Écrit comme dans une transe, dans un langage de flammes
volcaniques, lui-même un spectacle comme celui de la lave, Lilith, l’amour d’une maudite
puise son inspiration au mythe de Lilith, la femme maudite, reprouvée,
damnée, à l’origine de tout mal comme on voudrait bien le croire.
Nicole Hardouin refait l’image de la première femme,
créée de la glaise, comme Adam, son être complémentaire. Cette Lilith qui
traverse les siècles, entre légende et réalité, n’est pas fiction. Son
nom est inscrit dans la Bible, dans le Livre d’Isaïe. Elle figure dans
les anciens textes hébreux La Torah
et le Talmud comme la première
femme d’Adam, antérieure à Ève, à son antipode, rebelle, insoumise,
l’égale de l’homme. Elle trouble
l’ordre établi par la divinité, quitte Adam qui se retrouve dans une
cruelle solitude et réclame à Dieu sa partenaire. Le refus de Lilith de
revenir vers lui entraîne la création d’Ève d’une côte d’Adam.
Elle sera punie, chassée du Paradis, assimilée depuis à
la dépravation, symbole de la féminité noire, diablesse de l’enfer,
attachée à Satan, incarnation du mal. En psychanalyse, elle serait la
partie ténébreuse, instinctuelle, de notre psyché, l’inconscient
mystérieux et insondable. En astrologie, elle est associée à la lune
noire.
Dans sa représentation du mythe, Nicole Hardouin fait
référence à tous les symboles de la femme maudite, séductrice à faire
brûler le mâle de passion, à le mener à la déraison.
Dès le début de ce recueil de proso-poèmes, la voix
lyrique est celle de Lilith, à laquelle s’identifie la poète,
revendiquant ainsi sa nature rebelle, insoumise, séduisante,
provocatrice, indépendante, libre de jouir, l’égale de l’homme :
« Désirée,
désirante, inconnue, reconnue, femme-salamandre qui attise, défie,
obsède, émerveille.
Imaginée,
respirée, envisagée dévisagée, déesse-mère, première-femme, n’étant pas
née d’une côte, comme celle qui m’a succédée.
Je
ne dois rien à Adam. »
Voilà le portrait de la ténébreuse Lilith, très dense,
repris par la suite, image par image, dans les autres poèmes, dans un
rythme syncopé, à souffle brûlant comme le feu des entrailles de la
femme. Elle affirme donc sa totale liberté dans sa relation avec Adam, en
même temps que son pouvoir, son règne sur l’homme de tous les temps,
malgré sa mauvaise réputation. C’est comme une sorte de part manquante du
mâle qu’il cherche pour assouvir ses instincts primaires.
Puis s’ensuit dans une architecture lyrique cohérente,
habilement orchestrée, tel un spectacle, le récit de Lilith dès sa
gestion dans l’avant-temps du chaos originaire, avec le cortège des maux
que l’on lui attribue, même si ce n’est pas de sa faute.
La perspective sur le mythe n’est pas sans vouloir en
faire un réquisitoire de Lilith. Et c’est ainsi que le récit de sa
perversion tourne en accusation, devient combat de la femme qui se défend
contre l’homme, responsable de tous les maux, l’un plus atroce que
l’autre : guerres, exterminations, agressions, viols, perversités,
exclusions, tortures etc. Elle n’a rien fait de tout cela, son seul mal
était son désir de jouir des délices de l’amour sans brides, comme
l’homme.
On s’imagine à quel point les féministes du XXe siècle
se sont réjouies à trouver un tel archétype de femme pour revendiquer
leur liberté, indépendance, sexualité.
Le récit de Lilith commence par la Genèse :
l’avant-temps et les ténèbres matricielles, le magma où était enroulée la
première femme à naître de la glaise : « Le magma ondule, s’échappe en langues voraces, délire dans la
nasse de remous » ;
la « fragmentation de
l’indivisible », le combat entre les ténèbres et la lumière, la
séparation du feu de l’eau, le déchaînement des eaux primordiales,
« ivres de cette liberté
inconnue » ; la gestation et le mystère du
surgissement : « Je suis tapie
dans le souffle dont tout est issu » ; « Déesse triomphante à la féminité
tellurique, j’emplis l’espace. Nue au milieu des roseaux. Libre dans les
spasmes de l’eau, je porte la voix rebelle de tous les désirs inassouvis. »
Vient ensuite sa fuite, son exil, sa dépravation, le
refus de revenir, son désenchantement, sa punition, le vide, autant de
scènes d’un parcours existentiel sous le regard interrogatif de la femme
qui revoit sa vie, connaît son secret, confesse de s’être vengé contre
Ève, sa rivale, à l’aide du serpent.
Histoire d’amour maléfique, de délire passionnel, de
vengeance, voilà le premier aspect du mythe réécrit par Nicole Hardouin
dans une « prose néo-baroque » selon Claude Luezior, réputé
écrivain et critique suisse.
La femme-sorcière, maudite, est vue au travers des
vieux textes hébreux qui conservent ses traces : Kabbale, Livre de la Splendeur, Le
Cantique des cantiques, Job, Isaïe. Lilith prend la voix de celle qui
connaît l’évolution de l’humanité au fil du temps et s’en prend aux Pères
de l’Église pour son gommage de la Bible et ce que l’on a fait d’elle,
l’incarnation du mal.
La voix de la poète, inspirée par les sources
reconnues, s’y fait entendre superposée à celle de Lilith, déesse régnant
dans son univers, mais refusant la procréation exigée par Adam. Elle
s’enfuit, faisant de lui un « homme-dépossédé »,
car il a goûté de ses voluptés et ne les a pas oubliées.
Cette femme qui a cassé les interdits, a joui des
délires de la sensualité, de « l’amour
comme les éclairs », est consciente de son pouvoir de vie et de
mort sur l’homme, c’est sa vengeance : « J’habite l’équinoxe de leurs songes, la nacre de leurs épanchements.
Feu des chemins de traverse, j’incendie leur marée. // Ils implorent mes
houles, gîte de la déraison. »
Cependant, désenchantée, elle
reconnaît ce qui lui manque, l’amour qu’elle n’a jamais connu. C’est sa
véritable punition, découverte après l’exclusion du Paradis.
Par Lilith mythique, la poète s’interroge sans cesse
sur la condition de la femme, sur le mal dont on l’accuse et son devenir,
mais aussi sur la dégradation du premier homme par ses successeurs au fil
du temps. Elle met en balance son mal érotique, son désir de satisfaire
ses délires, et tous les maux horribles de l’homme, descendant d’Adam,
dans la lignée de Caïn : guerres, égorgements, tortures,
perversités, exclusions, lapidations etc. Même si l’homme se redécouvre,
il ne peut pas oublier Lilith, elle règne encore sur lui, provoquant ses
instincts primaires, mais sa folie meurtrière n’est pas de sa faute.
La reprise du vieux mythe est pour Nicole Hardouin un
moyen de s’interroger sur l’Histoire même de l’humanité avec ses
tragédies et les relations homme-femme par le premier couple, antérieur à
celui d’Adam et d’Ève, revendiqué pour primordial. L’affranchissement de
la femme des tabous a duré des siècles, son image d’égale d’Adam étant
éradiquée des écritures.
Lilith, l’amour
d’une maudite est un livre superbe, à lire à bout de souffle, à
sentir le feu et l’orage du langage poétique, la beauté sauvage des
images, sa tension, ses phrases éclatantes telles les flammes. Mais aussi
à réfléchir à l’actualité du mythe.
Belle œuvre poétique ce livre de Nicole Hardouin, une
orchestration habile d’images et de couleurs où rôdent les interrogations
existentielles. Un « livre
flamboyant » sous une « plume
de feu », comme le remarque si bien
Alain Duault dans sa belle préface.
Sur la fine couverture du recueil, le tableau Magnétisme de Colette Klein, poète
et peintre prestigieux, va à merveille avec la virtuosité poétique de
Nicole Hardouin dans la représentation contemporaine du mythe de Lilith.
Auteure, préfacier et peintre, voilà un triptyque artistique
remarquable.
©Sonia Elvireanu
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