Extrait d'Impressions anciennes, de René CHAR
Nous nous sommes imaginés, en 1945; que l'esprit totalitaire
avait perdu, avec le nazisme, sa terreur, ses poisons souterrains et
ses fours définitifs. Mais ses excréments sont enfouis
dans l'inconscient fertile des hommes. Une espèce
d'indifférence colossale à l'égard de la
reconnaissance des autres et de leur expression vivante,
parallèlement à nous, nous informe qu'il n'y a plus de
principes généraux et de morale
héréditaires. Un mouvement failli l'a emporté. On
vivra en improvisant à ras de son prochain. La faim devenue
soif, la soif ne se fait pas nuage. Une intolérance
démente nous ceinture. Son cheval de Troie est le mot bonheur.
Et je crois cela mortel. Je parle, homme sans faute originelle sur une
terre présente. Je n'ai pas mille ans devant moi. Je ne
m'exprime pas pour les hommes du lointain qui seront –comment n'en pas
douter- aussi malheureux que nous. J'en respecte la venue? On a coutume
en tentation d'allonger l'ombre claire d'un grand idéal devant
ce que nous nommons, par commodité, notre chemin. Mais ce trait
sinueux n'a pas même le choix entre l'inondation, l'herbe folle
et le feu ! Pourtant l'âge d'or promis ne mériterait ce
nom qu'au présent, à peine plus. La perspective d'un
paradis hilare détruit l'homme. Toute l'aventure humaine
contredit cela, mais pour nous stimuler et non nous accabler.
Comment délivrer la poésie de ses oppresseurs ? La
poésie qui est clarté énigmatique et hâte
d'accourir, en les découvrant, les annule.
Il nous faut apprendre à vivre sans linceul, à replacer
à hauteur, à élargir le trottoir des villes,
à fasciner la tentation, à pousser la parole nouvelle au
premier rang pour en consolider l'évidence. Ce n'est pas un
assaut que nous soutenons, c'est bien davantage; une patiente
imagination en armes nous introduit à cet état de refus
incroyable. Pour la préservation d'une disponibilité et
pour la continuation d'une inclémence du non-moi.
Nous sommes d'une lignée qui se sent à l'étroit
dans des sommations strictement intellectuelles.
L'hérésie secoue tôt la vaniteuse orthodoxie.
Il est sillonné de volontés passagères, le
poète, ce vieux nourricier, si semblable au coucou, le
réaliste voilé, l'absolu fainéant.
Le poète n'a pas de mission; à tout prendre, il a une
tâche. Je n'ai rien proposé qui, une fois l'euphorie
passée, risquât de faire tomber de haut.
Succomber est le risque, mais pour un édit lumineux qui puisse me contenir sans que je souffre de m'y trouver?
Pourquoi le mot poète me traverse souvent ? Pour qu'il y ait
plus d'espace dans le plein et moins d'erreur sur une identité
mal révélée. De la nécessité de
conserver les maîtresses ombres.
Créer ; s'exclure. Quel créateur ne meurt pas
désespéré ? Mais est-on
désespéré si l'on est déchiré ?
Peut-être pas.
René Char
extrait du recueil
"
Recherche de la base et du sommet, III. Grands astreignants, La Pléïade,
p742."
***
L'après-guerre laissera René Char profondément pessimiste
quant à la situation politique française et
internationale jusqu'à la fin de sa vie, comme en
témoignent "
À une sérénité
crispée" et "
L’Âge cassant" (repris en volume dans
Recherche de la base et du sommet). Sous ce rapport, ses vues
très lucides sont proches de celles d'Albert Camus dans "
L'Homme
révolté", avec qui il entretiendra une
indéfectible amitié.
Albert Camus écrit : « Je tiens
René Char
pour notre plus grand poète vivant et Fureur et mystère
pour ce que la poésie française nous a donné de
plus surprenant depuis Les Illuminations et Alcools [...] La
nouveauté de Char est éclatante, en effet. Après
tant d'années où nos poètes, voués d'abord
à la fabrication de « bibelots d'inanité »,
n'avaient lâché le luth que pour emboucher le clairon, la
poésie devenait bûcher salubre. [...] L'homme et
l'artiste, qui marchent du même pas, se sont trempés hier
dans la lutte contre le totalitarisme hitlérien, aujourd'hui
dans la dénonciation des nihilismes contraires et complices qui
déchirent notre monde [...] Poète de la révolte et
de la liberté, il n'a jamais accepté la complaisance, ni
confondu, selon son expression, la révolte avec l'humeur [...]
Sans l'avoir voulu, et seulement pour n'avoir rien refusé de son
temps, Char fait plus alors que nous exprimer : il est aussi le
poète de nos lendemains. Il rassemble, quoique solitaire, et
à l'admiration qu'il suscite se mêle cette grande chaleur
fraternelle où les hommes portent leurs meilleurs fruits.
Soyons-en sûrs, c'est à des œuvres comme celle-ci que nous
pourrons désormais demander recours et clairvoyance.
réf.
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