La nuit
s’abat sur la gare centrale d’Oslo, étouffant les rues aux alentours sous
une chape de ténèbres oppressantes. Seules les lueurs vacillantes des
réverbères qui éclairent la station parviennent à fendre la nuit, projetant
des ombres menaçantes sur le trottoir détrempé. Une bruine légère rend le
sol glissant et traître. L’esprit préoccupé par les cours d’histoire de
l’art qu’elle suit à l’Université, une jeune fille d’origine indienne se
dirige tranquillement vers la ligne 5, descend par l’escalier automatique
puis, une fois le passage souterrain gagné, elle s’assied sur un banc pour
attendre la rame. Elle pose son sac de cours à côté d’elle, ajuste les pans
moelleux de son manteau d’hiver l’un contre l’autre et assemble ses longs
cheveux lisses en une queue souple sur une épaule. Au-dessus de sa tête,
une lumière clignote en grésillant. La pluie se met à ruisseler. —Quel
temps ! se dit-elle. Heureusement que je n’ai qu’un quart d’heure de
marche à peine pour me mettre à l’abri une fois que je serais arrivée ! La
plupart de ses amis vivent en campus au centre d’Oslo. Elle, elle fait ce
trajet aller et retour quasi quotidiennement pour se rendre à la fac. Elle
occupe avec sa famille l’une des deux seules petites maisons de campagne
qui ont été construites sur les rives du lac Sognsvann. La première, la
plus ancienne, d’allure traditionnelle, est occupée par le garde forestier.
Elle est large, aux flancs écrasés, en planches d’épicéa peintes en noir et
au toit en herbe. Elle a été plantée en lisière de forêt. La leur est à
trois kilomètres en bas, vers le lac. C’est une maison chaleureuse en bois
de cèdre rouge, aux allures de cabane luxueuse, encadrée de conifères. Ce
grand chalet solitaire, qu’ils ont acheté dès qu’ils ont eu quitté l’Inde
pour s’installer en Norvège, offre une vue imprenable sur le plan d’eau et
sur les bois. Elle l’adore ! Cet endroit a été un coup de cœur, et
pourtant il est très désert, en retrait de tout, hors des sentiers de
promenades et de randonnées. Quand ses parents ont jugé que c’était là et
pas ailleurs qu’il fallait s’installer pour échapper au tumulte de la
ville, elle s’était tout d’abord inquiétée de l’isolement. Et puis elle
s’était dit que ce n’était qu’à une demi-heure d’Oslo et que cette
tranquillité leur ferait du bien à tous, même à elle, encore qu’elle n’ait
que vingt ans. Elle a un caractère casanier, elle a souvent besoin
d’introspection. Ça tombe bien : ils reçoivent très peu. Mila, sa petite
sœur de huit ans est dotée d’un tempérament doux et placide, comme leur mère.
C’est une jolie petite fille très intelligente, très intuitive. Elle est
rêveuse et on la voit souvent jouer avec sa poupée de chiffon pendant des
heures, assise à l’embrasure de la porte, en plein soleil. Elle emmène
cette fichue poupée partout avec elle ; lui montre le paysage,
l’emporte en promenade, la fait voyager en sa compagnie et lui partage son
goûter. Sa mère, ancienne chanteuse lyrique à Dehli, donne des cours à
l'Académie norvégienne de musique. Comme elle ne dispense pas beaucoup
d’heures, elle a tout loisir de consacrer la majeure partie de son temps à
l’éducation de ses filles qu’elle veut libres, émancipées de la tutelle
masculine, épanouies. C’est elle qui s’occupe de sa petite, la conduisant
en voiture à l’école et à ses activités de loisirs, son aînée préférant
l’autonomie que lui offre les parcours en métro. D’autant que son emploi du
temps à elle n’est pas forcément compatible avec celui de sa mère.
Elle
se dit qu’une fois arrivée, elle sera vite chez elle. Le chemin qui longe
le lac est bien éclairé, bordé d’arbres, leur ramure la protégera de la
pluie. Et s’il pleut trop fort, elle pourra envoyer un message à son père
qui a probablement terminé ses consultations médicales à cette heure-ci,
pour qu’il vienne la cueillir à l’arrêt de Sognsvann.
Elle
se sent détendue, un peu molle. Elle sort son IPhone de sa poche sans
précipitation et se met à scroller, les yeux rivés sur les applications du
portable. Un grand type, enveloppé d’une veste chaude et ample à capuche
gris sombre, une casquette de football des Bodo Glimt fortement enfoncée
sur la tête, vient s’asseoir sur l’autre banc. Genoux écartés, il s’adosse
au mur. Les mains profondément fichées dans les poches de son vêtement, il
regarde fixement les rails. Une fois que la rame de métro s’approche, elle
s’installe dans la première voiture qui se présente. L’autre s’est levé lui
aussi. Il vient s’avachir au fond du wagon, lui tournant le dos. L’œil en
coulisse, elle l’observe en douce. Il y a quelque chose qui ne va pas avec
lui : il porte de gigantesques bottes de protection anti-coupures vert
olive, sur un pantalon Cargo plein de poches. Le bas de ses jambes de
pantalon sont rentrés dans les bottines, ça lui donne une allure générale
un peu bancale, ce qui la fait sourire. Le métro s’ébranle. Elle joue à
Block Blast sur son téléphone. Elle détourne les yeux de son écran et
observe distraitement son reflet dans la vitre. Un instant, il lui semble
que quelque chose s’y tord, derrière elle. Quelque chose d’anormalement
long, une silhouette étrange aux contours distordus. Elle cligne des yeux.
L’image a disparu. Elle regarde l’heure. Se remet à scroller. Au bout de
quelque temps, elle lève machinalement la tête : le gars s’est
rapproché, il s’est installé plus près face à elle, les traits toujours
enfouis sous sa capuche. Elle ne se sent pas l’esprit tranquille. Il a dû
remarquer qu’elle le détaillait tout à l’heure et elle espère qu’il ne va
pas essayer de l’aborder. Avec sa fichue manie de trop observer les gens,
elle finira par s’attirer des embêtements. Or elle est peureuse et essaie
d’éviter toute confrontation et tout conflit. À cette heure-ci, tout le
monde ou presque est à la maison et ils ne sont qu’eux deux dans la cabine.
Elle se dit que, quitte à passer pour un peu parano à ses propres yeux, elle
préfère faire diversion en descendant à l’arrêt suivant. Peu importe si
elle ne sait pas où elle va atterrir, elle veut juste éviter un problème
avec cet homme-là, écarter tout risque. Dès qu’elle sent le train ralentir
et s’arrêter, elle se saisit de son sac et descend précipitamment. Elle
sort, monte l’escalator, fait quelque pas sur la droite. Il y a un bruit
désagréable qui accompagne ses pas : un genre de raclement irritant,
comme si on traînait un lourd objet en ferraille. À la sortie se tient un
vieux bonhomme. Il aiguise des couteaux à larges lames en sifflotant. Elle
s’enfonce dans la rue brumeuse avec l’idée de faire
bientôt demi-tour pour retourner dans le passage sous-terrain et
prendre le métro. Il s’est mis à pleuvoir plus fort, mais elle est sereine,
presque gaie. Brusquement, elle se rend compte qu’une silhouette engoncée
dans un gros blouson cherche à s’approcher d’elle. Encore lui. Autour
d’eux, pas âme qui vive ; l’atmosphère est pesante, presque menaçante.
Tant pis. Elle ne prendra pas le suivant. Elle préfère fuir au hasard du
dédale des rues inconnues comme elles se présenteront. Elle marche plus
vite. Elle frissonne. Elle ne s’est pas fait des idées : le gars aux
grosses chaussures de tout à l’heure la suit bel et bien !
La
jeune femme se met à courir, passe devant une pharmacie qui est en train de
baisser son rideau métallique, s’élance de manière effrénée une fois le
panneau d’affichage du trafic routier dépassé ; son rythme
respiratoire devient saccadé ; elle rase les murs des bâtiments étroits.
Elle hasarde des coups d'œil affolés par-dessus son épaule, espérant avoir
semé le type. Ses cheveux trempés collent à son crâne. Le martèlement des
chaussures de l’inconnu se fait plus insistant, implacable, se rapproche.
Son cœur menace d’éclater dans sa poitrine. L’homme, tel un chasseur, la
piste sans pitié, on ne voit de son visage qu’un regard dur transperçant la
nuit. Paniquée, elle s’engouffre au fil des ruelles aveugles. L’angoisse
occulte sa raison ; elle ne connaît rien de ce quartier. Ce lieu
étranger se resserre, toile d’araignée visqueuse tendue pour la capturer ;
la cité entière obéit à son terrible poursuivant et se met à son service,
pour la piéger et l’anéantir. Les chemins glissants au parcours chaotique
enflent et se bossellent sous ses pieds, cherchant à l’étrangler, se
dérobant, prêts à l’engloutir. Les murs, fuyants, déformés, lézardés par
endroits, ruissellent, inquiétants, se penchent vers elle, menaçants,
étouffants, hostiles. Elle essaie désespérément de fuir, s’enfile dans un
étroit boyau. La venelle est sans fin. Tout virage l’éloigne davantage de
la lumière, l’entraînant vers une autre impasse, plus inquiétante, afin de
l’avaler. Son cœur s’emballe, une spirale de
terreur irraisonnée la fait vriller. Elle sait qu'elle aura du mal à
maintenir cette vitesse éternellement, mais l'idée d’affronter son
harceleur est terrifiante.
Elle bifurque soudainement dans une
artère latérale, dans sa hâte de le semer. La ruelle est encombrée de
détritus, bordée de poubelles et de conteneurs de recyclage. Elle trébuche,
se rattrape de justesse, son pied ripe sur une flaque d'eau huileuse. Dans
son dos, la cadence des pas s’intensifie, le traqueur devenant plus avide,
excité par le désarroi de sa proie. Elle se plaque dos au mur pour
reprendre son souffle. Autour d’elle s’offre un paysage désolant
d’immeubles distordus, engloutis par la nuit. Des pas résonnent sur le
bitume humide. Mais un autre bruit lui répond. Un écho trop lourd, trop
métallique. À nouveau ce raclement sourd, semblable à celui d’une lame
traînée sur la pierre, s’insinue dans l’air putride. Un objet luit sous la
lumière blafarde : un manche de bois, rongé par l’usage, souillé
d’ombres poisseuses. Elle croit mourir de peur. Elle reprend sa fuite
éperdue. Ses chaussures glissent sur le trottoir détrempé. Elle manque de
tomber à nouveau. L’espace d’un instant une flaque d’eau lui renvoie son
reflet déformé, mais une autre silhouette flotte derrière elle- une enfant
aux yeux caves, son visage mangé par l’ombre. Mila ? Ses lèvres pâles
bougent sans un son. Cette apparition fugace la glace jusqu’à la moelle.
Impossible. Sa petite sœur ne peut pas être là. Elle se force à reprendre
ses esprits et reprend sa course, le cœur tambourinant dans sa cage
thoracique.
D’un coup, une allée se profile sur
sa gauche ; un halo blafard s'en échappe, pâle, mais prometteur. Sans
réfléchir, elle se précipite à l’intérieur d’un bâtiment délabré. Advienne
que pourra, au risque d’empirer la situation. Des remugles de moisissure
lui collent aux bronches. Plus pressants, les pas se rapprochent, martèlent
l’asphalte avec une régularité affolante, raisonnants dans ses tempes
bourdonnantes. Elle étouffe. Un frisson glacial parcourt son échine. Une
vague de désespoir l’envahit, ses muscles vacillent de fatigue. Ne pas
lâcher ! Ne pas s’abandonner ! Au fond d’un corridor au
papier peint fané, arraché par pans en lambeaux crasseux, sa fuite
précipitée est arrêtée par un large panneau rongé par la rouille.
Rassemblant ce qui lui reste d’énergie, elle se jette d’un coup d’épaule
contre celui-ci, faites qu'il ne soit pas verrouillé ! Se
dit-elle. Par chance, il cède sur ses gonds usés dans un râle
d’outre-tombe ; Une forte odeur de moisi et de
salpêtre l’oppresse. Vite ! Dénicher un abri. Elle escalade, en
trébuchant, l’escalier imposant en chêne aux marches bringuebalantes qui
lui fait face. Se dissimule, hors d’haleine, faisant corps avec un vieux
bahut poussiéreux, installé sur le vaste palier. Immobile, les poumons
atrophiés, l’âme dans un étau, elle écoute. La peur se fait plus vive. En
apnée, tremblante, le cœur révulsé, elle entend le battant de la cage
d'escalier grincer à nouveau : en bas dans le couloir, les semelles de
plomb résonnent, sépulcraux. Le raffut s'arrête. Pourtant il est là, à
l’écoute. L’espace semble suspendu. La tension est insoutenable.
Elle
le sait là, quelque part, dans la pénombre, il est tout près. Il rôde,
traque, attend sa moindre erreur. Elle se concentre : pourvu qu’il ne la
découvre pas. Le temps s’étire… Le souffle de l’autre s’est éteint,
mais elle le sent caché, guettant. Son cœur bat si fort qu'elle craint
qu'il ne la trahisse. Elle serre les paupières, priant pour une issue, pour
un miracle.
Le
cœur de la vieille baraque est plongé dans l'obscurité. Unique, une maigre
lueur filtre à travers les vitres crasseuses, tendues de toiles
d’araignées. L’odeur de sa propre mort est atroce, insupportable, si
proche. Le grattement lointain des branches fouettées par le vent,
écorchant les fenêtres, la raccroche à la vie.
L’oxygène
lui manque. Elle tâche d’observer l’immobilité la plus totale,
recroquevillée derrière le meuble. Puis un choc sourd, suivi de pas pesants
et déterminés. Elle va devoir fuir ! Tout mouvement menace de
la trahir.
Elle
mesure soigneusement chacun de ses gestes pour que le plancher ne gémisse
pas. Ses mains tremblent. Elle se faufile furtivement vers l’ouverture
entrebâillée d’une chambre dans l’espoir d’y trouver un autre endroit pour
se cacher. Elle s'agrippe à la poignée, pousse doucement le chambranle afin
de ne pas attirer l'attention de celui qui rôde. Un craquement fait écho au
silence. Son cœur bat plus fort de seconde en seconde.
Elle
est plongée dans une nuit noire, seulement éclairée par la faible clarté de
la lune. Elle se dirige vers une gigantesque penderie en bois, ouvre
précautionneusement les portes pour éviter de les faire grincer et s’y
réfugie. Elle s'accroupit sous des housses à vêtements poussiéreuses aux
relents de naphtaline suspendues à la tringle en métal, espérant que
l'homme passera sans la remarquer. Le temps s’allonge à l’infini.
Les
minutes s'écoulent, étirées, insupportables. Quelque chose grince, un bruit
léger, comme un rire étranglé. Le même que celui de Mila, lorsqu’elle
jouait à se cacher. Elle entend son tortionnaire monter lentement,
s'arrêter régulièrement comme pour savourer la terreur infligée. Derrière
lui, l’écho du métal racle le sol. Il atteint le palier, avance sans
précaution vers la chambre principale. La pauvre fille sent une sueur
froide couler le long de sa colonne vertébrale. La porte cède avec un
gémissement sinistre.
Entre les fentes du bois, elle fixe avec
angoisse la créature sombre qui s’est dessinée dans l'encadrement. Il a
pénétré dans la pièce. Il s’avance, ses mouvements sont calmes et calculés.
Il s’arrête, scrute autour de lui. Il fouille les recoins calmement, avec
méticulosité. Fait trois pas, s'approche dangereusement de l'armoire. Puis, il se fige. Le danger est
imminent. Il tend la main vers le pommeau, l’actionne sans ménagement. Les
yeux clos, elle est tétanisée sur une nouvelle prière silencieuse.
Au
dernier instant, un objet lourd, peut-être une lampe de chevet, s’écrase au
sol et se brise en mille morceaux. Le monstre se fige, hésitant, avant de
tourner brutalement les talons pour se diriger vers l’origine du son.
Alors, muette comme une ombre, elle s’échappe de son refuge, jetant un coup
d'œil affolé à la circulaire. Personne. Mais pour combien de temps ?
Elle
sait qu’il faut faire vite. Elle doit sortir de la maison. Elle aperçoit
une fenêtre mal fermée qui donne sur l’extérieur. Peut-être sa rédemption.
Dans le reflet de la vitre, quelque chose bouge. Une petite fille sourit,
l’invitant à la rejoindre d’un signe de la main. Au sol, un jouet d’enfant
trône sur le plancher, une toupie de bois qui tourne lentement avant de
s’immobiliser. Elle se rue, ouvre le panneau plus largement, prête à
sauter. Parcourue de frissons glacés, d’en haut, elle évalue la distance.
C’est dangereux, mais elle n'a pas le choix. Elle se laisse pendre quelques
secondes et se jette dans le vide. La chute est brutale, mais elle se
relève instantanément, ignorant la douleur. Elle court, se fond dans
l’obscurité en direction des bois. La peur décuple ses forces. Libre !
Le bruit des pas de l’agresseur résonne encore dans ses oreilles. Soudain,
une main s’abat violemment sur sa nuque, la forçant à s’effondrer au sol.
Son
abominable cauchemar la submerge : elle hurle, perdue dans la
noirceur ; son cri désespéré la propulse hors du rêve.
***
1.
Toute
imprégnée par l’abomination de ce qu’elle pense avoir vraiment subi dans
son sommeil, elle se réveille en sursaut. Son corps tremble violemment, son
souffle est saccadé et irrégulier. Non ! Au secours !
Laissez-moi ! À l’aide ! Elle étouffe. Ses yeux sont
écarquillés, emplis d’incompréhension. Elle tâche désespérément de se
reconnecter, mais l'ombre du cauchemar persiste et floute l’endroit où elle
se trouve, qu’elle ne reconnaît pas. Les contours de son persécuteur se
profilent dans la pénombre. Il l’a suivie dans la réalité, il s’avance en
ricanant. Elle pousse un long hurlement de désespoir, l'horreur de cette
abomination continue à l'engloutir. La tête lui tourne, le monde se dérobe
sous ses cris. « Tu ne seras plus jamais seule, je serai toujours
là, ne cherche plus à m’échapper » susurre l’agresseur. Elle
agrippe nerveusement les draps, cherchant un ancrage, mais elle ne trouve
que le vide, paralysée par une affreuse sensation. Prisonnière d’une crise
fulgurante, elle s’enfonce plus profondément dans son délire, envahie par
une peur viscérale ; désorientée, elle tente d’échapper à la terreur que
lui inspire cette apparition, alors elle se jette hors du lit, un cri
rauque échappant à ses lèvres. Elle se cogne la tête contre la table de
nuit, secouée de spasmes incontrôlables. Les ombres et les reflets de la
lune dansent sur le mur et la menacent en grimaçant.
Alerté
par les appels inhumains qui ont brutalement surgi d’une des chambres, le
personnel soignant accourt sans attendre. Ils essayent immédiatement
d’apaiser ses gestes désordonnés et de l’empêcher de se faire du mal. Elle
se griffe, s’arrache les cheveux ; elle s’est dressée face à eux,
prête à les combattre, incapable de les reconnaître. Debout au centre de la
pièce, la malade tente de leur échapper. Il lui est impossible de
distinguer le réel de l'imaginaire. Son cœur bat la chamade. Elle est en
sueur, les traits marqués par la peur et l'incompréhension. Elle halète,
ses doigts crispés se portent à sa gorge. Complètement désorientée, elle
éructe des mots incohérents, tâchant en vain d'articuler des réponses
qu’elle ne parvient ni à formuler ni à comprendre. Sa mémoire est
défaillante et pourtant, des fragments refoulés semblent vouloir émerger,
sans qu'elle puisse les restituer et encore moins les comprendre. Le corps
raidi, elle lutte, refuse de s'effondrer, épuisée. L’équipe médicale
s’efforce de la maîtriser, lui adressant des paroles rassurantes dans
l’espoir de calmer la tempête qui déferle en elle. Auprès d’elle se
pressent une infirmière et le psychiatre de garde :
—
Calmez-vous, tout va bien ! Essayez de respirer profondément. Regardez-moi,
mademoiselle ! fait une voix douce et rassurante.
Mais
elle n’entend rien. Les sons se noient dans le martèlement de son propre
cœur qui tambourine à ses tempes. Leurs visages se déforment d’une manière
inquiétante. Terrorisée, elle recule jusqu’au mur, ses mains levées devant
elle, pour repousser des ennemis invisibles. Ses lèvres tremblent. Qui
sont tous ces gens ? Qu’est-ce que je fais ici ? Où suis-je ?
J’ai tellement peur ! se dit-elle. Elle ne sait plus qui
elle est, elle ne reconnaît rien ni personne, alors la crise s’intensifie
et elle crie de plus belle.
—Non !
Ne m’approchez pas ! Non ! hurle-t-elle … Ne me touchez pas… Il
est revenu pour moi… Il est là ! Il va me tuer, moi aussi ! Vous
ne le voyez pas ? Faites-le sortir d’ici ! Par pitié, aidez-moi,
je vous en supplie ! Elle parle avec peine, d’un ton haché. Fixe un
coin de la chambre avec horreur.
Ils
sont aveugles, ma jolie. Seuls toi et moi savons ce qui se passe ici, marmonne le spectre sans visage, son
sourire étiré comme une ombre perfide. Eux, ils te grugent, ce sont des
chimères ! C’est simple, mon trésor ! Ils n’existent pas ! La
voix grince dans sa tête.
Les
infirmiers échangent un regard soucieux, leurs gestes délibérément
apaisants et précautionneux. L’un d’eux, à la voix posée murmure :
—C’est
terminé, respirez avec moi, d’accord ? Inspirez… Expirez … Tout
doucement. C’est bien… Prenons juste une grande inspiration. Vous avez fait
un cauchemar, un mauvais rêve. Revenez ! Il n’y a personne qui vous
veuille du mal, ici ! Tranquillisez-vous…
—Il
n’y a personne, ma chérie, tu vois ? Seulement toi et moi, dit en
écho la voix sépulcrale…
— Vous êtes en sécurité, nous sommes là
! Vous êtes à l’hôpital ! Ici, rien ne peut vous atteindre ! Respirant
profondément, elle essaie d’éradiquer l’épisode sévère qui l’oppresse avec
l'aide de l'infirmière et du psychiatre. Elle ne reprend toujours pas pied
dans le réel. La seule présence qui lui paraisse palpable est celle de
l’assaillant. Elle a l’impression qu’elle le connaît bien. Elle n’arrive
pas à l’identifier. Elle sent sa méchanceté. Elle sent sa dangerosité.
Celui qui est là est néfaste et accentue cette angoisse dont elle est
imprégnée toute entière et dont elle n’arrive pas
à se dégager. L’hallucination lui fait un lent salut de la main. La
silhouette s’estompe et disparaît tout à fait.
L’un
des infirmiers a posé une main sur son épaule, alors elle sursaute
violemment. Le psychiatre de garde s’approche à son tour.
—Nous
allons devoir intervenir pour calmer la crise, informe-t-il calmement en
aparté à la femme brune. On va administrer du Lorazépam par voie
intraveineuse. Cela va l’aider très rapidement. L’infirmière en cheffe
acquiesce.
—Non,
je ne veux pas ! balbutie la malade, la voix brisée.
—Je
comprends que vous ayez peur, mais faites-moi confiance. Je suis le docteur
Larsen. Tout ira bien, ajoute-t-il d’un ton ferme. Oui, bien sûr qu’on
te reconnaît, sale enfoiré de merde ! C’est à cause de toi qu’on est
enfermé ici, sale bâtard ! s’insurge la voix brusque d’une
inconnue, totalement différente de celle du sale individu caché dans la
chambre, et qui hurle dans sa tête.
L’infirmière
en cheffe s’est avancée prudemment. Elle lui parle avec une douceur
infinie. Elle ne semble pas s’inquiéter de cette voix venue d’on ne sait
où, qu’au fond personne n’entend, qu’elle seule. Elle s’approche calmement,
tâchant de ne pas l’effrayer davantage, tandis que deux aides-soignants la
contiennent. Lâchez-moi bande de crétins ! Foutez-nous la paix !
DÉGAGEZ ! La voix s’est de nouveau élevée, intérieure,
vindicative. La soignante tient à la main une seringue. —Juste une piqûre,
ça ne prendra qu’un instant ! Vas-y essaie juste pour voir, sale
connasse ! Hystérique, la patiente se débat. Elle semble avoir recouvré
quelques forces, l’espace d’un court instant. Ses yeux sont devenus durs et
son regard haineux, elle halète. On la croirait possédée. Elle tente encore
de reculer, mais soudain ses jambes fléchissent et elle s’effondre à
genoux, se recroquevillant comme un animal traqué. Toute énergie
l’abandonne. Ses pleurs sont devenus des sanglots étouffés, entrecoupés de
hoquets. Elle hoche la tête, incapable de protester encore, trop épuisée
pour résister. Qu’ils me laissent tranquille ! Faites qu’ils me
laissent tous en paix ! Je ne peux pas me défendre contre tout ça.
C’est trop. C’est beaucoup trop à supporter. Pitié, au secours
quelqu’un ! Il faut que quelqu’un me vienne à l’aide ! Ils
veulent tous me faire tant de mal. Tant de haine à mon encontre. Je n’en
peux plus ! Je suis tellement lasse. Épuisée. Je vais forcément
mourir… Mon corps me lâche… Une vague de résignation l’envahit, pesant
sur son corps épuisé. Elle n’a plus la force de se défendre contre ce chaos
qui l’écrase.
—Je
vais vous administrer un sédatif pour calmer votre angoisse. Ajoute la
femme qui s’est accroupie auprès d’elle. Cela va vous permettre de respirer
plus facilement. Vous allez vous sentir mieux, je vous le promets. Vous
allez ressentir un peu la piqûre, mais ça ira mieux très vite. L’infirmière
lui fait rapidement l’injection. Restez calme. Là. C’est bien. Est-ce
que j’ai le choix ? Est-ce que je peux m’imposer et lutter ?
J’abandonne. Ils sont bien trop. Je n’ai plus qu’à accepter de les laisser
me détruire.
—Voilà,
c'est fait. Le Lorazépam devrait commencer à agir dans quelques minutes.
Lance l’infirmière au médecin. Voyez : elle se calme déjà.
Le
psychiatre acquiesce.
—Bien.
Surveillez-la étroitement d’ici à ce qu’elle soit vue par Millereaud. C’est
Grégory qui a demandé à être chargé de son suivi psychiatrique. Dès demain
matin, il faut qu’elle le rencontre. Il a calé un rendez-vous à dix heures.
Il est plus que temps de commencer à travailler avec elle. Plus tôt on va
appréhender son cas, plus vite elle se stabilisera. Elle doit apprendre à
gérer ses émotions et à discerner le réel de l’imaginaire. Je vous laisse
avec elle. Je vais rédiger un compte rendu pour son psy.
Les
muscles de la jeune femme se sont dénoués lentement, comme si un poids
insupportable quittait son corps. Voilà. C’est tout. Je suis en train de
mourir. C’est fini. C’est déjà tout, ma vie. Tout est fini maintenant… Son
souffle retrouve une certaine régularité. On l’aide à regagner son lit où
elle s’allonge lourdement, le corps encore secoués de spasmes résiduels. Les
derniers sursauts avant la mort. Elle s’affaisse dans un sommeil épais,
presque comateux, ses pensées se brouillent…
À son
réveil, le silence pesant de la chambre l’accueille. Je ne suis pas
morte ? Où est-elle ? Une lumière fade venant de l’extérieur
filtre au travers des rideaux. Le chaos précédant semble appartenir à un
autre monde, mais l’étrangeté continue de peser sur elle. Où je suis,
ici ? Une douleur sourde à la tête lui rappelle sa chute. Elle
analyse l’espace environnant avec étonnement. Je ne connais pas cet
endroit ! Ce n’est pas ma chambre ! L’endroit dans lequel
elle se trouve allongée semble aseptisé, juste fonctionnel ; la pièce
reflète une atmosphère à la fois sobre et sécurisée. On m’a enlevée. Le
lit étroit est ferme, quoique confortable. Il est en métal robuste. Elle a
froid. On me séquestre. Voilà ce qui se passe. Elle se sent épuisée
et elle a très soif. À côté du lit, une petite table de chevet en bois
clair accueille une lampe à abat-jour, qui dispense une lumière feutrée.
Elle détaille le lieu d’un regard vide de toute expression. Elle ne sait
pas où elle se trouve. Elle n’a pas peur. Elle ne ressent rien. Elle a
juste l’impression d’être sortie de son corps. C’est un peu comme si elle
se trouvait en suspension au-dessus d’elle-même, sauf
que je ne sais pas trop qui je suis. D’ailleurs elle peut
s’observer, là, en dessous, allongée sur ce lit aux draps blancs,
impeccablement propres, au contact plutôt rêche. Est-ce qu’ils m’ont
attachée ? Non… Je peux bouger. Elle lève un bras au-dessus de son
visage. La douleur est diffuse. Elle regarde sa main, écarte les doigts.
Pourquoi j’ai le bras bandé ? Je n’ai pas mal. On me séquestre et on
m’a torturée. Elle laisse sa main retomber sur les draps. Ce simple
geste l’a fatiguée. J’ai été kidnappée par des fous. Ils font des
expériences sur moi ? Peut-être qu’on va me voler mes organes. Comment
sortir d’ici ? J’ai l’esprit tellement brouillé. Je suis épuisée.
Est-ce que quelqu’un va venir ? J’ai vraiment trop soif. Dans un
coin, une chaise ergonomique sur laquelle est posé son peignoir et une
petite table permettent aux patients de lire ou de dessiner. Ah, mais non.
C’est un hôpital. Je suis dans une chambre d’hôpital. Je ne vois d’eau
nulle part. Il faut que je réussisse à me lever pour aller boire. Il doit y
avoir une salle de bain. Les meubles sont fixés au sol pour éviter tout
risque de blessure. Un placard encastré permet de ranger les effets
personnels. Elle ne se souvient pas de son arrivée ici. D’ailleurs, elle ne
se rappelle rien. Je me demande ce qu’il y a dans cette armoire. Je
crois bien qu’on m’a amenée ici sans mes affaires… Mais alors, d’où je
viens ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Si seulement je savais ce que
je fous ici ? Si je reconnaissais quelque chose m’appartenant ?
Un objet ? Un livre ? Je me souviens vaguement d’un rêve abominable
qui m’a amené à vriller. On me poursuivait. C’était terrifiant. Du moins,
j’espère que c’était bien un rêve ? Peut-être qu’on m’a réellement
attaquée. C’est peut-être pour ça que je suis ici. On m’a sûrement trouvée
allongée par terre, comme morte ? C’est flou. Totalement incertain.
Bon. Réfléchissons. Quand je vais à la
fac, j’ai toujours mon sac de cours. Où est ce sac ? J’ai bien dû arriver
avec ? Est-ce que je l’ai perdu ? Oublié quelque part ? Elle fouille l’espace des yeux,
espérant y trouver cette sacoche à laquelle un peu de réel amarrer. Aucun
sac de cours non plus sur le fauteuil, installé face à la fenêtre. La porte
de la chambre semble solide, équipée d'un petit vantail d'observation et
d'un verrou extérieur sécurisé. On dirait carrément une porte de prison,
songe-t-elle. Les murs sont peints dans une teinte douce, un bleu pâle qui
invite au repos. Pourtant, ce calme forcé ne réussit pas à apaiser le
tumulte qui la submerge. Chaque objet –l’armoire, le petit carnet sur la
table, le fauteuil – lui semble chargé d’une sorte de mutisme réprobateur,
comme si tout ici lui reprochait quelque chose qu’elle ignore. Une grande
fenêtre, grillagée de barreaux discrets, mais solides, s’ouvre face au lit,
diffusant une lumière naturelle. Elle contemple le parc dont elle aperçoit
les fuseaux des grands arbres qui se balancent. On dirait des cierges
éteints, murmure-t-elle intérieurement, trouvant dans cette image
l’écho de son propre état. Elle imagine sa mémoire comme une forêt
incendiée : des troncs calcinés, des branches mortes et un silence
oppressant, où plus rien ne résonne. Son regard s’attarde sur la table de
nuit. Ce petit carnet épais qu’elle a remarqué tout à l’heure, l’intrigue.
Elle tend la main, ses doigts hésitent en effleurant la couverture. Elle
s’en saisit et l’ouvre, mais les pages sont vierges, comme sa mémoire.
« Rien…
absolument rien… » se
répète-t-elle tristement. Un
sentiment d’isolement l’étouffe à nouveau. Il n’y a rien autour de moi
que je reconnaisse et moi, je ne suis personne. Je suis tellement, si
désespérément seule ! Ces mots résonnent en elle avec une
douloureuse intensité. Comment peut-on être à la fois vivante et privée de
toute histoire, de toute racine ? L’idée qu’elle est, elle aussi, une page
blanche lui donne le vertige. Précautionneusement, elle sort du lit, toute
courbaturée, pour se diriger à petits pas prudents vers une porte étroite
qui s’ouvre dans le mur. La salle de bain attenante, simple, mais propre,
comprend une douche, un lavabo et des toilettes. Elle se rafraîchit le
visage et la nuque. Lape un peu d’eau au creux de sa main. Ses lèvres
asséchées lui brûlent…
En relevant la tête, ses yeux accrochent
ceux d’une étrangère qui lui apparaît dans le miroir. Qui est-ce ? Moi ?
C’est pas moi, ça ! Elle ne reconnaît pas
du tout cette personne. Pourtant, sa présence ne l’inquiète pas. Elle a
plutôt l’air sympa ! Grande, plus grande qu’elle d’au moins une
demi-tête, l’allure sportive, vêtue d’un large jogging gris cendré, elle
penche la tête sur le côté et renifle bruyamment, s’essuie le nez d’un
revers de manche. Elle a des cheveux châtain foncé, enduits de cire, coupés
très courts, coiffés à la garçonne. Vingt-deux ans environ. Sidérée, elle
voit la femme lui sourire d’un air narquois :
— Salut
! Moi, c’est Kerstin, je suis venue pour te protéger et te défendre.
La
jeune malade, effrayée par cette vision, sursaute et s’écarte du miroir. Je
ne vais pas bien, là. Je débloque totalement. Qu’est-ce qui m’arrive ? Elle
porte une main tremblante à son front. Lorsqu’elle se retourne pour sortir,
Kerstin n’est plus dans le miroir. Elle pousse un soupir de soulagement,
mais son cœur s’emballe à nouveau en voyant Kerstin affalée dans le
fauteuil de la chambre, comme si elle avait toujours été là. Kerstin s’est
à moitié affaissée, une jambe passée par-dessus l’accoudoir et admire ses
ongles comme si elle venait de les vernir.
—Pardon,
je m’installe ! C’est moi qui ai pris ta défense face aux infirmiers
tout à l’heure. Donc tu vois, ne t’inquiète pas ! Chaque fois que t’auras besoin de soutien, chaque fois qu’il va se
passer un truc qui te submerge, je prendrai l’dessus et je te défendrai,
t’as pas qu’à t’en faire. C’est pas dur : tu
switches ! Tu piges ? On est une famille ! T’es pas seule !
—Mais…
D’où sors-tu ? Comment es-tu entrée ? Je n’y comprends rien ! Je…
« switches » ?
—Je
suis en toi. Je ne suis pas toi, je suis quelqu’un à part entière. Mais…
Comment je vais t’expliquer ça ? Je t’habite. Voilà, d’où je
sors ! Ça fait un bon moment qu’on est là ! Perso, j’ai juste
attendu que t’aies besoin de moi. Voilà !
Coucou ! Kerstin est dans la place ! Quand t’as
besoin, ben oui, tu switches et moi j’arrive ! Ok ?
—Je
ne comprends pas ! Je suis possédée ? C’est ça ? Ou je suis
devenue schizophrène ? Mon Dieu ça y est ! J’entends des
voix ! Je suis devenue cinglée. C’est pour ça que je suis ici …
—Mais
pas du tout ! Rien à voir ! T’es juste
faite comme ça ! Allez, arrête tes délires, meuf ! Faut
assumer ! Faut que t’acceptes qui tu es !
Après un court temps de réflexion, elle précise :
— Écoute-moi
bien. Je suis là pour une raison. Tu m’as créée, même si tu ne t’en
rends pas compte. Tu as eu besoin de moi. Je suis cette partie de toi qui
refuse de se laisser détruire. Les souvenirs te submergent ? Les cauchemars
te déchirent ? Alors, laisse-moi prendre les coups à ta place. Je suis là
pour ça.
—Je
t’ai créée ? Moi ? Pourquoi j’aurais inventé un truc
pareil ? À moins d’être effectivement folle, dérangée !
Kerstin
s’arrête, son regard devient plus sombre, presque inquiétant.
— Parce
que tu es au bord du gouffre. Et que, seule, tu ne tiendras pas. Je ne suis
pas là pour discuter. Je suis là pour agir. Mais si tu veux qu’on s’en
sorte, il va falloir faire un marché. Tu me laisses intervenir quand ça
chauffe, et en échange, je te promets qu’on sortira d’ici. Ensemble. Mais
surtout, ne dis rien à personne. Pas aux infirmiers, pas au psy. Ils ne
comprendraient pas. Et tu sais quoi ? Ils t’enfermeraient à vie.
Elle
déglutit avec difficulté. L’idée d’être "au bord du gouffre" la
terrifie, mais l'assurance implacable de Kerstin la trouble. Une part
d’elle-même voudrait la rejeter, mais une autre, plus sombre, trouve un
certain réconfort dans cette présence si sûre d’elle.
— Et
si je refuse ? murmure-t-elle.
Kerstin
éclate de rire, mais son ton devient glacial.
— Tu
n’as pas vraiment le choix, ma chère. Parce que si tu refuses, je resterai
là, tapie dans l’ombre, à attendre. Et crois-moi, plus tu résistes, plus ça
deviendra… compliqué. Alors, détends-toi. Ça ira mieux quand tu comprendras
que je suis ton alliée. Pas ton ennemie.
—Et
comment ça va se passer ? Qu’est-ce que ça veut dire,
« switcher » ?
—C’est
pourtant logique : quand on a besoin d’interchanger nos rôles, toi tu
sors et moi je rentre ! On se croise si tu préfères ! Toi, tu vas
te détendre dans un coin et moi, j’entre en scène ! Je suis une
bagarreuse tu sais : J’ai pas une tête à me
laisser faire ! Les conflits ? J’adore, c’est mon kif… Oh, mais
t’inquiète pas ! Je vais pas t’envahir ! Je
suis comme ta coloc, juste. Tu piges ? Tu vas m’adorer. Je suis ton
Alter. Ton autre. Une part de toi qui ne te lâchera pas. Ah oui au
fait : tu sais ? Prépare-toi à accueillir d’autres Alters !
Toi, t’es en quelque sorte notre terre d’accueil.
—Non
mais là, stop. STOP ! Je ne peux pas entendre ça. Je ne suis pas prête
à ça. Tu dis vraiment n’importe quoi ! Je ne sais pas comment tu es
entrée ici, mais tu vas dégager. Ça suffit ! Je vais appeler une
infirmière.
Elle presse
le bouton d’appel. Kerstin s’est dressée sur ses deux pieds. Lentement,
elle s'approche dangereusement. Chaque pas résonne comme un coup de marteau
dans la tête de la jeune femme. Elle vient coller presque son visage au
sien :
—Sérieusement
? Appeler les infirmières ? T’es pas folle de
faire ça ! Non ! Non ! Pas besoin d’appeler. Tout va
bien ! Mauvaise idée. Très mauvaise idée. T’es
normale et moi je suis comme je suis. Parfois vulgaire oui, mais bon cœur.
Et surtout, c’est pour toi que je suis là. Tu te vois d’autres amis ?
Dit-elle en faisant un large geste, en balayant l’espace du bras. T’as juste besoin de nous ! Surtout, tiens notre secret ! Ne leur dis
rien ! Tu crois qu’ils vont comprendre ? Ils te prendront pour une
folle. Ils te gaveront de médocs jusqu’à ce que tu ne sois plus qu’un
zombie. C’est ça que tu veux ? Ces gens-là ne sont pas tes amis ! Et
surtout, surtout, tu
dis rien au psy non
plus! Si tu veux aller bien, si tu veux vite sortir d’ici, tu dis rien à
personne et tu parles pas de moi ! Sinon, tu vas te retrouver
enfermée à vie ! Tu piges ? C’est hyper dangereux ici !...
Écoute, ajoute Kerstin, adoucissant légèrement son ton. Je sais que
c’est dur. Que ça n’a aucun sens pour toi. Mais tu dois te faire à cette idée
: tu n’es pas seule ici. Et franchement… c’est une bonne chose. Parce que,
vu ta situation, tu ne survivras pas sans moi. Fais tout bien comme ils
veulent. Obéis, ne fais pas de vagues, histoire qu’on rentre vite chez
nous ! D’ici là, motus et bouche cousue ! La seule qui te
protège, c’est pas eux, c’est pas ton psy, c’est
moi, t’entends ? Allez hop, on switche !
Elle
tremble. Ses tempes lui enserrent le front. Mais une question s’impose dans
son esprit, brutale, tranchante : est-ce que Kerstin dit la vérité ? Ou
est-elle là pour la manipuler, l’entraîner encore plus loin dans la folie ?
Répondant
au coup de sonnette, une aide-soignante entre, son sourire chaleureux
illumine la pièce.
—Bonjour !
Comment vous sentez-vous ce matin ? Demande-t-elle doucement.
—Perdue…
Et fatiguée, répond-elle d’une voix hésitante. J’aimerais boire un peu
d’eau. J’ai la bouche très sèche. Comme si l’intérieur de mes joues était
en carton. Et j’ai la tête dans du coton. Mais… Qu’est-ce que je fais
ici ?
—Je
m’apprêtais justement à venir vous voir pour vous conduire auprès du
docteur Millereaud quand vous avez sonné. Il vous attend et va vous
recevoir dans son bureau. Mais avant tout, oui bien sûr, je vous apporte de
l’eau tout de suite. L’aide-soignante revient, portant un verre et une
carafe d’eau en plastique. Elle s’empare fébrilement du gobelet des deux
mains et se met à boire avec avidité.
—
Buvez par petites gorgées. Pas trop vite ! Vous allez vous étrangler.
—Expliquez-moi ?
Je ne comprends pas pourquoi je suis là. Je ne me souviens pas !
—C’est
justement pour cela que vous êtes ici... Votre absence de souvenirs. Votre
mémoire semble verrouillée. Moi, je ne suis pas habilitée à vous parler de
ce qui vous est arrivé. C’est au docteur de le faire. Venez, on va voir le
docteur. Avec douceur, la jeune femme la fait asseoir dans un fauteuil
roulant et l’emmène au travers des larges couloirs de l’hôpital.
L’ascenseur
glisse de deux étages dans un bruit feutré. S’enfile ensuite un étroit
couloir tendu de vert pâle. La porte du spécialiste s’ouvre sur une pièce
intimiste, plutôt spacieuse, claire et confortable. Un énorme Monstera
trône dans l’angle, près d’une fenêtre à la vitre feuilletée. L’atmosphère
du bureau est rassurante. Millereaud la reçoit avec un franc sourire. C’est
un homme jeune, bien bâti, d’environ trente ans, grand, mince, aux cheveux
blond doré impeccablement coiffés. Un sportif, sans doute, pense la
jeune femme. Elle ne peut s’empêcher de le trouver à la fois séduisant et
repoussant. Elle a l’impression d’avoir la chair de poule. Je dois faire
de la fièvre. J’ai froid, et pourtant je me sens brûlante.
—Bonjour,
je suis votre neuropsychiatre, le docteur Millereaud, dit le médecin d’une
voix calme et rassurante, tout en réajustant ses petites lunettes en métal
doré qui rajoute une touche d’intellectuel sérieux à son allure.
Installez-vous en face de moi, je vous en prie. L’aide-soignante quitte la
pièce en emmenant le fauteuil roulant.
—Alors ?
Comment va ?
La
jeune femme garde le silence. Il lui revient Kerstin. « Surtout
tiens notre secret ! Ne leur dis rien ! Ce ne sont pas tes
amis ! Et tu dis rien au psy non plus,
surtout ! Si tu veux aller bien, si tu veux vite sortir d’ici, tu dis rien à personne … »
—Je
vais bien, dit-elle dans un souffle. Je suis juste inquiète. Je ne me
rappelle pas être arrivée ici. Pourquoi je ne sais rien ? Qu’est-il
arrivé ?
—Vous rappelez-vous de qui vous êtes ?
—Pas
trop…
—Vous
vous appelez Alba. Est-ce que ce prénom vous rappelle quelque chose ?
Pouvez-vous compléter avec votre nom de famille ? Alba fait non de la
tête.
—Vous
vous appelez Alba Rahli. Quel jour sommes-nous, Alba ? Pouvez-vous me
donner la date ? La saison ? L’année ?
—Oui
je sais. On est en avril 2025. Je suis étudiante en Histoire de
l’Art ! Se souvient-elle. Je prends le bus pour aller à la fac. Je
m’en souviens parce que j’ai fait un horrible cauchemar et je me suis
souvenue avoir été poursuivie par un homme. C’était juste un cauchemar et
pourtant il me semble que ça a eu lieu dans le réel.
—Oui,
c’est exact, nous sommes bien en avril et vous êtes effectivement
étudiante. C’est très bien ! On va pouvoir commencer à travailler en
se basant sur les souvenirs qui vous restent et qui concernent
l’université, par exemple ? Qu’en pensez-vous ? Je vous conseille
d’écrire à ce propos dans le cahier qu’on a placé dans votre chambre. C’est
important. Ensuite on pourra parler de vos études, de vos amis… Vous aurez
envie de raconter ce mauvais rêve que vous venez de faire et qui a provoqué
cette crise de panique ?
—Oui.
Mais avant, j’ai besoin de savoir : Qu’est-ce qui m’est arrivé ?
Où suis-je ? Expliquez-moi ? Je ne me souviens pas. Je ne
comprends pas pourquoi je suis là. Les doigts joints pointés vers le
menton, le spécialiste s’enfonce dans son large fauteuil pivotant. Il la
fixe et commence d’une voix posée en articulant chaque syllabe :
— Je
vous reçois Alba, précisément parce que vous ne comprenez pas pourquoi vous
êtes hospitalisée et vous avez, bien sûr, le droit de savoir et de
comprendre. Alba secoue la tête tristement. Nous sommes à l’hôpital Gaustad
d’Oslo. Vous êtes ici parce que vous avez besoin de soins. Vous avez des
troubles cognitifs, c’est pourquoi vous vous sentez confuse et que vous ne
vous rappelez rien…. Vous avez subi un choc très important, très violent…
Alors, on va tout faire pour vous aider et vous guérir. Millereaud ménage
une pause. Il observe la jeune femme. Elle se tord les mains, regarde dans
le vague. D’un ton doux il reprend :
—
Vous souffrez d’un choc traumatique, vous avez perdu la mémoire. Tous vos
proches ont été massacrés. Vous êtes la seule survivante. Il voit Alba
sursauter :
—Ma
famille, massacrée ! Articule-t-elle péniblement d’une voix blanche. Mais
pourquoi les a-t-on tués ? Que s’est-il passé, au juste ? Je n’ai
pas souvenir de ça ! C’est terrible ! Affreux ! Le mot
« massacre » s’immisce comme un poison dans son esprit. Il
tournoie dans sa tête, à la fois brut et insaisissable. Elle essaie de se
rappeler quelque chose, de provoquer une image mentale. C’est une brume
dense, une horreur sans visage, qui brouille son esprit. Rien ne lui vient.
« Choc traumatique ? » Kerstin rit doucement dans un coin de son
esprit, un rire presque moqueur. « Tu crois que c’est aussi simple que
ça ? Ils ne savent rien. Toi non plus. Et c’est mieux comme ça. » Alba
secoue imperceptiblement la tête, cherchant à se défaire de cette voix,
mais c’est inutile. Kerstin poursuit, plus sombre : « Rappelle-toi,
Alba. Silence. Sinon, tu regretteras. »
—Vous
êtes atteinte d’amnésie. Mais en travaillant ensemble, on va rassembler les
pièces du puzzle. La mémoire vous reviendra petit-à-petit avec le temps,
soyez confiante. Ce que je peux vous assurer, c’est que vous n’êtes pas
seule. Nous allons avancer pas à pas, ensemble. Vous êtes au service
psychiatrique, vous avez traversé une nuit difficile.
Le
mot « psychiatrie » horrifie Alba.
—Psychiatrique ?
Pourquoi ? Je vais bien ! J’ai toute ma raison, je suis juste
fatiguée.
—Vous
ne vous souvenez de rien, n’est-ce pas ? Vous ignorez totalement ce
dont je vous parle ? Alba secoue la tête.
—
Non, rien. Absolument rien. De rien ni de personne. Elle se sent toute
petite, abandonnée et impuissante… L’angoisse l’envahit, elle se met à
parler très vite sans prendre le temps de respirer :
— Je
veux sortir d’ici. Je veux rentrer chez moi. Je n’ai rien à faire ici, je
ne suis pas folle ! Je veux partir. Laissez-moi sortir d’ici ! Je
veux voir mes amis… Ses yeux se remplissent de larmes. Elle s’est dressée
sur ses pieds.
—Ne
vous agitez pas s’il vous plaît. Cette première séance vous a épuisée. Vous
êtes très fatiguée. La nouvelle a été très brutale. Mais j’ai préféré vous
en parler moi-même plutôt que de laisser ce soin à la police criminelle.
Maintenant je vais appeler l’infirmière qui va vous raccompagner jusqu’à
votre chambre.
—Je
n’ai pas le temps de rester ici, j’ai un examen à préparer ! Cette
situation est complètement surréaliste !
—On vous laissera réviser si vous vous en
sentez la force. Mais avant tout, soignez-vous, faites-nous confiance et
tout ira pour le mieux. Voilà justement Sigrid, votre infirmière. On se
revoit très prochainement, à présent il va falloir vous reposer, et bien
prendre votre traitement. Je compte sur vous, je vous fais confiance. C’est
important. Bonne journée !
—Encore
un instant ! Qu’est-il arrivé à mon avant-bras ? Pourquoi est-il
bandé ?
—On
vous a attaquée à la hache. Je ne sais pas par quel miracle l’entaille a
été superficielle. On a dû vous agresser dans le noir, ou alors on a
délibérément choisi de vous épargner. La police vous expliquera tout ça en
temps voulu. Retenez que votre bras sera assez vite guéri. Vous êtes à
présent entre mes mains, tout va bien se passer, laissez-vous choyer. Le
temps fera le reste. Ayez confiance ! Reposez-vous sur moi. Bonne fin
de journée mademoiselle.
Alba
est horrifiée par ce qu’elle vient d’entendre. Abasourdie, elle se laisse
guider par l’infirmière qui l’aide à s’asseoir à nouveau dans le fauteuil
roulant. La nouvelle arrivante est une grande femme brune, très mince,
presque sèche, au visage réfléchi et soucieux qui lui sourit avec bonté. Ce
genre de sourire très professionnel qui vous inspire confiance et vous fait
ressentir que vous êtes entre de bonnes mains et vous rassure
instantanément.
Une
fois de retour dans la chambre, Alba s’affaisse dans le fauteuil et se met
à pleurer.
—Ne
paniquez pas. Buvez un peu d’eau et respirez. Essayez de garder votre
calme. Soyez patiente et ayant confiance en nous. Je vous assure que vous
êtes en lieu sûr. Détendez-vous, Venez au lit. Ne restez pas dans ce
fauteuil. Vous tremblez. Allez. Allongez-vous. Il faut vous reposer
maintenant. Essayez de vous détendre et respirez tranquillement.
—Est-ce
que c’est vrai ? Je suis vraiment la rescapée d’un massacre
familial ? Mais comment est-ce possible ? Est-ce qu’il me reste
quelqu’un ?
—Hélas,
c’est vrai… Je ne sais pas, Alba, s’il vous reste de la famille.
—Je
suis sûre qu’il me reste quelqu’un. J’ai bien des amis sur lesquels
compter ? Quand est-ce que je pourrai recevoir des visites ? En
tout cas, je ne peux pas rester comprenez-vous ? J’ai mes examens
à préparer. Tout va s’arranger. Je serai vite rétablie, je ne suis jamais
malade. Est-ce que je ne peux pas être soignée à domicile ? Ça ne peut
pas être grave ! Je dois sortir d’ici. Alba commence à s’agiter, elle
se tord les mains nerveusement.
—Vos
examens à l’université ne doivent pas être vos priorités actuelles. Il faut
vous soigner. Vous réparer, Alba. Le choc a été énorme, votre tête ne l’a
pas supporté et s’est verrouillée pour vous protéger. Ayez confiance en
nous : on va tout faire pour vous aider. Ça va aller ! On va
retrouver vos souvenirs perdus ! On va faire
des exercices, bien sûr pas aujourd’hui, pas maintenant, quand vous serez
plus forte. Rien de douloureux, rien de très long ! On fera de petits
exercices qui ressemblent à des jeux, parce qu’il faut tester cette
mémoire, vous êtes d’accord ? Nous allons ensemble travailler avec
votre aide pour vous pousser à recouvrer cette mémoire qui vous fait
défaut. Vous voulez bien coopérer, Alba ? Ça peut aller très vite
comme ça peut être bien plus long, prendre beaucoup de temps. On va tout
faire ensemble pour vaincre votre amnésie. Ce sera déjà un point positif si
votre mémoire essaie de s’ancrer un peu dans le présent en vous rappelant
vos études universitaires. C’est bien de vous en rappeler. Qu’est-ce que
vous étudiez ?
—Histoire
de l’Art…Est-ce que quelqu’un m’a réclamée ? De la famille ? Des
amis qui ont demandé à me voir ?
—Je
ne peux rien dire à ce sujet. Je ne sais rien. Votre psychiatre est le seul
à recevoir ces informations. Généralement en début de traitement, vous
n’avez pas droit aux visites. Mais le docteur entendra et recevra qui se
présentera pour l’avancée de votre dossier. Ne vous inquiétez pas.
—Je
me sens triste, si triste ! Je suis désespérée de n’avoir rien à me
raccrocher. Je voudrais tellement comprendre ce qui leur est arrivé et être
capable de ne pas ressentir une telle peur !
—Je
comprends. Je vais vous laisser maintenant. Essayez de vous reposer !
Si quelque chose vous revient, on a mis un petit carnet sur la table de
nuit dans lequel vous pouvez prendre des notes. Tenez. Prenez-le. Vous
pouvez y écrire où y dessiner, si vous voulez. À bientôt Alba. Nous sommes
amenées à nous voir très régulièrement. En attendant reposez-vous. Vous
avez fait une grosse crise de panique cette nuit et la séance avec le
docteur vous a épuisée. Bien sûr, en plus des soins, il faudra accepter de
bien prendre votre traitement.
—Cette
attaque…Est-ce que vous croyez que c’est de ma
faute ? Est-ce qu’ils sont morts à cause de moi ? Est-ce que j’ai
fait quelque chose ? Pourquoi suis-je la seule à être restée en
vie ?
—Mais
non. Bien sûr que non. Ne vous sentez pas coupable. Personne pour l’instant
n’a d’explication à donner concernant cette folie meurtrière. Vous n’y êtes
pour rien. Vous êtes victime, vous aussi. On va essayer de surmonter tout
ça et d’avancer vers votre futur. Courage…On va y arriver, mais ne vous
tourmentez pas outre mesure… Je crois en vos possibilités, Alba !
Ajouta l’infirmière avec une pression réconfortante sur l’avant-bras de la
jeune femme. Faites confiance à votre équipe soignante et tout ira bien. Ce
geste, d’une tendresse calculée, la ramène à cette réalité froide,
clinique. Ces mots, pourtant bienveillants, la submergent comme des vagues
sur une roche, incapables de percer la carapace de son angoisse. Le mot
"amnésie" n’est qu’une étiquette, pense-t-elle, mais elle est
obligée de faire un constat de sa situation actuelle qui la laisse
terriblement vide. Elle voudrait crier, leur dire qu’elle n’est pas un cas
à soigner, mais surtout et avant tout une jeune femme qui veut juste comprendre,
se souvenir, redevenir entière.
Sigrid
quitte la pièce dans un imperceptible frôlement d’oiseau. À un oiseau se
dit Alba. Cette infirmière me fait penser à un corbeau blanc. Alba
reste immobile, ses mains tremblantes posées sur ses genoux. « Faire
confiance », lui a-t-on dit. Mais à quoi ? À qui ? À cet endroit où elle
n’est qu’un numéro sur un dossier ? À ces soignants qui, malgré leur
douceur, restent des étrangers pour elle ? Ils te disent de faire
confiance, de te soigner. Comme si c’était possible. Comme si quelqu’un
pouvait te sauver, Alba. La voix de Kerstin se glisse entre les mots de
l’infirmière, les rendant flous, presque inaudibles. Pourquoi veux-tu
écouter ces inconnus, alors que moi, je suis là ? Je t’ai protégée cette
nuit, tu te souviens ? Alors écoute-moi, pas eux. Elle soupire, ferme
les yeux, et s’efforce de calmer le tumulte en elle. Elle se met à pleurer,
la tête entre ses mains, tentant de calmer les battements effrénés de son
cœur. Épuisée, elle s’endort…
La
chambre est plongée dans une semi-pénombre, éclairée seulement par la
lumière diffuse qui filtre à travers les stores. Alba s’assied sur son lit,
les genoux repliés contre elle, le carnet vide posé sur ses jambes. Les
mots du psychiatre résonnent dans sa tête, lourds, pesants:
"Votre famille a été massacrée."
Elle
pose le carnet sur la table de chevet, incapable de tracer une seule lettre
ni d’esquisser le moindre dessin. L’idée même d’écrire sur ses souvenirs
lui semble admettre que ce qu’elle se refuse à croire a vraiment existé. Mais elle
n’est pas prête.
Écrire, ce serait cristalliser l’horreur, lui offrir une existence
tangible. Ce serait admettre l’irrévocable.
Un courant d’air imperceptible parcourt
soudainement la pièce, effleure sa nuque, vient expirer sur sa peau. Elle frissonne. Une impression
glaciale rampe le long de son échine, une caresse spectrale, un
avertissement. Pourtant, la fenêtre est close. Une voix fluette,
déliquescente, émerge du silence, se déploie dans l’air comme on dirait
d’une feuille morte emportée par une brise funèbre.
— Alba...
La voix
est claire, fragile, presque enfantine. Elle tressaille. Son regard
s’arrache à l’obscurité pour sonder la chambre, scruter les recoins
ténébreux à la recherche de ce qui se tapit, guette, attend. Mais tout
demeure figé, englué. Elle se lève d’un bond, vacille sous le poids d’une
panique montante.
— Qui
est là ? demande-t-elle, la voix tremblante.
Son
propre souffle lui répond, court et erratique. Elle fait un pas en avant,
mais son pied heurte un obstacle. Un objet mou, inerte. Elle baisse les
yeux et retient un cri.
Une
poupée.
Une
misérable poupée de tissu, flétrie par le temps, déchirée, coutures
distendues, cheveux de laine effilochée en désordre. Ce n’est pas l’usure
qui la pétrifie, mais le vêtement. Cette robe délavée, jadis d’un bleu
tendre, souillée à présent de larges traînées pourpres. Un rouge sombre,
figé dans les fibres, une souillure indélébile, telle une plaie qui
refuserait de guérir. Elle la fixe, les battements de son cœur résonnant
dans ses tempes.
—Alba…
Un
murmure. Léger, fragile, l’effleurant d’une caresse de plume. Alba se met à
trembler. Son regard se crispe sur le jouet, fouille la chambre d’un œil
affolé. Mais tout semble inerte, pétrifié dans l’immobilité nocturne.
— Qui
est là ? reprend-elle, la gorge serrée. Son cœur cogne, sa respiration se
bloque. Quelque chose rôde. Quelque chose attend. Alba se fige. La voix. Plus
distincte, plus près. Un tressaillement la traverse, aussi fulgurant qu’un
courant froid. Elle ne veut pas relever les yeux.
Pourtant,
elle le fait.
— Tu
m’as oubliée...
Elle
a compris : Mila est là.
Elle
se tient dans l’angle. Droit devant elle, debout dans l’ombre mouvante,
juste à côté de la fenêtre. Sa silhouette frêle se fond dans
l’obscurité ; son visage livide émergeant d’un halo indistinct et ses
longs cheveux noirs ruissellent sur ses épaules, encadrant ses traits figés
dans une expression insondable. Mais ces yeux… ses yeux… Ils brûlent d’une
lueur fiévreuse, un éclat de reproche, d’accusation.
—
Mila ? Alba laisse échapper ces deux syllabes d’une voix tremblotante. Un
prénom, exhumé, contre toute attente, d’un gouffre oublié. Mila, sa petite
sœur.
La
fillette ne répond pas. Elle avance. Un pas fluide, un glissement quasi
irréel, sans heurt, sans bruit. Ses pieds nus survolent le sol.
— Tu
ne m’as pas sauvée, dit-elle enfin, la voix empreinte de reproche. Un
frisson désagréable remonte l’échine d’Alba.
—Pas
sauvée ? Mais... Mila, je ne comprends pas. Elle chancelle.
— Tu
m’as laissée seule. Tu savais ce qui allait arriver et tu m’as abandonnée.
Alba
recule, se heurtant au bord du lit. L’air s’épaissit, s’alourdit : la
poitrine d’Alba est oppressée, la tension est insoutenable, une chape
invisible lui écrase les épaules.
—
Non... Non, ce n’est pas vrai. Je n’ai aucun souvenir ! Je ne sais pas ce
qui s’est passé !
Mila
s’avance encore, mue par une certitude implacable ; la vue de son
petit visage tuméfié, de ses yeux noirs cernés emplis de douleur et
d’horreur la révulse. Elle lance sa sentence qui claque comme une lame.
—Tu
savais.
—Non…
Mila, je… je ne sais pas…
— Si.
Alba
veut s’échapper, mais le lit barre sa fuite. Mila s’approche encore. Ses
yeux sont deux abîmes, des gouffres où tourbillonnent des ombres torturées,
mouvantes, avides.
— Tu
mens, Alba. Tu te souviens, mais tu as peur. Peur d’admettre ta
culpabilité. Tu refuses d’admettre que tu savais ce qui se passait.
Parce que la vérité est trop laide. Parce qu’elle te condamne. Tu nous as
tous laissé tomber. Tu ne sais que dormir. Dormir pour fuir.
Un
silence pesant s’installe, entrecoupé seulement par la respiration saccadée
d’Alba. Une larme brûlante, semblable à du plomb fondu, roule sur sa joue.
— Je
suis désolée, Mila, chuchote-t-elle. Je ne voulais pas...
Mais la
petite fille détourne lentement les yeux.
—Tu
es désolée, maintenant ? Tu es désolée, mais toi, tu es restée en
vie ! Tu devrais te demander pourquoi tu as été préservée ? C’est
de ta faute, tout ça. Tu n’as protégé personne.
Un
rictus d’amertume, d’indifférence déforme fugacement ses traits.
—Ça
ne change rien, cette culpabilité. Ça ne t’excuse pas ! Tu ne m’as pas
sauvée. Tu ne m’as pas aimée comme tu aurais dû.
Elle
recule lentement, mourant comme une ombre dans la nuit. Sa voix s’efface,
se délite, pareille à un écho s’affaiblissant. Son corps se dissout, se
fond, se délite dans le néant.
—
Mila, attends ! crie Alba, tendant la main vers elle.
Mais
il n’y a plus personne.
Rien
qu’une poupée gisant au sol, souillée de sang coagulé, son sourire cousu
figé dans une perpétuelle ironie.
Alba
tombe à genoux, le cœur brisé. Seul demeure un souffle ténu, un murmure
évanescent, à peine audible :
— Rappelle-toi,
Alba. Souviens-toi de ce qui s’est passé... Nous oublier, c’est nous
trahir…
©Marion
Lubréac
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