D'une langue à l'autre...
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Actu : DECEMBRE 2013 - D'une langue à l'autre...



Ana Blandiana : Poèmes inédits en français


Combien il est difficile

Combien il est difficile de caresser un ange !
Aussi près soit-il, il craint ton toucher sur ses ailes
De peur que tu pourrais l’attraper,
Tourne, revient, voltige à peine audible,
Incapable de tout autre son.
Les anges, eux, ne savent pas parler,
Les mots sont inappropriés
À leur expression,
Leur seul message, muet, est leur présence.
La manière qu’ils ont de se rapprocher
Pour te couvrir de leur aura,
Mais s’éloignent immédiatement,
Effarés par l’intimité,
Protecteurs, pas familiers,
Laissant toujours une distance à travers laquelle
Mes paroles se traînent pour les atteindre,
Sans que je sache si
Elles ne sont pas trop faibles pour toucher leur ouïe.
Quel handicap de la foi :
Ne pas savoir si tu es entendu, si tu entends
De tous les sens, ne t’en rester qu’un seul : le rêve tactile
De caresser un ange, en effleurant ses ailes, sans l’effrayer…

**

La courroie du sac à dos

De cette hauteur en regardant autour
Je vois des sapins devenus rampants à cause du grand vent 
Et des vallées presque obscènes, sombres et humides,
Et d’autres crêtes plus petites ou plus grandes
Qui se regardent et se mesurent entre elles.

Des peuples foisonnants, se soumettant aux saisons
Avec une sagesse que la pluie pourrit,
Cachent entre leurs branches emmêlées
Des fauves assoiffés et miteux.

Quel calme sur tant de défaites !

La solitude prend la forme des agglomérations,
Les foules sont des déserts,
Le retrait vers les sommets avec le fardeau
De silences hésychastes est de plus en plus incertain,
Tandis qu’aux bords des omoplates
La courroie du sac à dos
Érode tes moignons aux restes de plumes.

***

 
La lumière cachée

Quelque chose s’allume dans la profondeur des feuilles
Qui ne comprennent pas ce qui leur advient
Et n’arrivent pas à y croire.
Elles se rendent compte que c’est une lumière
Qu’elles engendrent involontairement,
Telles des Mères intimidées par l’Enfant,

Telles des veilleuses effarouchées,
S’allumant toutes seules.

Peut-être devrais-je les aider,
Mais ne le peux pas.
Ce serait comme un aveu,
Comme une reconnaissance
De la lumière que je cache à mon tour,
En ajournant le lever douloureux
À l’autre bout.
Ce serait comme si j’acceptais
Que tout a déjà commencé.


****

Sur la surface de l’univers

Un monde dont je comprends si peu :
Les mots me revêtent
De brouillard et de nuages,
D’où rarement une étoile du matin
Aux marges en lambeaux
S’efforce de glisser quelque rayon de sens.
Tout est ou trop loin
Ou trop près,
Les lentilles toujours mal ajustées,
Les formes, non figuratives,
Ni goût, ni odeur,
Les doigts seulement, perdus,
Sur la surface grumeleuse
De l’univers.



 instantané pris sur le groupe statuaire à l’entrée du Musée du Mémorial des Victimes du communisme
 et de la Résistance, Sighet, Roumanie, à partir du site du musée.


Prière

Dieu des libellules, des papillons de nuit,
Des alouettes et des hiboux,
Dieu des vers de terre, des scorpions
Et des cafards de cuisine,
Dieu qui a appris à chacun autre chose
Et sais par avance tout ce qui arrivera à chacun,
Je donnerais n’importe quoi pour comprendre ce que tu as ressenti
Quand tu as établi les proportions
Des poisons, des couleurs, des parfums,
Quand tu as mis dans un bec le chant, dans un autre, le croassement,
Dans une âme le crime, dans une autre, l’extase,
Je donnerais tout pour savoir, surtout, si tu as eu des remords
D’avoir fait des uns des victimes, des autres, des tueurs,
Également coupable envers tous
Car tu les as tous mis devant le fait accompli.
Dieu de la culpabilité d’avoir décidé seul
Le rapport du bien et du mal,
La balance que tient difficilement en équilibre
Le corps ensanglanté
De ton fils, qui ne te ressemble pas.

*****





Poèmes traduits du recueil Patria mea A4 / Ma patrie A4, paru en 2010, et inclus dans le volume anthologique Pleope pe apă / Paupières sur l’eau, éd. Eminescu, Bucarest 2010 ;
de ce dernier recueil de poèmes il n’existe pas encore de textes parus en traduction française.




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Voir aussi :

Coup de coeur - poèmes de l'auteur
Une vie, un poète - Ana Blandiana
D'une langue à l'autre - Sertarul cu aplauze / Le Tiroir aux applaudissements,
fragment de roman

 

Poèmes inédits en français
de Ana Blandiana
traduction, Dana Shishmanian
Francopolis décembre 2013

Créé le 1 mars 2002

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