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Printemps 2025
Lucia
Eniu : La
poupetterie (extrait
du roman éponyme). Traduit
du roumain par l’autrice (*) La couverture du livre, paru en roumain sous le
titre Păpuşarniţa (La Poupetterie) aux éditions
Leviathan (2024). |
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Le
moulin de Zane s’élève sur une montagnette, la Bouche du moulin, bordée au
nord d’un rideau de sapins et largement ouverte vers le sud, pareil au corps
d’une femme en train d’accoucher. La rivière jaillit du rocher claire et
joyeuse, glissant sur les cailloux qu’une main de géant semble avoir jetés au
hasard. La journée touche à sa fin et le ciel s’allume au-dessus du moulin.
De longues traînées sanglantes fendent l’horizon. Les silhouettes des sapins
tirées par des ficelles invisibles ressemblent à un cortège de démons prêts à
chasser un voyageur peureux qui ne connaît pas la région. Attachée
au moulin par un petit pont étroit en bois de chêne, la demeure de Zane,
appelée aussi la Maison du Moulin, est ouverte à tous et à tout moment de la
journée. Éclairée par des lampes, elle sert à la fois de logis et d’espace de
travail. C’est là que le meunier reçoit ses hôtes venus de partout et ses
clients, les paysans qui vivent dans les demeures des villages voisins
répandues au fond des vallées, bâties sur les collines, perchées sur des
rochers et cachées derrière les vieux arbres. Là, au cœur de la montagne,
bien loin de toute civilisation moderne, l’électricité pourrait passer pour
un affront fait à ce mode de vie archaïque que Zane considère comme une
religion. Une religion animiste qui s’érige entre le soleil et le vent. Le
meunier sourit à tous ceux qui cherchent à le persuader de douter de ses
convictions, tout en essayant de l’amadouer de plaidoyers en faveur de la vie
citadine pleine de bonnes choses et d’une noble insouciance. Lui aussi il
connaît bien les activités et les usances des citadins, il a vu et entendu
tant de choses, il a connu des gens, a traversé bien des villes dans sa
jeunesse et, pourtant, il n’aurait pas pu vivre là, avec quelques arbres et
beaucoup de poussière et de bruit. Les grands sapins de la Bouche du moulin,
l’air pur, l’eau froide et claire ne pourraient jamais cohabiter avec le
grouillement des voitures qui s’insinuent parmi les grands immeubles et
s’écoulent sans cesse sur les rubans d’asphalte. Voilà ce qu’il répète,
chaque fois qu’il reçoit des visiteurs, que ce soit des touristes ou des
clients. La plupart des gens le regardent avec réticence, ébahis par les
paroles de ce solitaire étrange vieux comme Mathusalem et doutant qu’il sache
ce que la civilisation veut dire. Le monde, au-delà de la montagne, suit son
cours, traverse les décennies et entre, radieux et arrogant, dans de
majestueuses époques. Quant à lui, Zane continue à nourrir son moulin,
remplissant de grains sa bouche pierreuse. Le moulin les moud et les transmue
en poudre fine. Sa farine, comme on le sait, n’a pas son pareil dans la
contrée. La
nuit vient de tomber, mais on n’aperçoit aucune étoile au-dessus des sapins.
La pluie pourrait commencer à tout moment, le temps est changeant comme une
jeune fille délurée. Zane sort sur la véranda, y reste assis, puis se relève.
Ses grands yeux verts comme une eau profonde regardent le ciel. Il s’élève
doucement dans l’air, relève ses bras et attrape les nuages par leurs
crinières abondantes, les fait tournoyer et les dissipe sur la voûte céleste. C’est l’heure. Zane jette un coup
d’œil vers le moulin. Du côté de la forêt, on n’aperçoit personne, on n’entend rien.
C’est l’heure, chuchote-t-il, tout enflammé. Dans
la pièce encombrée de lampes, le feu de la cheminée est doux. Le meunier
ranime la braise. Le feu ressemble à un dragon cracheur de flammes. Une lueur
pâle s’insinue de sous la porte de la chambre d’à côté fermée à clé. Personne
n’y entre jamais. Le meunier ouvre la porte, franchit le seuil. Des yeux de
toutes sortes, grands et petits, en couleurs et nuances exquises
l’accueillent, les bouches s’ouvrent, joyeuses, les bras se balancent, les
jambes sautillent. Zane relève ses bras, pareil à un chef d’orchestre, les
fait danser dans l’air froid. Les corps harassés baissent leurs têtes, les sons
s’éteignent. Seuls, les yeux le poursuivent de tous côtés. Dans la lumière
faible de la petite lampe qui trône au milieu de la pièce, le meunier enlève
son tablier enfariné, se vêt d’une pèlerine blanche qui, du fait de sa grande
taille et de son attitude hautaine, lui donne l’apparence d’un dieu. Il
couvre d’un chapeau haut-de-forme ses cheveux gris et rares à présent,
autrefois roux foncé comme les griottes trop mûres.
Il tient une baguette à la main, la fait tourner dans l’air. Il sort de sa
bouche de longues incantations. Les yeux le poursuivent fébrilement, les
mains se réveillent de leur sommeil, les corps s’ondoient, les chuchotements
se transforment en litanies, un chant harmonieux naît dans le clair-obscur,
des clairons et des violons aux tonalités envoûtantes se mettent à s’affronter. Le
meunier ouvre la porte de la chambre, sort, les bras élevés, à la lumière des
grandes lampes. Le cortège des corps allègres le poursuit de près. Une
ribambelle de poupées se répandent dans la véranda, s’étendent le long des
sentiers, descendent la montagnette et s’arrêtent au milieu de la grande
clairière. Zane les dirige fiévreusement, les appelle par leurs noms, les
aligne dans l’herbe haute. Les demoiselles-poupées remplissent leurs bras de
fleurs, se régalent de leurs pétales frais, tressent, joyeuses, des couronnes
qu’elles mettent sur leurs cheveux abondants. La voûte céleste s’est ébrouée, chassant les
derniers nuages et les étoiles se glissent parmi les sapins endormis. La lune
est descendue dans la clairière, immense et ronde comme une roue de char. La
danse commence. Enveloppées dans sa lumière, les poupées à silhouettes frêles
habillées de longues robes blanches à broderie
florale, fines comme la vapeur, chantent des airs exquis et ondoient dans
l’eau de la rivière, au son des clochettes attachées à leurs chevilles. Elles
forment une ronde exubérante, se tenant par la main. La terre tremble, les
vallées frémissent. Dans les petites maisons éparpillées sur les versants,
les paysans vêtus de chemises en lin se réveillent en tremblant et font le signe
de la croix. C’est
la nuit de mardi à mercredi Le
mal règne encore sur la contrée Que Dieu nous vienne
en aide ! Que Dieu nous bénisse
! On met des brins d’armoise aux fenêtres Que Dieu nous vienne
en aide ! Que Dieu nous bénisse
! Le
son de la simandre retentit au loin Que Dieu nous en garde
! Que Dieu nous vienne
en aide ! Que Dieu nous bénisse
! Des
mains peureuses glissent des gousses d’ail partout Que Dieu nous en garde
! Que Dieu nous vienne
en aide ! Que Dieu nous bénisse
! Dans
la clairière qui se déploie en face du moulin, au milieu des demoiselles aux
visages en bois, Zane, le poupetier, fait tourner son corps maladroit, tombe
et se relève, remue et s’ébat et tourne en rond comme une toupie. Dans la
lumière sélénienne, son corps s’élève majestueux, son front redevient lisse.
Des cheveux roux encadrent son visage blanc rajeuni. Dépouillé de son âge
avancé, le jeune Zane pousse des cris de joie et danse toujours plus vite,
s’élève dans l’air frais de la nuit, flotte au-dessus du moulin, fait
concurrence au vent, puis redescend tout doucement au milieu de la clairière.
Les poupées-demoiselles pleines de joie le prennent par la main, leur ronde
fait trembler la montagne, secoue les sapins... *** Une
lune blanche, diaphane s’obstine à s’attarder parmi les sapins. L’aube
redescend sur la montagnette endormie. Le moulin dort lui aussi au-dessus des
pierres arrosées par la rivière. Le meunier s’est réveillé au petit matin. Le
feu couve dans l’âtre. Les premiers paysans viennent de faire leur apparition
au pied de la montagnette. Les chevaux vigoureux se cabrent, on entend leurs
hennissements et le claquement de leurs sabots. Les charges sont lourdes, la
montée les harasse. -
Bien le bonjour, cher Zane ! entend-on bientôt dans la clairière. -
Que Dieu te bénisse, Zane, mon ami ! -
Dieu soit avec toi, Zane ! Le
meunier sort sur la véranda, leur dit bonjour. Les bouches se mettent à
parler, la clairière prend vie. Des rires se font entendre, suivis de toutes
sortes d’histoires sur des parents proches ou lointains, sur les belles-mères
et les belles-filles de la contrée, les bagarres et les réconciliations, les
noces et les enterrements. On discute de tout et de rien. Derrière un
attelage, un grand chien mince enchaîné aboie et s’ébat pour se libérer de
l’attache, comme si tous les esprits du ciel s’étaient abattus sur lui. -
Que diable se passe-t-il avec ton chien, Niculae ? crie Zane. Délie-le,
laisse-le libre, le pauvre animal ! Le
maître du chien délie la chaîne. Il doit beaucoup attendre jusqu’à ce que son
attelage soit chargé, de sorte qu’il le laisse courir effréné. Soudain, le
chien se précipite au milieu de la clairière, hurle comme un loup et s’arrête brusquement, tout en
couinant. -
Dieu nous en garde ! Qu’est-ce qu’il a, cet animal ? La rage ? Le
maître s’en approche. Un cercle fin d’herbe brûlée a fait son apparition au milieu de l’étendue
verte. Un petit rien. Les autres le rejoignent. -
Oh, mon Dieu ! s’exclame une femme rubiconde, en faisant une large croix sur
sa poitrine. -
En voici quelque chose de diabolique ! chuchote un vieillard au dos courbé. -
Si l’herbe est brûlée, c’est le signe du passage
des Iele*, dit un autre vieillard, en faisant lui aussi une large croix.
C’est ce que ma mère disait, que Dieu lui pardonne… -
Laisse tomber, Toadere, lui répond d’une voix joyeuse le meunier. Tu y crois,
toi, dans ces inepties inventées par des femmes crédules ? Et
incultes ? Parce qu’elles craignent tout, elles ont recours à des gestes
superstitieux. Mais toi, tu ne crains rien, hein ? -
Bon, et alors ? De quoi s’agit-il ? -
Bon, et alors ? répète fidèlement Zane, égayé. C’est la faute aux touristes.
Des jeunes pleins d’entrain. Hier soir, ils sont passés devant le moulin et
se sont installés dans la clairière, y sont restés toute la nuit et sont
partis à l’aube. Je les ai entendus, mais je ne suis plus sorti, il faisait
assez tard et j’étais trop fatigué. Ils ont fait du feu, que sais-je ?
Ce sont des citadins, ils ont peur de tout ce qui bouge, les pauvres !
Ne vous en faites pas, l’herbe va repousser. Demain, elle sera verte comme le
reste, fraîche comme la rosée, fit-il, en riant. Le
Père Toader le regarde ébahi. Il chuchote une prière dans sa barbe. Les
femmes, elles aussi ébahies, font le signe de la croix. -
Écoute, Zane, je pense qu’il faudrait que tu déménages quelque part aux
alentours. Ici, depuis quelque temps, il se passe des choses bizarres. La
nuit, on entend toutes sortes de bruits étranges… -
Des choses bizarres ?! Des bruits étranges ?! Moi, je n’entends
rien. Je suis tellement fatigué, qu’une fois la nuit tombée, je me mets au
lit et m’endors à l’instant même. Je ne me réveille plus qu’à l’aube. Et,
supposons qu’il y ait du bruit, pourquoi penser à des choses bizarres ?
Je te le répète, ce n’est rien d’autre que des sottises inventées par des
femmes crédules et incultes. Du bruit ? Mais bien sûr qu’il y a du bruit. La
forêt est pleine d’animaux sauvages. Les loups hurlent. Et alors ? Que
veux-tu qu’on fasse ? C’est leur façon de s’exprimer. Ce sont des loups.
Que faire ? Les attraper ? Les museler, peut-être ? Hein ? Ou bien, les
chasser tous ? Parce qu’ils hurlent ? Hein ? Moi, je pense que
tu devrais t’occuper de tes oignons. Tu peux t’en aller, ton attelage est
chargé, lui répond Zane d’une voix coléreuse, fronçant ses gros sourcils. Ma
foi, pense-t-il, ceux-là sont tous pareils. Chacun d’entre eux cache dans ses
profondeurs un Zane plein de désirs inaccomplis, plus ou moins sacro-saints
et de péchés que personne ne pourrait deviner. Ils se croient tous des anges,
ces abrutis. Du bruit, mon… Le
Père Toader baisse les yeux, bien embarrassé. Il murmure une prière dans sa
barbe. -
Bon, j’ai compris. Je m’en vais, dit-il, d’une voix faible. Les
autres paysans le poursuivent, eux aussi embarrassés et confus, ne sachant ce
qui se passe avec leur Zane, celui qui, d’habitude, est tellement
bienveillant et facétieux. Serait-il, par hasard, touché par le mauvais
œil ? Après
leur départ, le moulin baigné d’une lumière dorée redevient silencieux.
Derrière la porte de la chambre secrète, on entend des rires étouffés. Là,
les nombreux yeux vidés de toute humilité espionnent parmi les planches
vieillies. Quant à Zane, il cache dans ses moustaches touffues un sourire
énigmatique. Ses yeux verts comme l’eau profonde brillent intensément… ©Lucia Eniu *Iele : litt. Elles, une des dénominations
apotropaïques des fées roumaines, dont l’action vis-à-vis des humains est ambivalente
(ceux qui les surprennent en assistant par malheur à leurs danses secrètes
sont frappés de folie, la « maladie des fées ») (D.S.). |
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Le meunier Zane – le personnage à double vie de La Poupetterie de
Lucia Eniu – est en fait un « solomonar », figure emblématique de
la magie populaire roumaine représentant, sous un nom manifestement dérivé de
l’image légendaire du Roi Salomon, un magicien maître des intempéries et des
animaux, et plus spécifiquement du dragon ailé (balaur en roumain)
qu’il est censé chevaucher pour faire tomber la pluie ou la grêle. Mélangeant la légende et l’histoire, le fantastique et le réel, l’autrice
engage une confrontation prolongée, dans le « temps » du roman, et
vertigineuse, dans son « espace », entre le « monde d'en
haut » et le « monde d'en bas » : autrement dit, entre le
mythe et le vécu quotidien, entre le « solomonar » chevauchant son
dragon à travers les nuages, abstrait du monde par sa naissance, car marqué
d'une malédiction, et le monde des gens ordinaires, le monde d'un siècle de
guerres et d'horreurs depuis la fin du XIXe jusqu’à la fin du XXe, au milieu
duquel le mage-meunier est censé errer, comme une légende vivante ou un
miroir véridique, à la recherche d'on ne sait quoi. Alors un autre monde – La Maison des Poupées – qu’il crée par l’art et
anime par la magie, comme une chimère plus fidèle que le monde réel, est-il
préférable ? L’inverse du rêve faustien compensatoire s’avère cependant tout
aussi, sinon plus, impitoyable par rapport au destin des humains. Tout
comme les changements dans l’histoire ne font pas diminuer le mal dans le
monde, ils lui donnent seulement d’autres visages. Le roman de Lucia Eniu, s’il s’agit bien d’un roman, est une de ces
étranges excroissances de l'imaginaire que la critique a qualifiées de «
réalisme magique » ; mais la littérature roumaine en connaissait déjà, bien
avant Gabriel Garcia Márquez (on pense surtout au Rameau d’or – Creanga de
aur – du grand Mihail Sadoveanu). Lucia Eniu signe avec Păpuşarniţa (La
Poupetterie) une réussite à la fois par l'ampleur de la vision épique et
par l'envoûtement de son écriture poétique, avec un sens aigu de la justesse
du langage de chaque personnage, mais aussi de la composition, structurée sur
des symboles et des numérologies, le tout sous l'ombre d'une immense
mélancolie flottant sur les chemins de l'homme dans le monde. On aimerait
bien voir ce roman paraître en français. *** Lucia Eniu est
enseignante de français et italien, et docteur en littérature française avec
une thèse sur Michel Tournier ; elle vit et travaille en Roumanie.
Présence à Francopolis, à plusieurs reprises depuis 2020, à la rubrique Vues de francophonie, avec des
textes en prose et en vers traduits par elle-même ; par ailleurs, j’ai
dédié une note de lecture à son volume Royaumes
en papier ou les voyages de Marc Lemonde, paru en
français, aux éditions Le
Lys Bleu en 2023, dont Trois
contes inédits à date avaient été inclus dans notre rubrique Conte-chanson de
novembre-décembre 2022. (D.S.) |
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Lucia Eniu Francopolis – Printemps 2025 Recherche Dana Shishmanian |
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