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Septembre-octobre
2022
Patrice Perron : Le voyage bleu au Portugal. Hommage indirect à Fernando Pessoa Portrait de
Fernando Pessoa, par José de Almada Negreiros, 1964 (photo: Pedro Ribeiro Simões ;
reproduit du magazine online The
Attic, 1er mai 2020) |
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Présentation
du Voyage Bleu Au travers des neuf textes qui vont suivre et les musiques
associées, je vous invite à partager avec moi Le Voyage Bleu. Nous allons
partir de Bretagne et nous rendre à Lisbonne, ville qui sera notre porte
d’entrée au Portugal. Je vous emmènerai rendre visite à Fernando Pessoa, l’un
des plus grands auteurs du pays. C’était le prétexte absolu à me rendre
là-bas. Il nous attendra à la terrasse d’un célèbre café où nous avons
rendez-vous. Nous échangerons avec lui et il nous indiquera quelques lieux et
adresses à ne pas manquer. Je l’interrogerai sur son œuvre et tout particulièrement
sur son recueil Opium à bord. Toutefois, et c’est dommage, il faudra
quitter Fernando Pessoa et sa belle ville. La vie quotidienne m’attend, chez
moi, en Bretagne. En attendant, place au Voyage Bleu. Écoutez : Présentation 1 Aujourd’hui, sur ma terre de Bretagne, c’est jour bleu. Le ciel
s’est paré d’une tunique uniforme, où parfois un avion, volant très haut,
laisse derrière lui, un sillage blanc. Certains autres jours, ces avions sont
plus nombreux et traversent le ciel dans tous les sens, dessinant une sorte
de damier changeant et volatile. Sur la plage, la brise de suroît pousse les
vagues sur le sable en formant de bruyants rouleaux. L’eau de l’Atlantique
est fraîche. Il faudra se mouiller lentement, puis finalement se jeter dans
les petits rouleaux du bord avant d’aller nager. Mais il y a déjà plusieurs jours qu’il fait chaud. En revenant
sur le sable, mon regard se porte vers l’intérieur, sur les terres. Au loin,
de hauts nuages blancs, gris et noirs, bien regroupés en énormes volutes,
semblent gronder. La brise en repousse les mots, les plaintes, et une
possible colère sous forme d’orage vers l’arrière-pays et le lointain, se
profile. Soudain, il me semble entendre Glenmor,
de sa voix grave, rauque et puissante, entonner Voici bien ma terre. Écoutez : Voici
bien ma terre (Le Retour). Glenmor. CD
10 ans déjà. 2 Il y a quelques étés, ma soif de voyages, m’a mené au Portugal.
Lisbonne, en porte d’entrée, m’a ouvert les bras, par de magnifiques jours
bleus, là aussi. En touriste réfractaire, j’ai d’abord boudé les hauts lieux
incontournables proposés dans les guides et les catalogues. J’ai préféré
traîner au hasard dans les vieux quartiers, à partir de la place du Rossio. L’ascenseur de Santa Justa,
m’a permis d’atteindre au plus vite le Bairra Alto
et de contempler la ville à partir du miradouro de
Santa Luzia. Puis de redescendre tranquillement à
pied, en faisant quelques détours dans les ruelles, jusqu’aux quais du Tage. Mais mon objectif était tout autre. La vraie raison de ma venue à
Lisboa, comme disent les Portugais, c’était une rencontre avec Fernando
Pessoa. Il était un client régulier du café Martinho
da Arcada, situé sous les arcades de la place du
commerce. Mais, étonnamment, c’est au café A Brasileira,
lieu où se retrouvaient beaucoup d’artistes, que sa statue a été édifiée et
qu’il y attend les passants, installé à une table, le regard vers la rue. C’est donc là que je suis allé le voir, lui serrer la main et
l’écouter me réciter un extrait de l’un de ses recueils Le gardeur de
troupeaux. Sa voix se fit soudain lointaine et j’entendis celle, étincelante,
de la jeune fadista Cuca Roseta, chanter Lisboa
de Agora à la terrasse d’un restaurant. Écoutez :
Lisboa
de Agora. Cuca Roseta. CD
Riù. La statue de Fernando
Pessoa devant le café "A Brasileira" à
Lisboa : photo de l’auteur 3 Le lendemain était jour gris. Dans la nuit, l’orage avait sévi et
détraqué le temps, mais du coup, par un juste retour des choses, les bancs
publics et les chaises des cafés avaient été rincés. Les cireurs de
chaussures avaient ressorti leurs caisses, leurs sièges et leurs brosses. Je
décidai donc de retourner au café A Brasileira,
discuter avec Fernando. Il était presque midi et mon nouveau camarade de
palabres n’était pas hostile à boire un coup pour l’apéritif. Et discuter. Je voulais qu’il me parle de son recueil Opium à bord. J’avais découvert ce
texte quelques mois auparavant, non pas en livre, mais en disque. - Un disque ? Me dit-il, visiblement surpris. - Oui. Un disque de Bévinda. Bévinda Ferreire, pour être
complet. - Mais, que raconte-t-elle dans ce disque ? - Elle dit et chante, accompagnée par un guitariste, l’ensemble
du poème. - Je voudrais bien entendre cela, me dit-il, à la cantonade. - J’ai amené avec moi, mon magnétophone numérique et mon
écouteur. Voilà. Tendez l’oreille. Et Fernando, oui, je l’appelle ainsi maintenant, s’est mis le
casque sur les oreilles et a découvert le morceau d’ouverture : Mandarim. Écoutez : Mandarim. Bévinda Ferreire. CD Opium à bord. 4 - Bon sang, je suis démasqué, elle parle de l’opium ! Et de
mon voyage ! S’exclama Fernando. - Oui, et aussi en français, lui répondis-je avec fierté. - Ce voyage a été complètement inutile, insista-t-il. - Pas vraiment, Fernando, puisque vous en avez fait un livre
signé de l’un de vos hétéronymes. - Oui, j’ai choisi Alvaro de Campos. Je l’aime bien, il ne me
contredit pas trop. - Il est proche de vous, lui demandai-je avec un brin de
provocation dans la voix et le ton ? - Un peu. Mais revenons à votre CD. Il faut que je l’écoute
entièrement. - D’accord. Prenez votre temps. Une bonne demi-heure plus tard, Fernando Pessoa, un peu
décontenancé, demanda un second apéritif et se mit à m’expliquer tous les
maux qui hantaient la tête embrumée de chimères d’Alvaro de Campos, le
personnage qui part accomplir ce voyage à bord d’un paquebot à travers la Méditerranée,
en passant par Port-Saïd, puis par le canal de Suez. Au bout d’un moment, et après avoir englouti une rasade de porto,
il se reprend et me dit : - Vous savez, mon ami, vous permettez que je vous appelle ainsi … - Bien sûr … - Je me demande bien pourquoi j’ai voulu accomplir un tel voyage.
Je me suis ennuyé. C’est pour cela que j’ai fumé de l’opium. Dans le texte, Alvaro de Campos le proclame : Je trouve qu’il ne vaut pas la
peine D’être allé en Orient, d’avoir vu
l’Inde et la Chine. La Terre est partout semblable, si
petite … Et il n’est qu’une seule façon de
vivre. C’est pourquoi je prends l’opium.
C’est un remède. Je suis un convalescent de la
minute qui passe. J’habite au rez-de-chaussée de la
pensée Et voir passer la Vie ne fait que
m’ennuyer. - Vous voyez, mon ami, que ce soit Alvaro de Campos ou moi,
l’ennui nous guette, nous traque, nous piste, nous poursuit. Je fumais de
l’opium jadis, maintenant je bois un peu. Un peu trop sans doute. Juste, pile poil à ce moment, la sonorisation du café A Brasileira diffusa le morceau en question : É antes do opiò.
Car je venais de prêter mon magnétophone au serveur, à dessein, pour faire
écouter une seconde fois, le morceau à Fernando. - C’est très bien fait, me dit-il, avec une petite moue
d’admiration. - Oui, cette femme a un vrai talent, ajoutai-je. - Je vais tout réécouter. Vous n’êtes pas trop pressé, au
moins ? Me lança-t-il ironiquement. - Pas trop, comme vous dites ! Je ne manquerai cela pour
rien au monde. - À tout à l’heure donc, mon ami. Écoutez :
É antes do opiò. Bévinda
Ferreire. CD
Opium à bord. 5 En fait, Fernando Pessoa, n’était pas fâché d’avoir été
interpellé à propos de son recueil Opium
à bord. Cela rompait son ennui.
Surtout, cela remettait un peu de baume bleu dans sa tête sombre. - Fernando, j’ai l’impression d’avoir perturbé votre ennui, lui
dis-je, le sourire au coin des lèvres. - Oui. L’ennui peut confiner à la routine. Je mesure et constate
mon ennui, mais je déteste la routine. Vous êtes donc le bienvenu. - Ah ! Vous m’épatez, Fernando. - Ne me cirez pas trop les pompes, il y a assez de professionnels
dans les parages ! Ce jour-là, se devait de ne pas être gris. Pour occuper ma
soirée, il me suggéra d’aller faire un tour dans un restaurant où l’on chante
le fado. Je repérai l’un de ces restaurants, l’un des plus connus tenu par un
guitariste de renom : Mario Pachéco. Cet homme
a accompagné plein de fadistas et de fadistos. Dès les abords de l’établissement, j’entendis
un morceau que je connaissais bien : Bom
dia, amor, interprété par Carminho.
J’y réservai une table, certes pour le dîner, mais surtout pour écouter les
artistes invités ce soir-là. En fait, j’avais déjà hâte de poursuivre ma
discussion avec Fernando, dès le lendemain. Écoutez :
Bom dia, amor. Carminho.
CD
Alma. Statue du paludier au
centre-ville d'Aveiro : photo de l’auteur 6 Ciel bleu, couleur de voyage. Même immobile, ce voyage
extratemporel relève de la richesse mentale. Qui peut se targuer d’avoir fait
un beau voyage s’il est venu à Lisboa sans faire le détour par ce café A Brasileira, afin de serrer la main ferme de ce sacré
poète qu’est Fernando Pessoa. Puis d’aller traîner sur les quais du Tage.
D’abord vers l’intérieur du pays, dans le secteur réaménagé de l’exposition
universelle et du nouveau pont. Puis vers la mer et la tour de Bélem, où les fantômes des grands découvreurs se
promènent toujours. Entre l’Alfama et les quais des
pêcheurs, il n’y a que deux pas. Les vieux quartiers, aujourd’hui
transformés, ont vu changer les habitants, mais l’âme est encore là. Dans les
ruelles, des petits restaurants s’étalent en de larges terrasses, comme dans
les vieilles rues de l’Alfama, étroites et
ombragées. Le passant peut y trouver une ou deux tables plaquées contre les
murs, au frais relatif dans l’ombre mobile qui suit la course du soleil. Et
là, la musique s’échappe par l’une ou l’autre des fenêtres. Hier, j’ai
reconnu la voix d’Amàlia Rodrigues. Elle chantait Madrugada De Alfama. Écoutez :
Madrugada De Alfama. Amàlia Rodrigues.
CD
The Art Of Amàlia, volume 2. 7 Le jour du retour en Bretagne est arrivé. Je ne vous raconterai
pas le reste du voyage, mais il a été beau, joyeux et bleu. Parmi les
merveilles visitées, il y a eu la ville d’Estremoz,
aux remparts impressionnants. Pourtant, ce n’est pas Vauban qui les a
bâtis ! Mais je ne peux pas repartir sans faire un saut auprès de
Fernando. Lui dire que, en ce qui me concerne, le voyage n’a été ni immobile,
ni ennuyeux. Au contraire, il s’est avéré bourré de découvertes. Je lui précise que je ferai sans doute un voyage dans l’univers
de tous ses hétéronymes, pour débusquer la subtilité de sa pensée. Je n’ai
pas l’intention de vivre dans le monde de l’intranquillité, donc je
fouillerai dans ses pages à la recherche de ses autres moi. - Il vous faudra, mon ami, faire preuve de persévérance, de
patience, de bonne volonté, et de fine comprenette, pour dénouer la pelote de
fils de mes émois ! Me lance Fernando, d’un ton un peu taquin. - Je prendrai et mettrai le temps qu’il faudra. Nous en
reparlerons peut-être un jour ! Kenavo an distro. - Que dites-vous, mon ami ? - Au revoir et à bientôt, en Breton. - Alors, moi, je vous dis até logo, mon
ami. Tchau. Après ces adieux, et reprenant mon chemin, je traverse la place
du Rossio et me rends sur la rive du Tage. Nous ne
sommes qu’à deux pas de la vraie mer. Je m’arrête un instant à l’ombre d’un
arbre et je porte un regard circulaire sur l’endroit. D’un estaminet,
positionné à ma droite, sort une musique que je connais : un excellent
morceau de Bévinda Ferreire :
Oceano.
Il tombe à propos en ce lieu magique où l’estuaire du Tage, très élargi,
vient se donner et s’unir à la mer. Comme dans l’union charnelle entre deux
amoureux. Cela me prépare à retrouver mon pays, gorgé d’océan lui aussi.
Parfois de pluie et de vent, mais plein de belles histoires et de belles
musiques. Écoutez :
Oceano. Bévinda Ferreire.
CD
Alegria. 8 L’arrivée à Nantes se fait de nuit, en traversant un épais
plafond nuageux, puisque pendant toute la descente, nous n’avons vu aucune
lumière. Ce n’est qu’en prenant l’alignement de la piste, que nous sommes
passés sous les nuages, laissant apparaître la ville, survolée de près.
L’atterrissage se déroule sous la pluie. Ce sera un jour gris. Heureusement,
après avoir récupéré les bagages et la voiture, le ciel se déchire d’un coup,
comme s’ouvre le rideau de la scène quand l’artiste arrive. Par chance, dans
la voiture, j’avais emmené un disque, que je mets aussitôt dans le lecteur de
CDs et la première chanson tombe parfaitement bien : E kreiz An Noz, (au cœur de la nuit), une chanson de Youenn Gwernig reprise par Strollad Ar Vro Pagan. Écoutez :
É
Kreiz An Noz. Strollad Ar Vro Pagan. CD
War Hent Youenn Gwernig. Porzh Foll et la pointe de Kerroc'h, sur la commune de Ploemeur (Morbihan) :
photo de l’auteur 9 L’air sent l’iode et le varech, j’approche de chez moi, avec les
images et les musiques entendues, toutes vitres ouvertes pour m’imprégner de
l’air de Bretagne, celui de chez moi. Et la mémoire physique de la solide
poignée de main maintes fois échangée durant ces quelques jours avec Fernando
Pessoa tourne en boucle dans mon esprit. S’offre maintenant l’occasion de
terminer la route avec un morceau tonique de Bévinda
Ferreire : Veneno. Il sent légèrement le
Brésil et la bossa nova. Comme si le voyage montrait déjà le bout de son nez
et le son de sa musique, pour de prochaines aventures et un autre voyage
bleu ! De ce bleu de ciel qui rend les voyages inoubliables. Écoutez :
Veneno. Bévinda Ferreire.
CD
Alegria. ©
Patrice Perron Juillet 2022. |
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Patrice Perron Photo prise par Gaëlle Derrien, chroniqueuse au Télégramme de Quimperlé et correctrice littéraire. Né en 1951, kinésithérapeute à la retraite, vivant à Guidel (Morbihan), Patrice Perron est aussi poète et éditeur (vice-président des Éditions Sauvages, créées en 2006). Il a reçu le prix Jean-Claude Touzeil 2020 décerné par le festival Les Trouées poétiques de Port-Louis (Morbihan), pour son recueil Les Soubresauts de la planète, et le prix Nature et environnement 2022 du salon de Lanvollon (Côtes d'Armor) pour son recueil S'en Va La Terre paru en 2021 chez Les éditions Sauvages. C'est la première fois qu'un ouvrage de poésie reçoit ce prix sur les 8 éditions passées. Lire une belle présentation de son œuvre et de ses activités littéraires sur Ouest-France (14/02/2021). D’autres présentations, plus anciennes, avec la liste des publications à date, sur le site ecrivansdu56 (février 2014), dans la revue en ligne Recours au poème (7 février 2016), ou sur le site ecrivainsbretons.fr (2018). Il est co-organisateur du Salon
du livre quimperlois, et vient de publier ses deux derniers recueils (voir Le
Télégramme du 24 août 2022 : article par Gaëlle Derrien). Pour
commander certains de ses livres : librairiefontainebleau.fr
ou librairielepassage.com,
ou enfin auprès de l’auteur (son
email). Pour Voyage
dans le vent (éditions Sauvages, 2021), voir la notice de Marie-Josée Christien sur Agence
Bretagne Presse (21/01/2022). Nous avons accueilli Patrice Perron à Francopolis, en juin 2014, à la rubrique Vues de francophonie, avec un bel article dédié au disque Opium à bord de la chanteuse-compositrice Bévinda, sur le texte du poème éponyme de Fernando Pessoa, signé sous le nom de son personnage, Alvaro de Campos, en guise de pseudonyme. Bévinda Ferreire
Présentation sur son site : Formation d'artiste de variétés de 1985 à 1987, élève pendant ces deux ans des professeurs de chant Nicole Fallien et Julia Pelaez, enseignement de Julia Pelaez pendant 20 ans. Création et diffusion de onze albums et tournées nationales et internationales. Atelier fado à l'école "les Glotes trotters" à Paris. Création d'un atelier fado en 2011. Cours de chant particuliers tout style depuis 2011. L’écouter sur YouTube, Deezer, ou Mozaart. (D.S.) |
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Patrice Perron Contes & chansons Francopolis septembre-octobre 2022 Recherche Dana Shishmanian |
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Créé le 1 mars 2002
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