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ARCHIVES FRANCO-SEMAILLES

 


Printemps 2025

 

Annick Le Scoëzec :

Les heures croisées

(extraits).

Présentation par François Minod

 

(*)

 

 

 

 

FUNAMBULE DE L’AIR

 

À l'ère du fragment, dans les éclats de voix, ces riens

de rien

des poètes à l'enfance meurtrie

suivre le chemin et, dans un rayon de lune

qui nous mène par la main, avec eux dire : 

« J'irai aux frontières de la mort,

là où la nuit m'attend, 

boire sur les rives le sang

que nul fleuve ne charrie,

le vif sang du rêve, de la vraie vie,

l'antique sang qui forgera la terre

où je naquis.

Moi pâle fantôme flottant entre le ciel et l'eau, 

funambule de l'air,

prêt à  se laisser choir, toujours,

jamais sûr de rien, surtout pas du fil où j'avance à tâtons, 

jamais sûr, sinon de la fin,

ce mystère, moi,

pauvre rêve incarné de ceux qui me rêvèrent, 

je pense à tous ceux qui, par leur songe si ancien,

dans les strates du temps 

m'ont fait croire au mien ».

 

*

DES FÊTES ET DES FLEURS (extrait) 

A Edmée Diez, ma mère.

Blida

                

Ses silences, 

ors d'une lumière 

laissée là-bas,

reflets dans le cœur 

et du vent les ardeurs,

couperet des saisons

sur une terre riante ou aride, c'était selon,

rageuse ou clémente sans raison

monts rouges, sauvages monts sanglants,

oueds à sec sous les oliviers où errent les chèvres 

houle sur les vergers au printemps de la Mitidja

ou neiges de Chréa 

seraient le décor 

de ses premières heures...

Chemisier d'organdi à feston, broche filigranée 

à la naissance du cou,

boucles sages coiffées vers l'arrière, 

elle avait penché 

comme chat penche la tête ‒,

un regard où affleurait le monde

de ses vingt ans.

Sur le carrelage du corridor,

L'ombre rectiligne s'affichait vers le fond.

L'eau avait coulé à grands coups de seau,

clapotement des pieds nus, fraîcheur 

à l'assaut des mollets

comme sur une plage

soudain désertée par le soir.

Dans la buanderie, les draps faiblement luisaient, 

fin d'une après-midi égale aux autres,

en tête comme toutes.

Toujours n'est-il pas vrai toujours ?

Pourtant cette fois, 

l'odeur des mandariniers 

l'avait arrêté

au seuil du doux hiver songeuse: 

Noël savourait-il déjà son festin de miel ?

 

*

PREMIRES FOIS

 À Eugène Diez, en son jardin.

Rochefort

 

La première bouche

glaça mes lèvres

comme une rafale d’hiver

engouffrée

par le carreau brisé.

(Ce fut une sensation éphémère

comme d’ouvrir la porte un jour de tempête

et recevoir le coup de fouet du vent…)

Le premier baiser eut un

long goût  de feuilles

broyées dans un tourbillon d’octobre,

noyées dans l’encre de la nuit,

mousse, terre âcre et fumée.

J’entrai de plain-pied

dans l’automne des caves

oÙ dorment les confitures

de leur sommeil ambré,

cave où jamais je ne descendais

où un jour pourtant je vis,

au bas de l’échelle, le vieil homme

qui peignit sans paroles,

tout le temps que dura le temps,

temps dilaté des premières années,

temps des premières fois

et des yeux étonnés,

qu’achevait le premier baiser.

Le vieil homme qui, par la couleur,

me raconta l’ailleurs

de feu où je suis née.

 

*

OFFRANDE DE LA NUIT

À Rochefort

 

Je t’offrirai ma peur laissée dans la poussière,

dans le frissonnement des années innombrables,

la trace du rayon ne  tranchant plus la nuit,

et l’art de l’ange qui berçait les étoiles.

Je t’offrirai l’intime de la pluie

qui glissait au carreau de la maison perdue,

les pas enfoncés dans l’hiver d’un jardin qui ne fut

plus jamais, un jeune essaim de dents et le rire défendu

parmi les cerises, la ferveur et les cris disparus.

Je t’offrirai la pomme disséquée,

l’étude de l’automne,

brume et sang,

un joyeux charivari d’ailes et de feuilles,

une ronde de points noirs au ciel comme un adieu.

Je t’offrirai le premier froid,

sel et marais d’éponge,

les boucles au loin de la rivière brune,

berges de roseaux

et la balancelle balançant au-dessus,

grincement de poulies,

du silence de ses eaux.

Silence des années comme ce bout du monde,

des journées sans fin martelées sous le gong,

d’une vieille horloge passée de main en main.

Portes poussées, ouvrant toujours plus loin,

vers un horizon qui sans fin se dérobe,

capitaine de l’aube captivante

qui ravissait, rose et nacre, mes yeux.

Toi qui ne m’as jamais entendue,

qui ne m’entendras plus

quand l’air, las d’attiser les braises,

glacera enfin mes veines,

ramassant dans sa poigne les longs jours pris,

errant toujours

au détour du labyrinthe.

Quand je ne saurai guère plus que je ne sais

avec la certitude de n’avoir pas vécu.

Quand je serai cendre sous la terre

mêlée à la cendre de milliards d’inconnus.

 

 

(*)

 

Extraits du recueil Les heures croisées, Éditions Garamond, août 2022

 

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Photographie (2011) reproduite de la notice dédiée à l’autrice sur Wikipedia

 

Annick Le Scoëzec, née à Blida (Algérie) le 20 avril 1955 et morte à Paris, le 11 janvier 2022, est une hispaniste, romancière, poétesse, comparatiste et traductrice. Le contexte de son premier roman Mélancolie au sud (2004) est celui des révoltes de la jeunesse de Mai 68 et les résonances plus lointaines qu’en perçut une adolescente, vivant à Rochefort, une ville assoupie dans un marais de son histoire. Son deuxième roman Esplanade avenue (2010) est une réflexion sur la question des origines et de l’appartenance. Les poèmes de Suite indienne (2001) et de Brouillard sur le Pavillon Haut (2015) se font l’écho d’une vision marquée par la peinture et la poésie orientale.

Agrégée de langues et de littérature hispaniques, docteure en littérature générale et comparée, Annick Le Scoëzec est entre autres l’autrice d’un essai littéraire Ramon del Valle-Inclàn et la sensibilité fin de siècle (2000). Jean-Claude Masson est le veuf de l’autrice.

 

Extraits de la quatrième de couverture (Jean-Claude Masson)

Les Heures croisées sont le dernier recueil de poèmes composés par Annick Le Scoëzec Masson (1955-2022).  Ils le furent pendant une année de traitements à l’Institut Curie, destinés à soigner un double cancer […] Les Heures croisées, c’est le défilé incessant, dans nos pensées comme dans nos songes de toutes les conjugaisons de l’espace et du temps : de l’enfance à l’âge mûr, de la terre natale devenue étrangère à la patrie devenue amnésique, du « réel » confronté à « l’imaginaire » et les idéaux de jeunesse mesurés à l’aune d’un mal incurable aux multiples visages. Et pourtant, chez cette bretonne d’Algérie, avec de surcroît une double ascendance (de l’Aragon au pays valencien) la grâce et la douceur, le savoir et les nombreux talents s’enracinaient dans un art de vivre indissociable d’une discipline quotidienne, d’une volonté souriante et d’une paisible ténacité. La "difficulté d’être " et le "sentiment tragique de la vie" ne l’ont pas emporté sur sa patience et sa confiance. C’est pourquoi dans ses derniers vers, Annick Le Scoëzec célèbre encore « la sacrée vraie beauté des choses, oui » et le seul temps qui contient et transfigure tous les autres : « le présent ne me fut jamais plus présent ». C’est l’offrande du poème de la vie pleinement vécue : l’absolu de l’instant parfait, le seul qui nous soit parfois donné de connaître en cette vie.

 

François Minod

 

 

Annick Le Scoëzec 

Francosemailles, Printemps 2025

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