Partout
dans ces vallonnements d’ombre et de lumière
de
vieilles maisons cachées
des
chemins qui se perdent
des fleurs en carapaces
d'autres s'ouvrant légères au vent
des échos lointains de piano
dans la profondeur des granges
sous les carreaux de salles sombres
où brûle la cire du reflet
d'autres de flûte ou de violon
tous ces échos mêlés en une même pulsation
qui emplit et creuse la matière du corps
matière de toute cette nature autour
toutes ces vies tenues ensemble par la musique
toute cette grande forge du souffle
où chacun vient retrouver sens et vérité
de son désir d'être au monde
il y a de l'ombre de l'écoute
dans la fenêtre bercée d'oiseaux de la chambre
une patience et un repli
un silence et une ouverture
le partage trop bref d'un instant de musique sous la pensée

Bangor (Belle-Île)
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Parvis
de l'église du village
presque la nuit déjà
longues cordes de nuages rosissant
tendues en travers du ciel
scène improvisée pupitres estrade
piano dans un coin de murs percussions harpes
instruments muets encore dans leurs boites
décor en un agencement de plans simples
vert gris bleu sombre
terre mur ciel
tout l'espace concentré dans ce triptyque
tout le désir de chant des musiciens
résonnant déjà dans son double de silence
étalement verticalité profondeur
pas silencieux sur l'herbe douce
glissé sur la pierre de la présence qui s'élève
ciel qu'on sent posé sur le front
puis vient le partage par la musique
entre ceux que pendant une longue semaine
elle a réuni autour du point nodal de l'écoute
celle de l'autre et de soi-même en l'autre
devenu point nodal de la rencontre
le long fleuve peut enfin couler
les doigts délier l'oppressant nœud de silence du corps
dont le chant désormais libre s'élève dans le vent de nuit
Bangor
(Offerman, Vivaldi, Kasparov, Brahms, Bach, Dvorak, Debussy, Ravel)

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Écouter : J.
S. Bach joué par Hilary Hahn (sonates
et partitas pour violon)
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Au
centre du cirque de verdure
quelques chaises et pupitres
le fond d'un mur sombre
le soleil couchant face au public
réchauffant la peau
éblouissant les yeux
éveillant la musique des corps
dans la grande partition de vie
des pins dont la cime est souffle
l'immensité noueuse du tronc silence
le feuillage noir sur le ciel mouvement
beaux arbres laçant le soir
de la sensuelle cosmogonie de leurs silhouettes
soleil au centre de la scène
qui est déjà musique
déjà déploie paupières du corps
met la présence à nu
sous la caresse des longs doigts aveugles
de cette chaude lumière étreignant les fronts
c'est au plus fort de cet éblouissement que les musiciens s'installent
entament leur bel hymne à la nature
illuminant les corps maintenant dans l'ombre
de la lumière sonore du jeu des archets
la nuit tombe peu à peu
planent goélands et cercles de vent
Fort
du Bugull (Les quatre saisons d’Antonio Vivaldi
et d’Astor Piazzola)

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Écouter :
Vivaldi - Les 4 saisons (extraits : Hiver,
Été) :
Cynthia Miller Freivogel et l’ensemble Voices
of Music, sur des instruments baroques.
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Il
y avait dans le soir l'arbre dressé noir
sa grande silhouette nue fléchée de branches
qu'on devine aux lignes de partage du feuillage
tronc tout de fibres et de pliures
tout en variation d'ombre et de lumière
sous la caresse du dernier soleil
le feuillage commence haut sur le tronc
tête échevelée plantée sur le ciel
torse d'écorce à la fois puissant et gracile
l'ensemble rayonnait d’une joie sereine
la nuit allait venir chargée de musique
la salle proche résonner d'harmonies multiples
que peut-être l'arbre perçoit dans sa chair
comme il ressent le vent au mouvement de ses branches
sa solitude serait le pavillon de son écoute
son silence le jeu de cordes mises en vibration
prolongeant la mémoire par la musique
sa verticalité nue et pleine
l'immobile balancier qui accorde les temps
et peut-être est-ce par le fil qui le relie à l'arbre
que dans l'obscurité de son propre corps
chacun entendit le mieux la musique
peut-être est-ce par l'arbre que l'émotion se propagea
lorsque la voix sur l'accompagnement infiniment délicat du piano
entra dans la profondeur lumineuse du poème Urlicht
l'arbre n'est-il pas précisément cette éternité de lumière
où la nuit venant le silence se fait chant du monde
Le
Palais, salle Arletty (Schubert, Bruch, Di Bari, Maratka,
Mahler)

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Écouter : Urlicht,
le 4ème mouvement de la Symphonie n° 2 Résurrection de Gustav Mahler
(« Ich bin von Gott und will wieder zu Gott! »), en transcription;
Baritone: Thomas
Hampson, Piano: Geoffry Parssons
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Petite
mer au fond de l'anse
paisible et parfaitement silencieuse
entre des flancs verdoyants
parcourus de mouettes immaculées
l'orchestre joue dans un coin de la plage
à l’abri d'un contrefort rocheux embroussaillé
on ne l'entend que faiblement
non pas que le son en soit lointain
plutôt qu'il semble enveloppé d'un voile de silence
un voile léger qui s'agite et bat
en sorte que la musique n'est cachée que par instant
et qu'à chaque nouveau dévoilement
le son qui nous atteint prend valeur de souffle
la musique respire en nous au gré de cette subtile vacillation du son
qui lui donne présence et relief
rendant l'écoute plus exigeante
plus attentive à la moindre variation d'intensité ou de texture
la formidable énergie gestuelle du chef
qui paraît éveiller physiquement les sons de ses mains tendues
contrastant avec la fragilité sonore de la musique
transforme en un cri de joie
cela qui d'abord n'était qu'un murmure
restaurant toute la puissance du jeu de l’orchestre
Plage
de Kerel (Ravel, Dvorak, Bizet, Mascagni, Elgar, Maratka, Telemann, Chostakovitch)

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Écouter : Le
Boléro de Ravel sous la baguette de Serge Celibidache
(Orchestre symphonique de la Radio nationale danoise, 1971)
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Le
temps coule à travers les arbres
le soleil illumine l'horloge du clocher
tout glisse dans le soir
tout respire à la source de l'être
le ciel fait lisière du proche
il est le silence de la vague
le feuillage murmurant le toit
la transparence d'une rangée de pins
découpant sa fragile nuit de lumière
dans le rêve d'ici de l'étendue
puis le ciel encore qui fait cercle
autour du lieu de vibration des cordes
réunies en un sextuor de voix sombres
entre schistes battus d'écume
et lignes épurées des falaises en surplomb
musique difficile ramassée puissante
rugueuses sonorités des instruments
qui se mêlent aux cris des mouettes dans le vent
immédiateté de la lumière à saisir les corps
toujours ce ciel à même la peau
cette
lumière qui paraît peinte
cette présence solaire des musiciens
sous le balancier de leur instrument
ces harmonies austères à la rocailleuse pulsation d'éternité
Fort Sarah Bernhardt (Deuxième sextuor à cordes de Johannes Brahms)

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Écouter : Deuxième
sextuor à cordes de Johannes Brahms (op. 36)
avec Harriet Krijgh
& Friends (Utrecht, 2018) ;
et le 2ème
mouvement du Premier sextuor
à cordes de Brahms (op. 18),
avec des membres de l’Orchestre de la famille Balestro (2017)
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Soleil
très noir de midi
à la fois lumineux et aveugle
là au centre du voir
seuil caressé des paupières
ciel embrumé presque blanc
cachant ce rêve de soleil
enlacement de la lumière
silence noir comme ce soleil
lumineux comme ce ciel nacré
dont le désir de musique sema la graine
germe de ce paysage de silence
qui double l'autre de lumière
et dans lequel le corps vient se rêver vibration
musique ininterrompue de la présence
écouter c'est caresser d'un autre regard
plus profond et charnel
toucher d'une autre lumière
plus proche de la peau
plus essentiellement pulsation
glissement progressif du paysage de la lumière
à la pénombre de l'écoute et de la musique
nombreuses répétitions des motifs
fatigue du corps à donner et recevoir
éblouissante lumière de midi
à l'instant qu'on sort de la salle sombre
soudain libre du pas qui mène à l'effacement et à la nuit
***
Écouter : Franz Liszt
– Consolation n° 3 – avec Daniel Barenboim
(2013)
Le
soir touche à sa fin
nuages bas très sombres
pas un souffle d'air
roucoulements lointains
rumeur presque inaudible des vies
mais qui va très loin
l'intensité des sons est dans leur ciselé
la précision de leurs contours
la plasticité de leur matière
sons lointains et proches pareillement perçus
les distances sont abolies
le pied de la voûte des nuages
paraît tout proche derrière les formes d'arbres
cet horizon resserré contient la mer
on sent la présence de la mer
à la texture rugueuse du ciel
à l'absence de lointain derrière les maisons
à l'immensité du domaine de la voix
à la parfaite immobilité des cimes noires des pins
on se sent vaisseau sur la mer
le ciel lui-même dans sa lugubre profondeur
est visage de la mer
nous partons voyageurs de l'immobile
à la dérive de la nuit
une
fenêtre brille faiblement dans la soie de l’obscurité
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Écouter :
Andantino du concerto
pour piano n° 9 de Mozart, avec Daniel Barenboim
(1992)
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Écouter :
Trio in D major, Op. 70 No. 1 (dit “des esprits”) de Ludwig van Beethoven
avec
Daniel Barenboim (piano), Jacqueline Du Pré (violoncelle), et Pinchas Zukerman (violon)
(enregistrement
de décembre 1969)
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Ces textes sont extraits, avec l’aimable autorisation du poète
et de son éditeur, du recueil Le partage par la musique. Plage musicale en Bangor, 496ème
Encres Vives, décembre 2019.
Pratiquant le piano, Eric Chassefière
a participé en tant qu’élève à l’Académie de Musique de Belle-Île, couplée
au festival Plage Musicale en Bangor (Morbihan), en juillet 2019.
Ce recueil,
composé au fil de ces journées dédiées à la musique, exprime les émotions
ressenties par l’auteur dans ce contexte exceptionnel d’une immersion
complète dans la pratique et l’écoute musicale, faites de rencontres et de
partage.
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(*)

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Deux des photos qui accompagnent ces extraits ont été prises
par l’auteur (1ère et 4ème). Les autres sont de
Madame Christiane Beau, en charge de l'organisation de l'École à Belle-Île,
mère du violoncelliste Christophe Beau, qui est le créateur et le directeur
musical de l’Académie et du Festival Plage
musicale en Bangor (voir
la
brochure de la 14ème édition, celle de juillet 2019).
Cet événement
réunit durant dix jours professeurs et élèves autour de cours de pratique
de la musique (instruments, musique de chambre, orchestre, …) et de
concerts au cours desquels les professeurs, et parfois les élèves, se
produisent en public.
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Photo © Didier Goupy
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Éric Chassefière, né en 1956 à Montpellier,
a passé sa jeunesse à Nîmes. Directeur de recherche en physique au CNRS, il
est astrophysicien, spécialisé dans l'étude des planètes, et s’est
récemment réorienté vers l’histoire des sciences. Il vit à Paris et
travaille à Observatoire de Paris. Il a très tôt écrit de la poésie, mais
n'a commencé à publier qu'à la fin des années 2000. Sa poésie est
sensuelle, proche du corps qui sans cesse cherche à habiter l'espace autour
de lui jusque dans les moindres détails, à s'agrandir ; à vivre sempiternellement
en poésie au sens littéral, en s'ancrant dans une relation secrète et forte
au monde qui l'entoure.
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Il est l’auteur d’une trentaine de recueils parus chez
différents éditeurs (Encres
vives, Rafaël
de Surtis, Alcyone,
La Porte, Sémaphore, …) et a publié ses textes dans plusieurs revues de
poésie (L'Arbre à Paroles, Verso, Poésie/Première,
Décharge, Friche, Comme en Poésie, À l'index, Traction-Brabant, Fermentations, Recours
au poème) ainsi que dans trois anthologies (Parterre verbal, anthologie n° 2 - Visages de
Poésie, Anthologie tome 5 -
Jacques Basse, éd. Rafael de Surtis, Anthologie des auteurs des éditions de l'Atlantique - 429e
Encres Vives). Il a obtenu en 2015 le prix Giorgios
Sarantaris pour Le Peu qui reste
d'ici (Rafaël de Surtis) et a
créé avec Jacques Fournier l'action Poézience de
la Diagonale Paris-Saclay destinée à faire se rencontrer scientifiques et
poètes. Il est membre du comité de lecture de la revue Interventions
à Haute Voix.
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Je remercie le poète et le musicien Éric Chassefière
d’avoir répondu avec autant d’enthousiasme à l’idée de partager avec nous
quelques-uns de ses poèmes musicaux tant par l’inspiration que par leur
essence même, et de m’avoir permis de les illustrer – d’une part, par les
photos prises sur place par l’auteur lui-même, et par Madame Christiane Beau que je remercie
chaleureusement, et d’autre part, par des morceaux de musique glanés sur la
toile au gré de préférences partagées. Bonne lecture, bonne écoute !
D.S.
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