Sable au sud de la mer Log Out | Thèmes | Recherche
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Isabelle
Envoyé vendredi 17 mars 2006 - 22h03:   

Sable ne sait pas toujours découvrir la fenêtre, du premier coup.

Non, il lui faut souvent errer dans la grande pièce nue et jaune et questionner ce qui fait la direction et quelquefois son cœur, son pauvre cœur se tresse de nœuds indénouables, pauvre Sable…

Bien sûr Nuage Noir est toujours là, mais s’il n’y était pas, subitement ? sans le dire ? Et alors Nou serait déjà arrivé. Peut-être aurait-il vainement cherché la fenêtre, peut-être dirait-il, comme il est si impétueux, " hé là ! et ma fenêtre? " et il repartirait ; pour Sable, ce serait tellement indiciblement catastrophique qu’elle ne pourrait même pas y penser. Elle s’évanouirait, et Nuage Noir ne serait pas content, il dirait des choses qu’il ne pense pas, il la maudirait, seulement pour une minute, car Nuage Noir est un homme très bon, mais il est souvent en colère. Surtout avec Sable, qui ne sait plus depuis longtemps tout ce qu’il est utile de savoir, comment sont les limites de son corps, ce que veulent dire les mots, et comment les raccrocher à tous les objets de la grande pièce jaune.



Par exemple, elle ne sait jamais comment fait Nou pour entrer, chaque fois qu’il vient, comment il fait pour, la grande porte-fenêtre ouverte sur le balcon, face à la mer, s’asseoir nerveusement par terre, allonger ses jambes, prendre une très longue respiration, et demander à Sable un cendrier pour toutes les cigarettes qu’il va fumer maintenant.

Elle soupçonne parfois Nuage Noir de le faire entrer par la porte de l’appartement, et dans ce cas elle pourrait s’étonner de ne pas entendre la sonnette, mais Sable depuis longtemps ne sait plus faire beaucoup de choses, par exemple ranger le son d’une sonnette dans la bonne case, celle qui fait comprendre qu’on a sonné à la porte.

Alors elle ne s’étonne plus. A d’autres moments, comme elle ne voit jamais la silhouette de Nou avant qu’il soit assis négligemment face à la mer, elle pense qu’il se matérialise tout simplement devant elle, à heure dite. Elle ne sait pas, mais cette pensée-là lui plaît.

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Il vient toujours au mois d’ août.

Il ne change pas. Ni de date, ni d’apparence. Pas comme Nuage Noir, qui devient de plus en plus beau dans le soleil, et ses cheveux bouclés parfois teintés de gris, de plus en plus, se dit Sable, mais il faut bien qu’il grandisse, tout le monde grandit dans le soleil. Et il le dit lui-même, qu’il grandit, ou bien parle-t-il d’autres personnes ? Il dit :

" ils grandissent, Sable, tu sais, je les vois grandir à chaque minute ".

Nou a toujours la même chevelure, Sable parle toujours de ses cheveux

Et Sable dit : Nou, comment font tes cheveux, tes beaux cheveux de crinière, pour être toujours aussi blonds ?

Et Nou répond, c’est ma famille de Venise.



Certaines années, Nou ne dit rien. On sent qu’il a souffert, le cœur creusé par les trahisons, par les femmes qui lui ont fait dire qu’il pouvait rester là à les aimer, mais qu’elles ne le prendraient pas très profond au milieu de leur vie, ou aussi par les gens qui préfèrent l’apparence d’un lien et ce que tout le monde en dit plutôt qu’un lien véritable.

Ou alors il est allé trop près de ces frontières poussiéreuses, et il a vu beaucoup trop de monstres d’acier, et entendu beaucoup trop d’avions qui portaient la mort dans leur ventre.

Alors Sable aime lui chanter toutes ses chansons de toile, du temps où elle savait tisser. Sa voix est une des choses qui lui restent, elle a gardé la fraîcheur d’un large corps penché vers le grand cadre vertical de palissandre qui sent bon. Très grandes lignes tombées blanches de lin, en deux rangées, de la main gauche on noue, on noue très vite, et de la main droite on découpe, on fait un autre nœud puis celui d’à côté, et de la serpe retournée on passe la rangée suivante on la repasse on l’aplatit, et pendant ce temps les chansons de toile se balancent dans l’odeur de la fibre, et Sable chante pour Nou qui ne dit rien cette année.

Ensuite, ils demeurent très longtemps là tous les deux, sur la mer : la colline vers l’extrémité de la fenêtre fait parvenir de fortes senteurs d’eucalyptus, de myrte et de figuiers, ils regardent avec soin comment le large coupe en plusieurs écharpes fines différentes toute la surface de l’eau, comment le ciel se teinte de mauve, et comment la lune va lentement de droite à gauche, vers l’ouest.

Ces années-là, Sable les nomme concerts de silence.

xxxxxx

Regardant de sa main hésitante Sable parfois désigne un élément et Nou lui dit alors le nom des choses. Elle comprend rarement, mais elle aime beaucoup la prononciation des noms dans la bouche de Nou, il dit " franges de brumes ", il dit " des goélands criant dans le ciel rouge " il dit " tiens ! la chauve souris est descendue du toit ". Et elle écoute. Puis le désir monte en elle de s’étendre aussi près de Nou comme lui s’étend nerveusement dans la fenêtre, son paquet de cigarettes sur la rambarde de fer forgé. Nuage Noir ne veut pas qu’elle le fasse, il sait bien que ses os se brisent au moindre choc . Mais Sable aime plonger son corps dans l’odeur chaude, contre la cuisse, et alors Nou posera toujours sa main sur sa poitrine, entre les seins, ou alors juste au promontoire du sein gauche, et il fera entendre un soupir immense, et il dira : " ah, Sable, Sable…. "

D’autres années Nou est beaucoup plus heureux, et son rire chevauche le vent par la fenêtre, il lance aux quatre directions des milliers d’éclats : c’est l’année des histoires, et Sable dit :

Nou, dis-moi comment est Chomo Lungma le magnétique ? et Nou dit à Sable les hauts plateaux désertiques, les roches noires, les oasis cachées où les moines cueillent la récolte d’orge, les enfants qui rient toujours et sont toujours heureux et gais, dit-on, à cause de l’extrême altitude. Priver la tête d’oxygène fait toujours rechercher le bonheur très simplement, assure Nou. Il dit aussi que la montagne est haute, si haute, si haute, qu’on la voit de l’espace, et si haute, si haute, qu’elle seule est capable d’entrer en course avec l’axe de la terre, de se frotter à lui.

Et Sable dit :raconte-moi ton nom ? et Nou lui dit encore comment il a écrit son nom sur un très long papier et comme il l’a caché dans la maison de Sable, pour ne jamais le perdre. Pourquoi un long papier ? parce que mon véritable nom est vraiment très très long, il collectionne des musiques et des syllabes, et moi-même parfois je l’oublie, sauf quand je viens ici. Et voilà.

Sable et Nou sont les seuls qui savent que Sable a un trou béant dans le ventre, au milieu, un trou pas très grand qui respire toujours, comme deux lèvres.

Un jour que Nuage Noir sera sorti, et que Sable sera enfin sur le point de mourir, elle enlèvera ses vêtements puis s’étendra encore auprès de Nou, au centre des fumées dans la fenêtre. Il posera ses lèvres sur les deux lèvres de son ventre et boira lentement un peu d’air de son âme. Cela le remplira, le nourrira. Ils le partageront. Ils parleront encore un peu, elle écoutera encore Nou lui dire des noms étranges et incompréhensibles, et puis il repartira.

Et ce sera la dernière fois...



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