FUNAMBULE
DE L’AIR
À l'ère du fragment, dans les
éclats de voix, ces riens
de rien
des poètes à l'enfance meurtrie
suivre le chemin et, dans un
rayon de lune
qui nous mène par la main, avec
eux dire :
« J'irai aux frontières de
la mort,
là où la nuit m'attend,
boire sur les rives le sang
que nul fleuve ne charrie,
le vif sang du rêve, de la
vraie vie,
l'antique sang qui forgera la
terre
où je naquis.
Moi pâle fantôme flottant entre
le ciel et l'eau,
funambule de l'air,
prêt à se laisser choir,
toujours,
jamais sûr de rien, surtout pas
du fil où j'avance à tâtons,
jamais sûr, sinon de la fin,
ce mystère, moi,
pauvre rêve incarné de ceux qui
me rêvèrent,
je pense à tous ceux qui, par
leur songe si ancien,
dans les strates du temps
m'ont fait croire au
mien ».
*
DES FÊTES ET DES FLEURS
(extrait)
A Edmée Diez, ma mère.
Blida
Ses silences,
ors d'une lumière
laissée là-bas,
reflets dans le cœur
et du vent les ardeurs,
couperet des saisons
sur une terre riante ou aride,
c'était selon,
rageuse ou clémente sans raison
‒ monts rouges, sauvages monts sanglants,
oueds à sec sous les oliviers
où errent les chèvres
houle sur les vergers au
printemps de la Mitidja
ou neiges de Chréa
seraient le décor
de ses premières heures...
Chemisier d'organdi à feston,
broche filigranée
à la naissance du cou,
boucles sages coiffées vers
l'arrière,
elle avait penché
‒ comme chat penche la tête ‒,
un regard où affleurait le
monde
de ses vingt ans.
Sur le carrelage du corridor,
L'ombre rectiligne s'affichait
vers le fond.
L'eau avait coulé à grands
coups de seau,
clapotement des pieds nus,
fraîcheur
à l'assaut des mollets
comme sur une plage
soudain désertée par le soir.
Dans la buanderie, les draps
faiblement luisaient,
fin d'une après-midi égale aux
autres,
en tête comme toutes.
Toujours n'est-il pas vrai
toujours ?
Pourtant cette fois,
l'odeur des mandariniers
l'avait arrêté
au seuil du doux hiver
songeuse:
Noël savourait-il déjà son
festin de miel ?
*
PREMIḔRES FOIS
À Eugène Diez, en son jardin.
Rochefort
La première bouche
glaça mes lèvres
comme une rafale d’hiver
engouffrée
par le carreau brisé.
(Ce fut une sensation éphémère
comme d’ouvrir la porte un jour
de tempête
et recevoir le coup de fouet du
vent…)
Le premier baiser eut un
long goût de feuilles
broyées dans un tourbillon
d’octobre,
noyées dans l’encre de la nuit,
mousse, terre âcre et fumée.
J’entrai de plain-pied
dans l’automne des caves
oÙ dorment les
confitures
de leur sommeil ambré,
cave où jamais je ne descendais
où un jour
pourtant je vis,
au bas de l’échelle, le vieil homme
qui peignit sans paroles,
tout le temps que dura le temps,
temps dilaté des premières années,
temps des premières fois
et des yeux étonnés,
qu’achevait le premier baiser.
Le vieil homme qui, par la couleur,
me raconta l’ailleurs
de feu où je suis née.
*
OFFRANDE DE LA NUIT
À Rochefort
Je t’offrirai ma peur laissée
dans la poussière,
dans le frissonnement des
années innombrables,
la trace du rayon ne tranchant plus la nuit,
et l’art de l’ange qui berçait
les étoiles.
Je t’offrirai l’intime de la
pluie
qui glissait au carreau de la
maison perdue,
les pas enfoncés dans l’hiver
d’un jardin qui ne fut
plus jamais, un jeune essaim de
dents et le rire défendu
parmi les cerises, la ferveur
et les cris disparus.
Je t’offrirai la pomme
disséquée,
l’étude de l’automne,
brume et sang,
un joyeux charivari d’ailes et
de feuilles,
une ronde de points noirs au
ciel comme un adieu.
Je t’offrirai le premier froid,
sel et marais d’éponge,
les boucles au loin de la
rivière brune,
berges de roseaux
et la balancelle balançant
au-dessus,
grincement de poulies,
du silence de ses eaux.
Silence des années comme ce
bout du monde,
des journées sans fin martelées
sous le gong,
d’une vieille horloge passée de
main en main.
Portes poussées, ouvrant
toujours plus loin,
vers un horizon qui sans fin se
dérobe,
capitaine de l’aube captivante
qui ravissait, rose et nacre,
mes yeux.
Toi qui ne m’as jamais
entendue,
qui ne m’entendras plus
quand l’air, las d’attiser les
braises,
glacera enfin mes veines,
ramassant dans sa poigne les
longs jours pris,
errant toujours
au détour du labyrinthe.
Quand je ne saurai guère plus
que je ne sais
avec la certitude de n’avoir
pas vécu.
Quand je serai cendre sous la
terre
mêlée à la cendre de milliards
d’inconnus.
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