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yb
Envoyé samedi 28 janvier 2006 - 22h32:   






Comme d’habitude il hésita entre deux mots, deux adjectifs, se demanda lequel était le plus approprié à la situation, le plus réel sinon le plus vrai : « tordu » ou « fourré » ?
Il hésitait… pour ce coup-là les deux pouvaient convenir même si le second eut finalement sa préférence en ce qu’il renseignait mieux sur une sorte de préméditation, de calcul, d’arnaque, qui traduisait cette sensation qu’il avait : celle d’une dinde que l’on a choisie et que l’on choie dans la période de l’avent.

Le coup était fourré ! d’ailleurs il le savait, l’avait subodoré dès le début quand il avait accepté en se disant qu’il n’avait rien à perdre.
C’est vrai « qu’il n’avait rien à perdre ». Combien de fois s’était-il dit ça ? combien de fois avait-il utilisé cette phrase toute faite, cette formule, sans vraiment réfléchir à sa portance et son importance ? « il n’avait rien à perdre » ! Quelle connerie !
Il pouvait toujours s’imaginer être maître de quelque destin en étant maître de ces mots-là et de la décision qu’il semblait prendre avec eux mais cependant qu’aurait-il bien pu avoir à perdre puisque jamais, grand jamais, il n’avait rien gagné et puisque tous ceux qui à un moment ou à un autre, pour quelques raisons, l’approchaient ou louvoyaient quelques temps à ses côtés, le devinaient à son premier regard, le savaient à l’intonation de sa voix dans les premiers mots qu’il lâchait. Il n’avait intrinsèquement, naturellement, rien à perdre et c’était toujours à ce rien qu’on se référait quand on le sollicitait.


Il essuya son front brûlant du dos de sa main et du revers de sa manche mais ce ne fut pas la sueur et la fièvre du moment qu’ il ramassa ainsi, plutôt l’urgence et la désespérance que cet espèce de bilan, d’état du lieu de lui-même qu’il faisait brusquement, avait fait bouillir et couler par les pores de sa peau. Pour la première fois il eut cette impression d’endosser la pleine responsabilité de son irresponsabilité et cela lui donnait un certain vertige, une envie de crier, de hurler : « stop ! on arrête ! on arrête tout ! on recommence… je voudrais réessayer ».
Il n’en avait bien sûr pas les moyens et dut admettre qu’il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même.

Le bruit de la rivière tissait une toile sonore par la fenêtre ouverte. Il ne pouvait la voir mais l’imaginait parfaitement : au loin sur la gauche, au début, l’eau rebondissait avec des accents de pomme de douche sur ce qui devait être la dalle lisse et horizontale d’un perré d’écluse…en s’approchant, sa fuite plus longue et irrégulière sur un haut fond de galets…puis une période de silence où le flot ralentissait et semblait hésiter sur un méplat… enfin à droite le bruit franc de cataracte où en désordre sa chute se divisait en quatre ou cinq, parfois six, tonalités différentes, les quatre ou cinq espaces d’une cascade naturelle cette fois.
Cette musique incessante, toujours recommencée, ressemblait étrangement à sa vie, à la rumeur de son existence qui ne faisait que couler inexorablement dans un courant., de la source mère à la mer immense et amère de la mort. La vie et la rivière étaient faites de milliards de molécules et d’instants qui n’avaient de sens que dans leur fusion et dans l’amplitude de la pente qui les entraînait. Qu’est-ce qui au bout du compte était important : le débit de la vie, la cohésion des gouttes de vie toutes imbriquées dans un fleuve au cours si variable ou bien les gouttes pour ce qu’elles sont quand on les considère en tant que telles ?

Ça durait depuis toujours, ça avait toujours été ; tous les coups qu’il avait connus étaient tordus ou fourrés ! il n’avait rien à y perdre mais il n’y avait jamais rien gagné.
Il connaissait pourtant la valeur de ses jours et la valeur des choses, du moins les ressentait-il profondément ; trop profondément peut-être et tellement différemment, si violemment, qu’il lui semblait toujours se tromper. Comment aurait-il pu détenir quelque part d’une « vérité » quand parfois tout le monde, toute l’humanité à côté de lui et dans un même mouvement, voyait, expliquait, paraissait percevoir autre chose que lui ? Que pouvait-il dans cette occurrence sinon tenir et retenir sa langue et ses sentiments, les confondre, les soumettre puis les perdre dans cette unanimité apparente dont il refusait de douter, préférant alors douter de lui-même ? lui, le beau parleur, la grande gueule parfois qu’en était-il au fond : il se taisait donc depuis toujours ?


Il n’avait rien compris à cette histoire et n’ y comprenait toujours pas grand chose tout en sachant que sa situation était mal engagée, alors aux questions stupides il se contentait de répondre stupidement sans chercher à savoir, auprès de ceux qui ne le lui auraient pas dit, ce qu’il pouvait bien foutre là. Il ne voulait plus s’endormir pressentant vaguement que cette léthargie qu’il ne contrôlait pas n’était pas pour lui une bonne chose.
Parfois lui parvenaient comme du long d’un couloir des hululements ou des hurlements, des plaintes et des gémissements alors il se tournait et se tendait pour se rapprocher de la fenêtre, l’entrouvrait de quelques centimètres et collait son oreille vers l’extérieur pour que la chanson de l’eau submergeât les cris de l’intérieur ; là dans le noir de la nuit qui effaçait les barreaux de la fenêtre il essayait de se souvenir.

Il essayait ! mais chaque fois ne lui revenait que la phrase mélodieuse semblant inscrite en lui : « C’est un trou de verdure où chante une rivière accrochant follement aux herbes des haillons d’argent… » ; elle résonnait comme le la d’un diapason mais sa mémoire ne prenait pas le ton et restait en suspens dans les haillons des herbes mouillées. Comment avait-il atterri là ? et surtout qu’est-ce qu’il pouvait bien y foutre, qu’est-ce qu’on voulait de lui ?

C’était sans aucun doute la rivière qui détenait la clef de la serrure. Il revoyait sans peine celle de son enfance qui dégringolait fraîche au printemps en roulant des odeurs de menthe entre ses genoux tandis que, fouillant des deux mains les trous des berges et les grosses pierres, il dégotait de leur niche, à l’aveuglette et du bout des doigts, des truites au ventre mou pointillé de rubis ; là il avait rêvé le Nil et le fleuve Amazone défiant une faune dantesque de crapauds, d’anguilles et de couleuvres. Il y avait passé tout compte fait beaucoup plus de temps qu’à l ‘école. Il y avait tout appris : du temps qui passe aux couleurs des saisons ; les secrets et les forces grouillantes et imparables de la vie jusqu’à celle enfermée dans le coffre de la coque des larves de phryganes ; magie fondamentale de « l’existence » où chaque parfum, chaque couleur, chaque forme, arrêté sous un galet ou accroché à la tige des joncs ou bien emporté ailleurs par le courant, ou chaque infime partie des choses liée par la transparence et la fluidité de l’eau donnait un sens et une réalité à l’ensemble. Et puis l’amont… et puis l’aval ! l’amont et l’aval toujours et dans le moindre mètre linéaire du cours ; l’amont qui décidait de l’aval, l’aval qui assimilait tout ce que lui apportait l’amont avant de devenir amont lui-même pour grossir le point d’aval immédiatement après lui situé ; le tout roulant, déroulant, pétillant, cascadant, avalant au passage la pluie du ciel ou se réchauffant de soleil, emportant les jours et les nuits depuis que les jours et les nuits se succèdent vers l’éternité et l’infini où tout recommence, où tout avait commencé : la mer, la mer amère et immense.

Que pouvait-il bien foutre là ? qu’avait-il fait ou que n’avait-il pas fait pour échouer dans ce bras-mort, cet étang ? lui qui s’était toujours contenté de se laisser flotter dans le chenal sans jamais prétendre calculer une éventuelle dérive, qui avait toujours fait confiance à la « rivière » pour le porter où il devait être emporté.
Il referma la fenêtre et regagna son lit mais il ne voulait pas dormir, savait confusément qu’ il ne devait, qu’il ne fallait surtout plus dormir. Il essaya encore de se souvenir. « C’est un trou de verdure où chante une rivière accrochant follement aux herbes des haillons d’argent » ; les mots revenaient inlassablement comme une résurgence au milieu du pré de sa mémoire mais ses souvenirs ne parvenaient pas à reprendre leur cours, restaient crochés sur l’image bucolique ou refusaient de s’en départir et de se défaire de ces haillons, voulaient à tout prix en rester là.

Quand l’infirmier entra dans la carrée et alluma le plafonnier il eut cette impression que le soleil, de la montagne fière, luisait au dessus de sa tête. La lumière se mit à pleuvoir sur lui.
Il se rappela brutalement. Comme un bouchon arrêté un instant par une digue reprend le fil de l’eau, sa mémoire reprit celui de l’ histoire.
Le coup était tordu depuis le début et bien avant qu’il ne se retrouve là ; d’ailleurs ce grand dépendeur d’andouilles d’adjudant était un familier des coups les plus tordus et que lui, pêcheur à la ligne capable de passer des heures les yeux dans l’eau en chantant des églogues, se soit laisser coller un uniforme sur le dos ne pouvait être qu’un gigantesque coup fourré de l’existence. Tout revenait, se précipitait et l’emportait dans un torrent.
« Trois… trois volontaires ! » qu’il avait dit l’adjudant en le dévisageant et lui demandant, d’un coup de menton, s’il avait quelque chose à perdre.
Il n’avait rien à perdre et comme d’habitude il s’était laissé embarquer.

Brusquement il eut froid et la chanson de la rivière lui parut s’évanouir, l’odeur des menthes sauvages que brassait l’eau lui échappait et, au pied du lit, les glaïeuls du vase nuaient leurs couleurs dans une aberration chromatique. Il parvint lentement à poser sa main sur sa poitrine ; « stop… arrêtez tout… je veux recommencer » pensa-t-il bouche ouverte sans pouvoir le dire tellement le sommeil le prenait et, sans que le soleil n’en puisse mais, il sentit sa chaleur s’en aller lentement et inexorablement vers quelque mer immense et amère par le petit ruisseau s’épanchant des deux trous rouges qu’il avait au côté droit.

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le chat rit
Envoyé vendredi 17 février 2006 - 22h00:   

tordu ET fourré hahahAHAHAHHAhahaha

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