oreiller d’herbes de Sôseki)


Kinosuke Natsume (1867-1916) plus communément appelé Sôseki naquit à Edo et mourut à Tokyo, même ville dont seul le nom a changé. En effet, Edo est devenue Tokyo le 23 octobre 1868, et ce, huit mois seulement après la naissance de Sôseki, né un 9 février 1867. Le Japon entrait en effet dans l’ère Meiji, bondissant d’un système moyenâgeux à l’état de nation moderne.

Pour découvrir la biographie de Sôseki, je vous dépose ce lien
http://nezumi.dumousseau.free.fr/japon/soseki.htm


Sôseki est le nom de plume qu’il s’est choisi dont les kanji japonais signifient « obstiné ».
En haïku, en effet, comme en poésie ou en littérature, on a pour habitude de se choisir un nom de plume aidant à prendre son envol et qui reflète un miroir intérieur en son jardin secret nous donnant la clé pour le partager au jardin public qu’est l’écriture.
Deux façons différentes existent pour nommer les haïkistes japonais, la première en ne donnant que le nom de plume, ici Sôseki, la seconde en mettant le nom de famille avant le nom de plume, soit, Natsume Sôseki.

Mais le plus souvent, seul le nom de plume reste et c’est ce choix que je suivrai dorénavant au fil de cette rencontre.
Comme Edo devenue Tokyo à cause de l’histoire du Japon, Kinosuke Natsume devient Sôseki grâce aux rituels de la littérature !

Pour ceux qui sont attentifs, vous noterez que j’ai commis un léger écart au départ en vous donnant son vrai prénom, Kinosuke, mais logiquement, ces prénoms restent aux oubliettes, remplacés par le nom de plume, et j’avoue ne l’avoir découvert, ce prénom, que dans le but de ce billet pour « Une vie, un poète »

Le point qui m’intéresse principalement dans l’histoire de Sôseki est sa rencontre avec Shiki qui lui a ouvert le chemin du haïku
J’aimerais en effet vous faire découvrir la naissance du haïku et un choix des haïkus de Sôseki, un de ses côtés les plus obscurs, les plus intimes et qui pourtant éclaircit son visage intérieur et coule dans tous ses romans tout en vous parlant de deux autres romans qui m’ont particulièrement touchée Oreiller d’herbes et Je suis un chat.

Kinosuke Natsume rencontra donc Shiki (à l’origine du terme « haïku ») durant leurs études communes en 1887.
En 1888, il prit pour nom de plume Sôseki, très influencé par l’aura de Shiki (1867-1902) qui oeuvra à l’envol du haïku contemporain et lui enseigna cet art si subtil.
Shiki reconnaît en Sôseki un poète moderne et dit de lui :

« Sôseki a écrit ses premiers haïkus en 1895. Dès le début, j’ai décelé une originalité dans l’invention. Parmi ceux qui font preuve d’innovation, nombreux sont les poèmes qui n’appartiennent qu’à lui. »

Pour Shiki - et là je cite Akiyama Yutaka, l’éditeur des œuvres complètes de Sôseki au Japon - l’originalité des haïkus Sôseki réside également dans « le sens du comique, l’utilisation de mots chinois, le recours à des termes de la langue vulgaire, l’insertion d’expressions inhabituelles, et le fait qu’en même temps les haïkus de Sôseki ne sont en aucun cas seulement humoristiques ou singuliers, ceux qui sont puissants le sont infiniment, ceux qui sont graves le sont jusqu’à la limite. (…) Les appréciations de Shiki concernent les haïkus composés avant 1896 (Meiji 29), mais les caractéristiques évoquées imprègnent l’ensemble de la production de Sôseki. »

Aux lecteurs intéressés, je conseille l’intéressante préface d’Akiyama Yutaka, accompagnant le recueil Haïkus de Sôseki, aux éditions Philippe Picquier, avec une traduction d’Elisabeth Suetsugu.

Sôseki a écrit plus de 2500 haïkus.


Son recueil Haïkus mêle un choix de 135 haïkus illustrés de peintures et de calligraphies en un ensemble offrant une meilleure connaissance de la sensibilité de Sôseki.

Ces quelques fleurs, lecteur, les voici déposées au creux de tes mains en un bouquet choisi. J’espère que ton cœur les adoptera.

 

 


1
Remplissez son cercueil
De tous les chrysanthèmes du monde
Autant que la terre peut en fleurir


2
Le cœur offert au ciel
Les fleurs de la mort
Au bord du chemin

3
Humble village
Sans avenir sans passé
Histoire de fleurs

4
Une maison
Perce dans le silence

Le secret de la neige

5
Aux feuille mortes
Que je voudrais brûler
Déjà la grêle se mêle

6
Mon amour a la couleur de la nuit
Couleur des ténèbres
Que vient visiter la lune

7
Les fleurs sont tombées
Des pétales déchirés le courant a emporté
Jusqu’à l’ombre

8
J’aimerais renaître
Si c’était possible aussi modeste
Qu’une violette

9
Sous mes yeux près de mon pinceau
Une libellule s’est posée
Quelle âme accompagnait-elle ?

10
L’ami s’en est allé
En rêve
La Voie Lactée

11
Nostalgie m’enveloppe
Pour le temps poétique
Robe de papier

12
J’ai froid au cœur
Trois notes de shamisen
Inexplicablement mon cœur se glace

13
Lumière éteinte
Du ciel limpide une étoile se détache
Et entre par la fenêtre

14
Entre les feuilles du volubilis
Un reflet
Les prunelles du chat

15
Ombre sur l’herbe douce
Le rêve du chien endormi s’élève
Comme brume légère

16
Sur mes entrailles
Le bouillon de riz
Verse trois gouttes de printemps

17
Vent d’automne colore les feuilles
Est-ce lui qui a posé sur ma tête
Le premier cheveu blanc

18
Les hommes meurent
Les hommes vivent
Passent les oies sauvages

19
L’automne s’en va coule le temps
Seuls demeurent
Les nuages

20
L’année s’en va
Le chat demeure
Sur mes genoux blotti

La traductrice Elisabeth Tsuetsugu s’est basée sur l’édition la plus récente des Œuvres complètes de Sôseki publiées par Akiyama Yutakata et plus particulièrement sur le Volume 17 contenant sa poésie.
Elisabeth Tsuetsugu tenait à donner quelques pécisons quant au parti pris de la traduction :

« L’absence (ou presque) de ponctuation est intentionnelle, de même que le non recours aux interjections, pour éviter de figer la lecture et tenter plutôt d’infléchir la sensibilité vers une impression, un paysage, une interprétation.

Il est en effet extrêmement délicat de chercher à traduire cet autre élément fondamental que sont les kireji, littéralement « signes de coupe », qui ne sont ni des pauses ni des césures, et dont les plus fréquemment utilisés sont ya, kana, ker et bien d’autres encore, car ils sont susceptibles, ya tout particulièrement, de servir à évoquer les nuances les plus diverses : intensité, doute, souhait, émotion, ordre, antiphrase… toujours placé en fin de haïku, kana est une sorte de « point d’orgue », permettant à l’émotion de vibrer au cœur de celui qui a composé le poème, ainsi que de résonner dans le cœur de celui qui les lit.

Un mot enfin à propos de la contrainte métrique. Le haïku obéit à des normes strictes, le rythme 5- 7- 5, qui puise son véritable sens dans le génie de la langue japonaise. Force nous est d’avouer que le respect de ces normes n’a pas été notre souci majeur. »

La première fleur cueillie pour vous :

Remplissez son cercueil
De tous les chrysanthèmes du monde
Autant que la terre peut en fleurir

fait écho à Bashô

Que la tombe aussi remue
N’entends-tu pas mes pleurs
Que porte le vent d’automne


Cet haîku de Bashô s’est lové dans l’âme de Sôseki. Lorsque la femme de ce dernier mourut, un pétale comme tombé des pleurs de la tombe de Bashô glissa des doigts de Sôseki pour naître ainsi se déposant en bouquet, en miroir de cœur sur la tombe de son aimée. Tombe comme un arbre qui toujours fleurira tant que la terre fleurira, tant que la terre respirera.

Chaque haïku de Sôseki porte ainsi un cœur intime dont nous recevons le reflet, la couleur, dont le secret vient se nicher en notre histoire, résonner en notre pays intérieur.

Sôseki lui-même livre ses émotions, sa pensée autant dans les haïkus qu’il écrit, que dans des œuvres comme Oreiller d’herbes (paru en 1906 au Japon sous le titre Kusamakura et plus tard, pour les lecteurs français, aux éditions Rivages poche dans la collection « bibliothèque étrangère », traduit par René de Ceccaty et Ryu Nakamura) où il tourne autour de ses haïkus, devient fleuve poétique. Ecoutons son flux :

« Le poète a le devoir de disséquer lui-même son propre cadavre et de rendre publics les résultats de son autopsie. Il y a, pour cela, divers moyens. Mais le plus simple est de résumer en dix-sept syllabes tout ce qu’on trouve à portée de sa main. Les dix-sept syllabes constituent la structure poétique la plus commode à maîtriser : on peut l’appliquer aisément en se lavant le visage, en allant aux toilettes, en prenant le train. La facilité de l’usage des ces dix-sept syllabes implique celle de devenir poète : il ne faut pas mépriser cette activité sous prétexte qu’elle est trop accessible et que la poésie exige une sorte d’initiation. Je pense que la commodité est au contraire une vertu qu’il convient de respecter. Supposons que l’on soit en colère : la colère prend aussitôt la forme de dix-sept syllabes. Sa transmutation en dix-sept syllabes en fait la colère d’un autre. Une même personne ne peut pas en même temps se mettre en colère et composer un haïku. On verse des larmes. On métamorphose ces larmes en dix-sept syllabes. On en ressent un bonheur immédiat. Une fois réduites en dix-sept syllabes, les larmes de douleur vous ont déjà quitté et l’on se réjouit de savoir qu’on a été capable de pleurer. » Oreiller d’herbes


Oreiller d’herbes est très personnel dans son approche poétique des sensations mais aussi son sens de l’humour, de l’auto dérision mettant en retrait son auteur tout en l’encerclant, un peu comme un immense haïku. En effet, dans le haïku l’auteur reste en dehors de son poème, et pourtant se cache dans l’intériorité de son poème, dévoilant l’originalité de son regard en créant un « instantané poétique » reflété, rebondissant dans tous les autres regards…
Si je compare Oreiller d’herbes à un haïku, c’est que Sôseki l’a lui-même comparé à un « roman haïku »
Le titre même de ce roman vient d’un expression couramment utilisée dans la poésie japonaise classique.
Oreiller d’herbes en japonais s’écrit Kusamakura, il est lié aux mots « voyage », « rosée », « lier », c’est un terme rattaché à d’autres, ce qui est très courant dans la poésie japonaise car « «l'oreiller de certaines herbes (liées)» possédait, selon la croyance, le pouvoir d'exorciser le mauvais esprit dans une auberge. »
Et l’histoire commence en effet dans une auberge, et l’esprit de l’auteur vagabonde dans des sortes d’espaces brumeux, de clair obscur d’où jaillissent rêves ou ombres fantômatiques puis, revenant à lui, l’esprit se dégage des ombres, du mouvement fleuve de l’imaginaire et poétise sa pensée, tel ce passage livré à vos esprits :


« Le coin du toit près de ma chambre m’empêcha de suivre des yeux cette silhouette de femme grande qui disparaissait lentement. Avec pour tout vêtement la robe de chambre de l’auberge, je m’agrippai à la porte coulissante, hébété, et lorsque je repris mes sens, je constatai que le printemps était frais au cœur des montagnes. En tout cas, j’ai regagné la tanière de mon lit que j’avais délaissée et je me suis mis à ruminer. Je sortis ma montre à gousset de sa cachette, sous l’oreiller. Je la remis sous l’oreiller et repris le cours de mes réflexions. Ce ne peut être un monstre : c’est un être humain, et si c’est un être humain, c’est une femme.(…) Quoiqu’il en soit j’ai du mal à trouver le sommeil. Même ma montre à gousset sous l’oreiller commence à bavarder. Jamais le tic-tac ne m’a gêné, mais cette nuit justement, elle me parle, comme si elle me sommait de réfléchir et me dissuadait de m’endormir. Intolérable.
Si l’on voit des choses effrayantes sous leur aspect de choses effrayantes, elles deviennent poèmes. Si l’on considère des événements terribles séparément de soi-même, simplement en eux-mêmes, en tant qu’événements terribles, ils deviennent tableaux.. Si les cœurs brisés ont le statut de sujets artistiques, c’est pour cette raison ; Ils deviennent une matière pour la littérature et pour l’art à partir du moment où l’on oublie la douleur même et où l’on imagine devant soi objectivement ce qui peut loger la tendresse., la nostalgie, la mélancolie, en d’autres termes, l’épanchement des cœurs brisés. Il y a des gens qui s’inventent un mal d’amour inexistant, qui se forcent à souffrir et s’en délectent. Les êtres ordinaires les prennent pour des imbéciles ou des fous. Mais tracer soi-même le contour du malheur et s’y complaire, cela équivaut exactement - du point de vue artistique - à peindre des paysages de montagnes et de rivières qui n’existent pas et à se divertir d’un monde fantastique.(…) On peut alors définir l’artiste comme celui qui supprime, parmi les quatre angles du monde, celui qui s’appelle le bon sens et ne vit qu’entre trois angles. »
Oreiller d’herbes

Pour mieux saisir encore le fin humour de Sôseki et son passage fluide de la prose poétique au poème, tout en gardant à son habitude cette sorte de détachement de soi voici cet autre morceau de choix :

« Je repose la tête sur le rebord de la baignoire et je laisse flotter mon corps dans l’eau transparente où la résistance est la moindre. Mon âme commence à ondoyer mollement comme une méduse. Si telle était la vie, comme elle serait agréable ! Je débloque le verrou du discernement et je tire le loquet de l’attachement. Advienne que pourra, me dis-je en me confondant toute entier avec le bain. En flottant, on échappe aux souffrances de la vie. Abandonner son âme flottante au flux, n’est-ce pas plus précieux que de devenir un disciple du Christ ? Selon ce raisonnement, le noyé est un homme de goût. (…) L’Ophélie de Millais est peut-être une réussite, mais je doute que son esprit soit situé au même endroit que le mien. Millais est Millais, et moi je suis moi. J’aimerais donc peindre un noyé raffiné, conformément à mon goût personnel. Le visage qu’il me faudrait ne me vient pas aisément à l’esprit.
En laissant flotter mes membres, j’essaie de composer une ode au noyé :

S’il peut, tu te mouilleras
S’il givre, tu auras froid
Sous terre, il doit faire sombre
Si tu flottes, sur les vagues
Si tu plonges, sous les vagues
Si c’est l’eau du printemps, tu ne souffriras pas

Je me le récitais à voix basse, en flottant distraitement, et j’entendis alors, venu d’on ne sait où, le son du shamisen (…) A l’époque, j’avais coutume de trouver une place dans ces herbes, juste pour y glisser mes genoux, et m’y tenir immobile. Mon emploi du temps, à l’époque, me permettait de contempler ces trois pins et de respirer le parfum de ces herbes, en écoutant le chant de Mademoiselle Okura, au loin. (…)
Est-ce que ces trois pins conservent toujours cette gracieuse apparence ? La lanterne a dû s’écrouler. Ces herbes de printemps se souviennent-elles de l’homme qui était assis ici autrefois ? Même à l’époque, nous ne nous sommes rien dit, alors comment pourraient-elles maintenant me reconnaître ? La chanson que Mademoiselle Okura chantait chaque jour, elles ne doivent pas s’en souvenir.
A mesure que le son du shamisen déployait à mes yeux un paysage inattendu, je me trouvais devant le bon vieux temps et je finissais par redevenir un enfant immature vivant dans un autrefois d’il y a vingt ans.
La porte de la salle de bain s’ouvrit soudain discrètement. »
Oreiller d’herbes

***
Je suis un chat est publié au Japon en 1905 sous le titre Wagahai ha neko de aru. Pour la France il paraît aux éditions Gallimard dans la collection Connaissance de l’Orient avec une traduction de Jean Cholley Il fit connaître Sôseki au grand public et lui donna le loisir de ne plus enseigner et de ne vivre enfin que de sa passion, la littérature et la poésie.

Ce roman avait été publié en feuilleton dans la revue Hototogisu (Le Coucou) fondée en 1897 organe officiel de l’université où Sôseki et Shiki étudiaient avec le journal Nihon (créé en 1893) où fleurissait une rubrique de haïku au sein du mouvement littéraire du « croquis pris sur le vif » De 1900 à 1903 Sôseki dû partir en Angleterre pour enseigner la littérature anglaise. Il a notamment traduit un roman de Laurence Sterne qui inspira beaucoup Je suis un chat et goûta fort à l’humour nonsensique anglais des auteurs comme Swift, De Foe. Hofmann. On pense aussi au Chat Murr d’Hoffmann, et plus tard, Claude Roy écrira dans un tout autre genre « Le chat qui parlait malgré lui ».
En lisant l’humour nonsensique de Sôseki je ne peux m’empêcher, grande adoratrice que je suis, de faire un lien avec Lewis Carroll (1832-1898) que Sôseki a sûrement lu et apprécié.
Dans ce roman, Kushami, un professeur de littérature anglaise ressemblant à Sôseki, adopte un chat qui n’a pas de nom puisque le roman s’ouvre sur cette phrase
« Je suis un chat. Je n’ai pas encore de nom »
C’est le chat qui parle et devient le témoin de la vie, de la pensée de son maître et de son entourage, mais aussi de la vie des lettrés et de la société japonaise.
« Si vous voulez comprendre le Japon, identifiez-vous au chat de Sôseki. » (Extrait de la présentation de l’éditeur du roman)
Je vous livre quelques passages de la préface de Jean Cholley :
« Il manquait à la littérature japonaise un livre d’humour véritable (…) Je suis un chat comble à lui seule cette lacune avec un rare bonheur et suffit amplement à démentir l'opinion si répandue selon laquelle les Japonais manquent d'humour». (Jean Chollley, traducteur et préfaceur du roman)
« Tous ces personnages s’agitent sous l’œil froid et amusé d’un chat qui fait preuve d’une étonnante maturité dès son arrivé chez le professeur Kushami. Sôseki, mis en nourrice peu après sa naissance par ses parents qu’il retrouve seulement huit ans plus tard sans même savoir qu’ils constituaient sa vraie famille, était lui aussi un chat errant qui se sentait plus ou moins adulte à sa naissance, entré un peu par hasard dans un monde dont la frivolité le faisait souffrir. »
« Le ton général de l’ouvrage est celui du haïkaï, poème de contenu comique particulièrement en l’honneur à l’époque de l’Edo (…) il suit avec bonehur la veine d’un genre de poésie populaire dérivé du haïku. »
Ah, nous retrouvons le haïku et un écho de ce fameux rappel de Sôseki sur sa volonté d’écrire un « roman-haïku »
Chat et haïku ont en commun cet art de la contemplation, ce jaillissement impromptu et l’écoute du silence qui fourmille de petites notes ne demandant qu’à être perçues.
Dans le haïku, palpitent les notes du rêve, le pouls de l’âme, le paysage du cœur. Ainsi que le chat, hop, d’un bond il attrape sa proie pour la réduire en quelques mots avec lesquels on jouera longtemps, en un met savoureux dont la corde nous livrera encore les accords. Miettes d’un rêve ouvert…
Petits passages puisés dans les premières pages de Je suis un chat

« Ce fut probablement mon premier regard sur ce qu’on appelle « l’homme ». J’eus à ce moment-là le sentiment que c’était une chose bien étrange, sentiment que je garde encore maintenant. D’abord le visage qui aurait dû être couvert de poils était lisse comme une bouilloire. J’ai rencontré beaucoup de chats par la suite mais je n’ai jamais revu pareil estropié.»

« Mon maître et moi nous trouvons rarement face à face. Il paraît qu’il est professeur. Quand il revient de l’école, il s’enferme dans son bureau pour le reste de la journée et n’en sort presque pas. Sa famille le prend pour un homme très studieux. Lui fait semblant de l’être, mais en réalité ce n’est pas le travailleur que l’on croit ici. De temps en temps je me glisse à pattes de chat dans son bureau pour jeter un coup d’œil et je le trouve souvent entrain de faire un petit somme. Parfois il bave sur un livre qu’il a commencé à lire. Il a l’estomac malade ce qui lui donne un teint couleur jaune clair, et son attitude est faite de raideur et de lourdeur. Quand il a avalé son copieux repas il prend de la Taka-diatase , puis il ouvre un livre. Au bout de deux ou troid pages, il s’endort et bave sur le livre. Programme habituel qui se répète chaque soir. Tout chat que je sois, il m’arrive de penser : un professeur a vraiment une vie heureuse. Si je renaissais en homme, je voudrais n’être que professeur. Si on peut occuper un emploi en dormant autant, un chat aussi en est capable. Et malgré cela, d’après mon maître, il n’y a rien de plus pénible que ce métier de professeur, et chaque fois que ses amis viennent chez lui, il grogne sur une chose ou une autre.
Quand je suis etré dans cette maison, personne ne m’appréciait, à part mon maître. J’essuyais des rebuffades de partout où j’allais, et personne ne voulait de ma compagnie. Le fait qu’on ne m’apas encore donné de nom montre à quel point j’ai été négligé. Je m’y suis résigné et j’ai fait mon possible pour rester près de mon maître., car c’est lui qui m’a laissé entrer dans sa maison. Le matin quand il lit le journal, je monte toujours sur ses genoux. Quand il fait un somme, je grimpe sur son dos. Cela ne veut pas dire que j’aie de l’affection pour lui, mais comme je n’ai personne pour s’occuper de moi, vers qui puis-je me réfugier ? »

Sôseki Je suis un chat


Pour finir, une petite bibliographie portative de ses livres parus en France :


- Le pauvre cœur des hommes, tr. H. Daigaku & G. Bonneau, Gallimard, 1957 (1987).
- Je suis un chat, tr. J. Cholley, Gallimard, 1978.
- Oreiller d’herbes, tr. R. de Ceccaty & R. Nakamura, Rivages, 1987.
- La Porte, tr. C. Atlan, Picquier, 1987.
- Dix rêves, tr. A.Rocher, in Anthologie de nouvelles japonaises contemporaines II, Gallimard, 1989.
- Le 210e jour, tr. R. de Ceccaty & R.Nakamura, Rivages, 1990.
- Sanshiro, tr. J.-P. Liogier, Picquier, 1990.
- Le Voyageur, tr. R. de Ceccaty & R. Nakamura, Rivages, 1991.
- Les Herbes du chemin, tr. E. Suetsugu, Picquier, 1992.
- Botchan, tr. H. Morita, Le Serpent à plumes, 1993.
- A travers la vitre (récits), tr. R. de Ceccaty & R.Nakamura, Rivages, 1993.
- Clair-Obscur, tr. R. de Ceccaty & R. Nakamura, Rivages, 1993.
- A l’équinoxe et au-delà, tr. H. Morita, Le Serpent à plumes, 1995.
- Haltes en Mandchourie et en Corée , précédés de textes londoniens, tr. E. Suetsugu & O. Jamet, La Quinzaine Louis Vuitton, 1997.
- Petits contes de printemps, tr. E. Suetsugu, Picquier, 1999.
- Le Mineur, tr. H. Morita, Le Serpent à plumes, 2000.
- Choses dont je me souviens, tr. E. Suetsugu, Picquier, 2000.
- Haikus, tr. E. Suetsugu, Picquier, 2001.
- Et puis, tr. H.Morita, Le Serpent à plumes, 2003.


Je ne peux vous quitter sans vous offrir le partage d’une dernière pépite d’un poème de Sôseki, sortie de son écrin de mots pour devenir haïku (et flash du titre de cet article)


Je ne suis pas mort
Mon cœur est poétique
Je me repose

Sôseki (cueilli dans Choses dont je me souviens)

Pour continuer la promenade lisez son reflet "Fenêtre ouverte sur le haïku"

 


Juliette Clochelune
pour Francopolis
février 2007

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Créé le 1 mars 2002

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