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Stél*
| Envoyé jeudi 20 novembre 2003 - 05h15: | |
Nouvelle écrite pour le thème "les cadeaux inattendus" de la liste Pages Libres. ********* "Enfin, la souffrance changeait de corps" - Annie Ernaux, "l'occupation" -- Chandrani -- - Donnez moi un nom. Ce n'était ni un ordre, ni une supplique, mais une évidence. Comme si j'avais détenu sans le savoir, et pour ainsi dire malgré moi, le nom demandé par cette femme. J'ai commandé un second café et j'ai cherché ses antipodes du regard, l'endroit le plus éloigné d'elle où fixer mon attention, un tiroir où m'engouffrer, avant de le refermer derrière moi. Fermé pour cause de café pas encore bu. Pour cause de six heures et demi du matin. Pour cause d'appartenance à l'humanité, c'est à dire un ensemble de cloisons intelligentes. Une glace. Les antipodes de cette femme étaient une glace où elle se reflétait. La glace était immense, elle recouvrait la moitié du mur du café, et pourtant elle la remplissait. Je détestais rencontrer une illusion d'optique si tôt dans la matinée, à cette heure vulnérable où on est fichu d'y croire. - Vous m'avez très bien entendue. Le reflet de ses yeux se jouait de la distance et des couches de fumée de cigarette. Ils brillaient quand même. Minuscules et voilés, ils brillaient. Blonde foncée. Cheveux mi-longs. Une trentaine d'années. Taille moyenne. Des lèvres pleines. Mince. Yeux noirs. Un bel imperméable. J'ai accumulé ces données à toute vitesse pour la résumer à un ensemble de faits. Pour que son reflet se réduise. Pour la contenir. Presque pour la chevaucher. - Vous êtes en train de me regarder dans la glace. Moi aussi, je vous regarde. Non. On se voit l'un l'autre, mais ça ne veut pas dire pour autant que nous nous regardons. Elle avait dit tout cela sans précipitation, sans chercher à convaincre, en détachant bien chaque mot, comme si elle voulait réveiller patiemment en moi quelque savoir enfoui. - D'ailleurs, vous avez commandé un second café. Ça veut dire que vous ne voulez pas partir. Et que vous allez me donner un nom. - Je commande toujours un second café. Toujours. Je triomphais intérieurement. Elle croyait m'avoir débusqué, avoir percé un secret, un trouble dans mon comportement dont la mise à jour me lierait à elle. Au lieu de ça, je l'écartais comme on sectionne une mauvaise herbe, à la base. Pour matérialiser ma victoire, je l'ai enfin regardée en face, sans passer par le miroir. Cela n'avait plus aucune importance, maintenant qu'elle allait se taire. Son cou se mit à palpiter légèrement, une fois seulement. Je l'ai remarqué et il m'a semblé glisser sur quelque chose. - Je vous crois. Mais aujourd'hui, vous l'avez commandé alors que vous n'avez même pas bu encore votre premier café. J'ai senti mes jambes fléchir. Je me suis imperceptiblement raccroché au comptoir. Elle a ouvert son imperméable. Veste d'une classe discrète. Pull écru. Ceinture élégante. - C'est formidable, ce qui nous arrive. Par cette phrase, elle paraissait ouvrir un autre vêtement, invisible, du même geste que pour son imperméable. Elle parvenait à sourire sans que ses lèvres ne bougent d'un millimètre. - Écoutez. Je ne peux pas vous donner un nom. Vous en avez déjà un, forcément. Et pourquoi moi, d'abord ? - Parce que la plupart des gens n'ont que leur propre nom. Ils ne peuvent pas en donner d'autres. Vous, vous en avez un en plus. Et c'est le mien. Elle a enlevé sa veste et m'a adressé le même sourire invisible que pour l'iperméable. J'ai décidé de boire mon deuxième café avant le premier. C'était la seule chose à faire, la dernière chance d'aimanter un dieu qui renverserait la situation. Mais à la fin de la tasse, rien n'avait changé. Elle était toujours à côté de moi, ses lèvres légèrement ouvertes, semblant préparer la voie à ses mots par un léger souffle d'air. - Non. Je n'en ai pas. Ou bien, j'en ai eu un et je l'ai oublié. - Il... il vous est arrivé quelque chose ? Vous avez eu un accident ? - Pas que je sache. Je n'ai pas perdu la mémoire. Je sais nommer les choses. À droite, c'est un verre. Plus loin en face, c'est un sandwich. Nous sommes le matin. Vous voyez, je sais tout nommer. Sauf moi. - Mais... c'est une énorme responsabilité de donner un nom. Et... et si c'était un mauvais nom ? Un nom qui vous cause du tort ? - C'est un risque à prendre. - Choisissez le vous même, alors. Vous êtes la mieux placée pour vous nommer. Elle a porté la main à son pull et l'a enlevé. C'était l'étape suivante du déshabillage patient et graduel qui semblait marquer chaque étape importante de notre conversation. Si ce nom apparaissait pas rapidement , dans quelques minutes, elle contunerait de me le demander, nue et sereine devant le comptoir. - Non. Personne ne se nomme soi-même. Quand on naît, c'est toujours quelqu'un d'autre qui décide. Il ne faut pas déranger l'ordre des choses. Donnez moi un nom. Vous. Je veux que ce soit vous. J'ai entamé mon premier café. - Vous me demandez de vous offrir un cadeau inattendu. Et important. J'ai peut-être une idée. - Allez-y. - Quand j'étais plus jeune, j'avais une camarade d'université que j'aimais beaucoup. Mais elle était très différente de vous. - C'était votre amoureuse ? - Non. Une grande amie. - Alors, ça va. Vous pouvez me donner son nom. Je l'accepte. - Mais elle portait un nom étranger. Elle était hindoue. C'est la seule idée qui me vienne, je suis désolé. - Ça ne me dérange pas. - Elle s'appelait Chandrani. - Je m'appelle Chandrani. - Physiquement, ça ne marchera jamais. Vous n'êtes pas faite pour porter un nom hindou, regardez-vous... Elle respirait fort. Elle absorbait son nom, le faisait sien. Je l'ai trouvée belle. Belle grâce à moi. Incorporant quelque chose qui venait de moi. J'ai renoncé à la convaincre. Sans doute était-elle un peu folle, pas dangereuse. Juste un peu à côté. La seule hindoue blonde sur la terre entière. Demain matin, à la même heure, elle aurait tout oublié. - Il faut que j'y aille. Je dois travailler, maintenant. - Vous avez déjà beaucoup travaillé. Elle m'a souri, le premier vrai sourire visible depuis notre rencontre. Puis elle a remis son pull, sa veste, et son imperméable. J'ai aimé cela. C'était à moi seul qu'elle voulait se montrer et, maintenant que j'allais partir, elle se rhabillait. - Je vais rester encore un peu. Prendre un deuxième café moi aussi. Au revoir. - Au revoir, Chandrani. Il m'a fallu un quart d'heure de marche pour réaliser deux choses. D'abord, je n'étais plus auprès d'elle et ça m'inconfortait. Ensuite, j'avais oublié de lui donner mon nom, mon propre nom, de lui dire que je m'appelais... Une angoisse m'a saisi. Je ne parvenais plus à m'en souvenir. Je me suis mis à espérer que la journée passe très vite sans que personne ne s'en aperçoive. Puis je me suis promis de revenir au café, le lendemain matin à la même heure, pour demander à Chandrani de me donner un nom. 20-11-2003
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