Articles sur les poètes francophones contemporains
&
Poètes du monde entier

ACCUEIL

ARCHIVES FRANCO-SEMAILLES

 


Printemps 2025

 

Anne Barbusse :

Les enfants sans mistral

(extraits)

 

(*)

 

 Une image contenant peinture, Peinture artistique, art, Dessin d’enfant

Description générée automatiquement

©Jacques Grieu, Sans ombre (peinture)

 

 

Cueillis le thym le chiendent et l’opprobre

Les lézards s’accélèrent

Les combes des collines ne dessinent que l’anfractuosité de la joie

Au matin après avoir ébahi les oiseaux le soleil parfait son global warming centenaire et nous alignons les désastres

Puis les hommes boivent et leur discours alcoolisé te réifie à mi-voix comme ciel plombé

Les oiseaux ont plus de joie, si tant est que les cris soient des joies

Au fond ne persiste que la pierre élémentaire, avec la rugosité silencieuse des écorces cosmiques qui imitent les totalités des astres couronnés

Ensuite tu poses ton corps vécu sous le ciel sidérant et attends que les oiseaux pleuvent, dans l’irrespect touffu à peine des fleurs de merisiers

Ta croyance n’est emportée par aucun vent

Tu te défies des drogues en vente libre autorisées pour que les hommes ne renversent pas les États démocratiques absolus

Et ton ivresse sobre a des subconscients de bourrasques et ta réclusion prend la forme stellaire d’un fruit défendu

Les mythes ont l’aplomb de la pierre et le présent s’éparpille

Dehors les forêts grouillantes s’adaptent aux randonneurs déracinés et aux passants très ignorants de la terre

Tu t’assois et ne contemples pas, tes angoisses planétaires désamorcent toute contemplation, et seuls les oiseaux invisibles comme les joies t’atteignent avant midi

Les chênes ont un langage façonné par le vent, l’éolienne a un langage bas carbone et résilient

Tu mets en route le moteur du mistral et regardes les énergies s’agripper à l’existence brute, cueillie à maturité, cueillie d’incertitude

 

 

*

 

Les chênes sont vieillards discrets sans morale et sans foi

 - quand tout à coup un oiseau innommable lance un cri distinct -

Ne te restent plus que les arabesques des mots libérés tout en haut du monde, là où la montagne ne parle plus qu’aux ciels et aux vents et aux arbres déliés

Dans ce dialogue d’après la joie, les chênes s’affairent à une introspection analphabète sous des espaces métalliques et quasi fictifs sans nuage aucun

Cette gageure déplie les forêts vivantes, fabrique des instincts de pré-conscience malgré le point d’eau asséché, sculpté de sabots enfoncés

Les bêtes allaitent le monde par intermittences et survivent à pas lents à nos pestes mondiales

Toutes les pierres souffrent sans le dire. Dans la chaleur montante. En mars et en avril

Nous avons désaxé le monde et aujourd’hui chaque bourgeon est un pari sur la sécheresse galopante

Tout s’accélère parmi les vibrations industrielles

C’est par le mensonge que les hommes gouvernent

L’amandier a plus d’un tour dans son sac et repart à la base du tronc, lançant de jeunes branches à la face du désespoir

Les hommes appellent cela politique et les cités perdurent, délitées dans l’espace, cernées de faubourgs insatisfaits

Mais aucune demande ne parvient jamais à maturation

C’est sans fruits que nous veillerons dans le paysage abasourdi

 

 

*

 

Oiseau cerné de soleil

Cri d’oiseau ratifié par l’absence effrayante des nuages

Depuis presque deux mois que la pluie ne s’est posée sur la terre et que les lézards prolifèrent

Les chasseurs orange fluo ont croisé les sangliers avec les porcs et depuis malgré tous les confinements du monde sont en mission destruction

Des papillons nocturnes mangent les buis gris

Toute l’humanité en mission destruction

Même les silences sont exploités par les brumes consommables

Ici pourtant aucun media ne focalise l’espace, mais la terre asséchée est une réalité touchée des oiseaux seuls

Il nous faudra tellement marcher sans foi avant que la mort vienne

Les suicidés fabriquent tant de cendres de leur non-vie calculée et tranchée à l’orée des arbres

Ne restent que le thym et les turgescences nucléaires comme des familles aux destins faméliques

 

 

*

 

La prière est une aberration centenaire. Tous les oiseaux ont tissé des désespoirs plus que vivants

Mistral arrêté, soleil branché, passion électrocutée, alors aucun souffle ne nous astreint à la conscience extrapolée

Puis la forêt nous adopte avant de nous rejeter dans les supermarchés et les vallées, sur les routes et les villes

En bas sévit le couvre-feu, et demain un confinement amélioré (plus besoin d’attestation dans un rayon de 10 kilomètres)

Le reste est un vent déchu, un printemps asservi, l’échec de l’ère post-industrielle, des émissions de CO2 tels les fantômes discrets de notre cartésianisme post-humain

Les chênes ne prient pas. Je ne suis que forêt désaxée et souffrance transcendée de forêt

La vieillesse est si lente qu’elle nous prend par surprise, parfois un matin d’avril à la lisière

Sans toit toutes les maisons de pierres s’enruinent dans les ronces quotidiennes, les épines et le lierre

Le chêne vert cultive la mort tout en haut de ses branches tandis que les forêts enracinent leurs arborescences et leurs connexions sans voix

Quand la forêt t’expulse, ne te restent que les routes et les hommes, les hôpitaux psychiatriques et le devoir

La maternité ne surgit que dans la conscience renversée

Et chaque trajet devient une émission de CO2, une non-prière sidérée et un parjure de la lumière

 

 

*

 

Le thym n’a pas de douleur, et ta féminité aucune définition intrinsèque. De légers nuages voilent la crudité de la lumière

Le fait que tu persistes encore quelques années sans dieu est un point d’interrogation. Mais cela n’occulte pas les arbres

Par instinct tu te lèves et mécaniquement le monde tourne

Les lézards sillonnent les pierres calcaire et on rassemble des brindilles

Le feu achève les ordures

Nous sommes les passagers d’une seule terre, immanente, déplacée

Dans les vallées électriques nous sommes repus comme vautours

Ciel voilé, montent les dernières motos venues des villes

Leur moteur s’accélère dans la forêt, oiseaux tus, soleil laiteux

Il faudra bien que la douleur s’ouvre

Nous y logerons des mots abstinents

Des veuves fuiront parmi les ruines mitoyennes et cadastrées ruines

Puis tu rechargeras la batterie de ton téléphone portable

Et ta culpabilité n’aura pas de nom

 

 

 

©Anne Barbusse. Les enfants sans mistral

(extraits d’un recueil inédit)

 

 

 

(*)

 

Découverte au numéro de mai-juin 2022 (à notre rubrique Terra incognita, avec des poèmes inédits et une présentation biobibliographique), Anne Barbusse a publié aussi, à Francopolis, des traductions du poète grec contemporain Yorgos Ch. Stergiopoulos (D’une langue à l’autre, nov.-déc. 2022) et a été accueillie,  avec des poèmes inédits d’un cycle d’« écriture-nage », au Salon de lecture de sept.-oct. 2023. J’ai commenté en toute admiration trois de ses recueils (La non-mère, À Petros, crise grecque, et Recluse), dans notre numéro de printemps 2024 (Lectures-chroniques).

Le recueil inédit dont sont extraits les poèmes ci-dessus, faisant référence explicite aux questions écologiques, témoigne d’une haute conscience du processus de l’autodestruction humaine, collective et irresponsable, que nous vivons tous en ces temps (« ta culpabilité n’aura pas de nom »), tout en mettant le doigt sur la grande manipulation qui le déclenche et le dirige, par les instruments et les agents des pouvoirs (« c’est par le mensonge que les hommes gouvernent »). Une très belle et puissante écriture soutient ces idées.

D.S.

 

 

Anne Barbusse

Francosemailles, Printemps 2025

Recherche Dana Shishmanian

 

 

Accueil  ~  Comité Francopolis ~ Sites Partenaires  ~  La charte  ~  Contacts

Créé le 1er mars 2002