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Printemps 2025

 

 

Marion Lubréac.

Les testaments du mal

 

(Prologue et premier chapitre d’un roman)

 

 

 

 

La nuit s’abat sur la gare centrale d’Oslo, étouffant les rues aux alentours sous une chape de ténèbres oppressantes. Seules les lueurs vacillantes des réverbères qui éclairent la station parviennent à fendre la nuit, projetant des ombres menaçantes sur le trottoir détrempé. Une bruine légère rend le sol glissant et traître. L’esprit préoccupé par les cours d’histoire de l’art qu’elle suit à l’Université, une jeune fille d’origine indienne se dirige tranquillement vers la ligne 5, descend par l’escalier automatique puis, une fois le passage souterrain gagné, elle s’assied sur un banc pour attendre la rame. Elle pose son sac de cours à côté d’elle, ajuste les pans moelleux de son manteau d’hiver l’un contre l’autre et assemble ses longs cheveux lisses en une queue souple sur une épaule. Au-dessus de sa tête, une lumière clignote en grésillant. La pluie se met à ruisseler. —Quel temps ! se dit-elle. Heureusement que je n’ai qu’un quart d’heure de marche à peine pour me mettre à l’abri une fois que je serais arrivée ! La plupart de ses amis vivent en campus au centre d’Oslo. Elle, elle fait ce trajet aller et retour quasi quotidiennement pour se rendre à la fac. Elle occupe avec sa famille l’une des deux seules petites maisons de campagne qui ont été construites sur les rives du lac Sognsvann. La première, la plus ancienne, d’allure traditionnelle, est occupée par le garde forestier. Elle est large, aux flancs écrasés, en planches d’épicéa peintes en noir et au toit en herbe. Elle a été plantée en lisière de forêt. La leur est à trois kilomètres en bas, vers le lac. C’est une maison chaleureuse en bois de cèdre rouge, aux allures de cabane luxueuse, encadrée de conifères. Ce grand chalet solitaire, qu’ils ont acheté dès qu’ils ont eu quitté l’Inde pour s’installer en Norvège, offre une vue imprenable sur le plan d’eau et sur les bois. Elle l’adore ! Cet endroit a été un coup de cœur, et pourtant il est très désert, en retrait de tout, hors des sentiers de promenades et de randonnées. Quand ses parents ont jugé que c’était là et pas ailleurs qu’il fallait s’installer pour échapper au tumulte de la ville, elle s’était tout d’abord inquiétée de l’isolement. Et puis elle s’était dit que ce n’était qu’à une demi-heure d’Oslo et que cette tranquillité leur ferait du bien à tous, même à elle, encore qu’elle n’ait que vingt ans. Elle a un caractère casanier, elle a souvent besoin d’introspection. Ça tombe bien : ils reçoivent très peu. Mila, sa petite sœur de huit ans est dotée d’un tempérament doux et placide, comme leur mère. C’est une jolie petite fille très intelligente, très intuitive. Elle est rêveuse et on la voit souvent jouer avec sa poupée de chiffon pendant des heures, assise à l’embrasure de la porte, en plein soleil. Elle emmène cette fichue poupée partout avec elle ; lui montre le paysage, l’emporte en promenade, la fait voyager en sa compagnie et lui partage son goûter. Sa mère, ancienne chanteuse lyrique à Dehli, donne des cours à l'Académie norvégienne de musique. Comme elle ne dispense pas beaucoup d’heures, elle a tout loisir de consacrer la majeure partie de son temps à l’éducation de ses filles qu’elle veut libres, émancipées de la tutelle masculine, épanouies. C’est elle qui s’occupe de sa petite, la conduisant en voiture à l’école et à ses activités de loisirs, son aînée préférant l’autonomie que lui offre les parcours en métro. D’autant que son emploi du temps à elle n’est pas forcément compatible avec celui de sa mère.

Elle se dit qu’une fois arrivée, elle sera vite chez elle. Le chemin qui longe le lac est bien éclairé, bordé d’arbres, leur ramure la protégera de la pluie. Et s’il pleut trop fort, elle pourra envoyer un message à son père qui a probablement terminé ses consultations médicales à cette heure-ci, pour qu’il vienne la cueillir à l’arrêt de Sognsvann.

Elle se sent détendue, un peu molle. Elle sort son IPhone de sa poche sans précipitation et se met à scroller, les yeux rivés sur les applications du portable. Un grand type, enveloppé d’une veste chaude et ample à capuche gris sombre, une casquette de football des Bodo Glimt fortement enfoncée sur la tête, vient s’asseoir sur l’autre banc. Genoux écartés, il s’adosse au mur. Les mains profondément fichées dans les poches de son vêtement, il regarde fixement les rails. Une fois que la rame de métro s’approche, elle s’installe dans la première voiture qui se présente. L’autre s’est levé lui aussi. Il vient s’avachir au fond du wagon, lui tournant le dos. L’œil en coulisse, elle l’observe en douce. Il y a quelque chose qui ne va pas avec lui : il porte de gigantesques bottes de protection anti-coupures vert olive, sur un pantalon Cargo plein de poches. Le bas de ses jambes de pantalon sont rentrés dans les bottines, ça lui donne une allure générale un peu bancale, ce qui la fait sourire. Le métro s’ébranle. Elle joue à Block Blast sur son téléphone. Elle détourne les yeux de son écran et observe distraitement son reflet dans la vitre. Un instant, il lui semble que quelque chose s’y tord, derrière elle. Quelque chose d’anormalement long, une silhouette étrange aux contours distordus. Elle cligne des yeux. L’image a disparu. Elle regarde l’heure. Se remet à scroller. Au bout de quelque temps, elle lève machinalement la tête : le gars s’est rapproché, il s’est installé plus près face à elle, les traits toujours enfouis sous sa capuche. Elle ne se sent pas l’esprit tranquille. Il a dû remarquer qu’elle le détaillait tout à l’heure et elle espère qu’il ne va pas essayer de l’aborder. Avec sa fichue manie de trop observer les gens, elle finira par s’attirer des embêtements. Or elle est peureuse et essaie d’éviter toute confrontation et tout conflit. À cette heure-ci, tout le monde ou presque est à la maison et ils ne sont qu’eux deux dans la cabine. Elle se dit que, quitte à passer pour un peu parano à ses propres yeux, elle préfère faire diversion en descendant à l’arrêt suivant. Peu importe si elle ne sait pas où elle va atterrir, elle veut juste éviter un problème avec cet homme-là, écarter tout risque. Dès qu’elle sent le train ralentir et s’arrêter, elle se saisit de son sac et descend précipitamment. Elle sort, monte l’escalator, fait quelque pas sur la droite. Il y a un bruit désagréable qui accompagne ses pas : un genre de raclement irritant, comme si on traînait un lourd objet en ferraille. À la sortie se tient un vieux bonhomme. Il aiguise des couteaux à larges lames en sifflotant. Elle s’enfonce dans la rue brumeuse avec l’idée de faire bientôt demi-tour pour retourner dans le passage sous-terrain et prendre le métro. Il s’est mis à pleuvoir plus fort, mais elle est sereine, presque gaie. Brusquement, elle se rend compte qu’une silhouette engoncée dans un gros blouson cherche à s’approcher d’elle. Encore lui. Autour d’eux, pas âme qui vive ; l’atmosphère est pesante, presque menaçante. Tant pis. Elle ne prendra pas le suivant. Elle préfère fuir au hasard du dédale des rues inconnues comme elles se présenteront. Elle marche plus vite. Elle frissonne. Elle ne s’est pas fait des idées : le gars aux grosses chaussures de tout à l’heure la suit bel et bien !

La jeune femme se met à courir, passe devant une pharmacie qui est en train de baisser son rideau métallique, s’élance de manière effrénée une fois le panneau d’affichage du trafic routier dépassé ; son rythme respiratoire devient saccadé ; elle rase les murs des bâtiments étroits. Elle hasarde des coups d'œil affolés par-dessus son épaule, espérant avoir semé le type. Ses cheveux trempés collent à son crâne. Le martèlement des chaussures de l’inconnu se fait plus insistant, implacable, se rapproche. Son cœur menace d’éclater dans sa poitrine. L’homme, tel un chasseur, la piste sans pitié, on ne voit de son visage qu’un regard dur transperçant la nuit. Paniquée, elle s’engouffre au fil des ruelles aveugles. L’angoisse occulte sa raison ; elle ne connaît rien de ce quartier. Ce lieu étranger se resserre, toile d’araignée visqueuse tendue pour la capturer ; la cité entière obéit à son terrible poursuivant et se met à son service, pour la piéger et l’anéantir. Les chemins glissants au parcours chaotique enflent et se bossellent sous ses pieds, cherchant à l’étrangler, se dérobant, prêts à l’engloutir. Les murs, fuyants, déformés, lézardés par endroits, ruissellent, inquiétants, se penchent vers elle, menaçants, étouffants, hostiles. Elle essaie désespérément de fuir, s’enfile dans un étroit boyau. La venelle est sans fin. Tout virage l’éloigne davantage de la lumière, l’entraînant vers une autre impasse, plus inquiétante, afin de l’avaler. Son cœur s’emballe, une spirale de terreur irraisonnée la fait vriller. Elle sait qu'elle aura du mal à maintenir cette vitesse éternellement, mais l'idée d’affronter son harceleur est terrifiante.

Elle bifurque soudainement dans une artère latérale, dans sa hâte de le semer. La ruelle est encombrée de détritus, bordée de poubelles et de conteneurs de recyclage. Elle trébuche, se rattrape de justesse, son pied ripe sur une flaque d'eau huileuse. Dans son dos, la cadence des pas s’intensifie, le traqueur devenant plus avide, excité par le désarroi de sa proie. Elle se plaque dos au mur pour reprendre son souffle. Autour d’elle s’offre un paysage désolant d’immeubles distordus, engloutis par la nuit. Des pas résonnent sur le bitume humide. Mais un autre bruit lui répond. Un écho trop lourd, trop métallique. À nouveau ce raclement sourd, semblable à celui d’une lame traînée sur la pierre, s’insinue dans l’air putride. Un objet luit sous la lumière blafarde : un manche de bois, rongé par l’usage, souillé d’ombres poisseuses. Elle croit mourir de peur. Elle reprend sa fuite éperdue. Ses chaussures glissent sur le trottoir détrempé. Elle manque de tomber à nouveau. L’espace d’un instant une flaque d’eau lui renvoie son reflet déformé, mais une autre silhouette flotte derrière elle- une enfant aux yeux caves, son visage mangé par l’ombre. Mila ? Ses lèvres pâles bougent sans un son. Cette apparition fugace la glace jusqu’à la moelle. Impossible. Sa petite sœur ne peut pas être là. Elle se force à reprendre ses esprits et reprend sa course, le cœur tambourinant dans sa cage thoracique.

D’un coup, une allée se profile sur sa gauche ; un halo blafard s'en échappe, pâle, mais prometteur. Sans réfléchir, elle se précipite à l’intérieur d’un bâtiment délabré. Advienne que pourra, au risque d’empirer la situation. Des remugles de moisissure lui collent aux bronches. Plus pressants, les pas se rapprochent, martèlent l’asphalte avec une régularité affolante, raisonnants dans ses tempes bourdonnantes. Elle étouffe. Un frisson glacial parcourt son échine. Une vague de désespoir l’envahit, ses muscles vacillent de fatigue. Ne pas lâcher ! Ne pas s’abandonner ! Au fond d’un corridor au papier peint fané, arraché par pans en lambeaux crasseux, sa fuite précipitée est arrêtée par un large panneau rongé par la rouille. Rassemblant ce qui lui reste d’énergie, elle se jette d’un coup d’épaule contre celui-ci, faites qu'il ne soit pas verrouillé ! Se dit-elle. Par chance, il cède sur ses gonds usés dans un râle d’outre-tombe ; Une forte odeur de moisi et de salpêtre l’oppresse. Vite ! Dénicher un abri. Elle escalade, en trébuchant, l’escalier imposant en chêne aux marches bringuebalantes qui lui fait face. Se dissimule, hors d’haleine, faisant corps avec un vieux bahut poussiéreux, installé sur le vaste palier. Immobile, les poumons atrophiés, l’âme dans un étau, elle écoute. La peur se fait plus vive. En apnée, tremblante, le cœur révulsé, elle entend le battant de la cage d'escalier grincer à nouveau : en bas dans le couloir, les semelles de plomb résonnent, sépulcraux. Le raffut s'arrête. Pourtant il est là, à l’écoute. L’espace semble suspendu. La tension est insoutenable.

Elle le sait là, quelque part, dans la pénombre, il est tout près. Il rôde, traque, attend sa moindre erreur. Elle se concentre : pourvu qu’il ne la découvre pas. Le temps s’étire… Le souffle de l’autre s’est éteint, mais elle le sent caché, guettant. Son cœur bat si fort qu'elle craint qu'il ne la trahisse. Elle serre les paupières, priant pour une issue, pour un miracle.

Le cœur de la vieille baraque est plongé dans l'obscurité. Unique, une maigre lueur filtre à travers les vitres crasseuses, tendues de toiles d’araignées. L’odeur de sa propre mort est atroce, insupportable, si proche. Le grattement lointain des branches fouettées par le vent, écorchant les fenêtres, la raccroche à la vie.

L’oxygène lui manque. Elle tâche d’observer l’immobilité la plus totale, recroquevillée derrière le meuble. Puis un choc sourd, suivi de pas pesants et déterminés. Elle va devoir fuir ! Tout mouvement menace de la trahir.

Elle mesure soigneusement chacun de ses gestes pour que le plancher ne gémisse pas. Ses mains tremblent. Elle se faufile furtivement vers l’ouverture entrebâillée d’une chambre dans l’espoir d’y trouver un autre endroit pour se cacher. Elle s'agrippe à la poignée, pousse doucement le chambranle afin de ne pas attirer l'attention de celui qui rôde. Un craquement fait écho au silence. Son cœur bat plus fort de seconde en seconde.

Elle est plongée dans une nuit noire, seulement éclairée par la faible clarté de la lune. Elle se dirige vers une gigantesque penderie en bois, ouvre précautionneusement les portes pour éviter de les faire grincer et s’y réfugie. Elle s'accroupit sous des housses à vêtements poussiéreuses aux relents de naphtaline suspendues à la tringle en métal, espérant que l'homme passera sans la remarquer. Le temps s’allonge à l’infini.

Les minutes s'écoulent, étirées, insupportables. Quelque chose grince, un bruit léger, comme un rire étranglé. Le même que celui de Mila, lorsqu’elle jouait à se cacher. Elle entend son tortionnaire monter lentement, s'arrêter régulièrement comme pour savourer la terreur infligée. Derrière lui, l’écho du métal racle le sol. Il atteint le palier, avance sans précaution vers la chambre principale. La pauvre fille sent une sueur froide couler le long de sa colonne vertébrale. La porte cède avec un gémissement sinistre.

 Entre les fentes du bois, elle fixe avec angoisse la créature sombre qui s’est dessinée dans l'encadrement. Il a pénétré dans la pièce. Il s’avance, ses mouvements sont calmes et calculés. Il s’arrête, scrute autour de lui. Il fouille les recoins calmement, avec méticulosité. Fait trois pas, s'approche dangereusement de l'armoire. Puis, il se fige. Le danger est imminent. Il tend la main vers le pommeau, l’actionne sans ménagement. Les yeux clos, elle est tétanisée sur une nouvelle prière silencieuse.

Au dernier instant, un objet lourd, peut-être une lampe de chevet, s’écrase au sol et se brise en mille morceaux. Le monstre se fige, hésitant, avant de tourner brutalement les talons pour se diriger vers l’origine du son. Alors, muette comme une ombre, elle s’échappe de son refuge, jetant un coup d'œil affolé à la circulaire. Personne. Mais pour combien de temps ?

Elle sait qu’il faut faire vite. Elle doit sortir de la maison. Elle aperçoit une fenêtre mal fermée qui donne sur l’extérieur. Peut-être sa rédemption. Dans le reflet de la vitre, quelque chose bouge. Une petite fille sourit, l’invitant à la rejoindre d’un signe de la main. Au sol, un jouet d’enfant trône sur le plancher, une toupie de bois qui tourne lentement avant de s’immobiliser. Elle se rue, ouvre le panneau plus largement, prête à sauter. Parcourue de frissons glacés, d’en haut, elle évalue la distance. C’est dangereux, mais elle n'a pas le choix. Elle se laisse pendre quelques secondes et se jette dans le vide. La chute est brutale, mais elle se relève instantanément, ignorant la douleur. Elle court, se fond dans l’obscurité en direction des bois. La peur décuple ses forces. Libre ! Le bruit des pas de l’agresseur résonne encore dans ses oreilles. Soudain, une main s’abat violemment sur sa nuque, la forçant à s’effondrer au sol.

Son abominable cauchemar la submerge : elle hurle, perdue dans la noirceur ; son cri désespéré la propulse hors du rêve.

 

***

 

1.

 

Toute imprégnée par l’abomination de ce qu’elle pense avoir vraiment subi dans son sommeil, elle se réveille en sursaut. Son corps tremble violemment, son souffle est saccadé et irrégulier. Non ! Au secours ! Laissez-moi ! À l’aide ! Elle étouffe. Ses yeux sont écarquillés, emplis d’incompréhension. Elle tâche désespérément de se reconnecter, mais l'ombre du cauchemar persiste et floute l’endroit où elle se trouve, qu’elle ne reconnaît pas. Les contours de son persécuteur se profilent dans la pénombre. Il l’a suivie dans la réalité, il s’avance en ricanant. Elle pousse un long hurlement de désespoir, l'horreur de cette abomination continue à l'engloutir. La tête lui tourne, le monde se dérobe sous ses cris. « Tu ne seras plus jamais seule, je serai toujours là, ne cherche plus à m’échapper » susurre l’agresseur. Elle agrippe nerveusement les draps, cherchant un ancrage, mais elle ne trouve que le vide, paralysée par une affreuse sensation. Prisonnière d’une crise fulgurante, elle s’enfonce plus profondément dans son délire, envahie par une peur viscérale ; désorientée, elle tente d’échapper à la terreur que lui inspire cette apparition, alors elle se jette hors du lit, un cri rauque échappant à ses lèvres. Elle se cogne la tête contre la table de nuit, secouée de spasmes incontrôlables. Les ombres et les reflets de la lune dansent sur le mur et la menacent en grimaçant.

Alerté par les appels inhumains qui ont brutalement surgi d’une des chambres, le personnel soignant accourt sans attendre. Ils essayent immédiatement d’apaiser ses gestes désordonnés et de l’empêcher de se faire du mal. Elle se griffe, s’arrache les cheveux ; elle s’est dressée face à eux, prête à les combattre, incapable de les reconnaître. Debout au centre de la pièce, la malade tente de leur échapper. Il lui est impossible de distinguer le réel de l'imaginaire. Son cœur bat la chamade. Elle est en sueur, les traits marqués par la peur et l'incompréhension. Elle halète, ses doigts crispés se portent à sa gorge. Complètement désorientée, elle éructe des mots incohérents, tâchant en vain d'articuler des réponses qu’elle ne parvient ni à formuler ni à comprendre. Sa mémoire est défaillante et pourtant, des fragments refoulés semblent vouloir émerger, sans qu'elle puisse les restituer et encore moins les comprendre. Le corps raidi, elle lutte, refuse de s'effondrer, épuisée. L’équipe médicale s’efforce de la maîtriser, lui adressant des paroles rassurantes dans l’espoir de calmer la tempête qui déferle en elle. Auprès d’elle se pressent une infirmière et le psychiatre de garde :

— Calmez-vous, tout va bien ! Essayez de respirer profondément. Regardez-moi, mademoiselle ! fait une voix douce et rassurante.

Mais elle n’entend rien. Les sons se noient dans le martèlement de son propre cœur qui tambourine à ses tempes. Leurs visages se déforment d’une manière inquiétante. Terrorisée, elle recule jusqu’au mur, ses mains levées devant elle, pour repousser des ennemis invisibles. Ses lèvres tremblent. Qui sont tous ces gens ? Qu’est-ce que je fais ici ? Où suis-je ? J’ai tellement peur ! se dit-elle. Elle ne sait plus qui elle est, elle ne reconnaît rien ni personne, alors la crise s’intensifie et elle crie de plus belle.

—Non ! Ne m’approchez pas ! Non ! hurle-t-elle … Ne me touchez pas… Il est revenu pour moi… Il est là ! Il va me tuer, moi aussi ! Vous ne le voyez pas ? Faites-le sortir d’ici ! Par pitié, aidez-moi, je vous en supplie ! Elle parle avec peine, d’un ton haché. Fixe un coin de la chambre avec horreur.

Ils sont aveugles, ma jolie. Seuls toi et moi savons ce qui se passe ici, marmonne le spectre sans visage, son sourire étiré comme une ombre perfide. Eux, ils te grugent, ce sont des chimères ! C’est simple, mon trésor ! Ils n’existent pas ! La voix grince dans sa tête.

Les infirmiers échangent un regard soucieux, leurs gestes délibérément apaisants et précautionneux. L’un d’eux, à la voix posée murmure :

—C’est terminé, respirez avec moi, d’accord ? Inspirez… Expirez … Tout doucement. C’est bien… Prenons juste une grande inspiration. Vous avez fait un cauchemar, un mauvais rêve. Revenez ! Il n’y a personne qui vous veuille du mal, ici ! Tranquillisez-vous…

Il n’y a personne, ma chérie, tu vois ? Seulement toi et moi, dit en écho la voix sépulcrale

Vous êtes en sécurité, nous sommes là ! Vous êtes à l’hôpital ! Ici, rien ne peut vous atteindre ! Respirant profondément, elle essaie d’éradiquer l’épisode sévère qui l’oppresse avec l'aide de l'infirmière et du psychiatre. Elle ne reprend toujours pas pied dans le réel. La seule présence qui lui paraisse palpable est celle de l’assaillant. Elle a l’impression qu’elle le connaît bien. Elle n’arrive pas à l’identifier. Elle sent sa méchanceté. Elle sent sa dangerosité. Celui qui est là est néfaste et accentue cette angoisse dont elle est imprégnée toute entière et dont elle n’arrive pas à se dégager. L’hallucination lui fait un lent salut de la main. La silhouette s’estompe et disparaît tout à fait.

L’un des infirmiers a posé une main sur son épaule, alors elle sursaute violemment. Le psychiatre de garde s’approche à son tour.

—Nous allons devoir intervenir pour calmer la crise, informe-t-il calmement en aparté à la femme brune. On va administrer du Lorazépam par voie intraveineuse. Cela va l’aider très rapidement. L’infirmière en cheffe acquiesce.

—Non, je ne veux pas ! balbutie la malade, la voix brisée.

—Je comprends que vous ayez peur, mais faites-moi confiance. Je suis le docteur Larsen. Tout ira bien, ajoute-t-il d’un ton ferme. Oui, bien sûr qu’on te reconnaît, sale enfoiré de merde ! C’est à cause de toi qu’on est enfermé ici, sale bâtard ! s’insurge la voix brusque d’une inconnue, totalement différente de celle du sale individu caché dans la chambre, et qui hurle dans sa tête.

L’infirmière en cheffe s’est avancée prudemment. Elle lui parle avec une douceur infinie. Elle ne semble pas s’inquiéter de cette voix venue d’on ne sait où, qu’au fond personne n’entend, qu’elle seule. Elle s’approche calmement, tâchant de ne pas l’effrayer davantage, tandis que deux aides-soignants la contiennent. Lâchez-moi bande de crétins ! Foutez-nous la paix ! DÉGAGEZ ! La voix s’est de nouveau élevée, intérieure, vindicative. La soignante tient à la main une seringue. —Juste une piqûre, ça ne prendra qu’un instant ! Vas-y essaie juste pour voir, sale connasse ! Hystérique, la patiente se débat. Elle semble avoir recouvré quelques forces, l’espace d’un court instant. Ses yeux sont devenus durs et son regard haineux, elle halète. On la croirait possédée. Elle tente encore de reculer, mais soudain ses jambes fléchissent et elle s’effondre à genoux, se recroquevillant comme un animal traqué. Toute énergie l’abandonne. Ses pleurs sont devenus des sanglots étouffés, entrecoupés de hoquets. Elle hoche la tête, incapable de protester encore, trop épuisée pour résister. Qu’ils me laissent tranquille ! Faites qu’ils me laissent tous en paix ! Je ne peux pas me défendre contre tout ça. C’est trop. C’est beaucoup trop à supporter. Pitié, au secours quelqu’un ! Il faut que quelqu’un me vienne à l’aide ! Ils veulent tous me faire tant de mal. Tant de haine à mon encontre. Je n’en peux plus ! Je suis tellement lasse. Épuisée. Je vais forcément mourir… Mon corps me lâche… Une vague de résignation l’envahit, pesant sur son corps épuisé. Elle n’a plus la force de se défendre contre ce chaos qui l’écrase.

—Je vais vous administrer un sédatif pour calmer votre angoisse. Ajoute la femme qui s’est accroupie auprès d’elle. Cela va vous permettre de respirer plus facilement. Vous allez vous sentir mieux, je vous le promets. Vous allez ressentir un peu la piqûre, mais ça ira mieux très vite. L’infirmière lui fait rapidement l’injection. Restez calme. Là. C’est bien. Est-ce que j’ai le choix ? Est-ce que je peux m’imposer et lutter ? J’abandonne. Ils sont bien trop. Je n’ai plus qu’à accepter de les laisser me détruire.

—Voilà, c'est fait. Le Lorazépam devrait commencer à agir dans quelques minutes. Lance l’infirmière au médecin. Voyez : elle se calme déjà.

Le psychiatre acquiesce.

—Bien. Surveillez-la étroitement d’ici à ce qu’elle soit vue par Millereaud. C’est Grégory qui a demandé à être chargé de son suivi psychiatrique. Dès demain matin, il faut qu’elle le rencontre. Il a calé un rendez-vous à dix heures. Il est plus que temps de commencer à travailler avec elle. Plus tôt on va appréhender son cas, plus vite elle se stabilisera. Elle doit apprendre à gérer ses émotions et à discerner le réel de l’imaginaire. Je vous laisse avec elle. Je vais rédiger un compte rendu pour son psy.

Les muscles de la jeune femme se sont dénoués lentement, comme si un poids insupportable quittait son corps. Voilà. C’est tout. Je suis en train de mourir. C’est fini. C’est déjà tout, ma vie. Tout est fini maintenant… Son souffle retrouve une certaine régularité. On l’aide à regagner son lit où elle s’allonge lourdement, le corps encore secoués de spasmes résiduels. Les derniers sursauts avant la mort. Elle s’affaisse dans un sommeil épais, presque comateux, ses pensées se brouillent…

 

À son réveil, le silence pesant de la chambre l’accueille. Je ne suis pas morte ? Où est-elle ? Une lumière fade venant de l’extérieur filtre au travers des rideaux. Le chaos précédant semble appartenir à un autre monde, mais l’étrangeté continue de peser sur elle. Où je suis, ici ? Une douleur sourde à la tête lui rappelle sa chute. Elle analyse l’espace environnant avec étonnement. Je ne connais pas cet endroit ! Ce n’est pas ma chambre ! L’endroit dans lequel elle se trouve allongée semble aseptisé, juste fonctionnel ; la pièce reflète une atmosphère à la fois sobre et sécurisée. On m’a enlevée. Le lit étroit est ferme, quoique confortable. Il est en métal robuste. Elle a froid. On me séquestre. Voilà ce qui se passe. Elle se sent épuisée et elle a très soif. À côté du lit, une petite table de chevet en bois clair accueille une lampe à abat-jour, qui dispense une lumière feutrée. Elle détaille le lieu d’un regard vide de toute expression. Elle ne sait pas où elle se trouve. Elle n’a pas peur. Elle ne ressent rien. Elle a juste l’impression d’être sortie de son corps. C’est un peu comme si elle se trouvait en suspension au-dessus d’elle-même, sauf que je ne sais pas trop qui je suis. D’ailleurs elle peut s’observer, là, en dessous, allongée sur ce lit aux draps blancs, impeccablement propres, au contact plutôt rêche. Est-ce qu’ils m’ont attachée ? Non… Je peux bouger. Elle lève un bras au-dessus de son visage. La douleur est diffuse. Elle regarde sa main, écarte les doigts. Pourquoi j’ai le bras bandé ? Je n’ai pas mal. On me séquestre et on m’a torturée. Elle laisse sa main retomber sur les draps. Ce simple geste l’a fatiguée. J’ai été kidnappée par des fous. Ils font des expériences sur moi ? Peut-être qu’on va me voler mes organes. Comment sortir d’ici ? J’ai l’esprit tellement brouillé. Je suis épuisée. Est-ce que quelqu’un va venir ? J’ai vraiment trop soif. Dans un coin, une chaise ergonomique sur laquelle est posé son peignoir et une petite table permettent aux patients de lire ou de dessiner. Ah, mais non. C’est un hôpital. Je suis dans une chambre d’hôpital. Je ne vois d’eau nulle part. Il faut que je réussisse à me lever pour aller boire. Il doit y avoir une salle de bain. Les meubles sont fixés au sol pour éviter tout risque de blessure. Un placard encastré permet de ranger les effets personnels. Elle ne se souvient pas de son arrivée ici. D’ailleurs, elle ne se rappelle rien. Je me demande ce qu’il y a dans cette armoire. Je crois bien qu’on m’a amenée ici sans mes affaires… Mais alors, d’où je viens ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Si seulement je savais ce que je fous ici ? Si je reconnaissais quelque chose m’appartenant ? Un objet ? Un livre ? Je me souviens vaguement d’un rêve abominable qui m’a amené à vriller. On me poursuivait. C’était terrifiant. Du moins, j’espère que c’était bien un rêve ? Peut-être qu’on m’a réellement attaquée. C’est peut-être pour ça que je suis ici. On m’a sûrement trouvée allongée par terre, comme morte ? C’est flou. Totalement incertain.

 Bon. Réfléchissons. Quand je vais à la fac, j’ai toujours mon sac de cours. Où est ce sac ? J’ai bien dû arriver avec ? Est-ce que je l’ai perdu ? Oublié quelque part ? Elle fouille l’espace des yeux, espérant y trouver cette sacoche à laquelle un peu de réel amarrer. Aucun sac de cours non plus sur le fauteuil, installé face à la fenêtre. La porte de la chambre semble solide, équipée d'un petit vantail d'observation et d'un verrou extérieur sécurisé. On dirait carrément une porte de prison, songe-t-elle. Les murs sont peints dans une teinte douce, un bleu pâle qui invite au repos. Pourtant, ce calme forcé ne réussit pas à apaiser le tumulte qui la submerge. Chaque objet –l’armoire, le petit carnet sur la table, le fauteuil – lui semble chargé d’une sorte de mutisme réprobateur, comme si tout ici lui reprochait quelque chose qu’elle ignore. Une grande fenêtre, grillagée de barreaux discrets, mais solides, s’ouvre face au lit, diffusant une lumière naturelle. Elle contemple le parc dont elle aperçoit les fuseaux des grands arbres qui se balancent. On dirait des cierges éteints, murmure-t-elle intérieurement, trouvant dans cette image l’écho de son propre état. Elle imagine sa mémoire comme une forêt incendiée : des troncs calcinés, des branches mortes et un silence oppressant, où plus rien ne résonne. Son regard s’attarde sur la table de nuit. Ce petit carnet épais qu’elle a remarqué tout à l’heure, l’intrigue. Elle tend la main, ses doigts hésitent en effleurant la couverture. Elle s’en saisit et l’ouvre, mais les pages sont vierges, comme sa mémoire.

« Rien… absolument rien… » se répète-t-elle tristement. Un sentiment d’isolement l’étouffe à nouveau. Il n’y a rien autour de moi que je reconnaisse et moi, je ne suis personne. Je suis tellement, si désespérément seule ! Ces mots résonnent en elle avec une douloureuse intensité. Comment peut-on être à la fois vivante et privée de toute histoire, de toute racine ? L’idée qu’elle est, elle aussi, une page blanche lui donne le vertige. Précautionneusement, elle sort du lit, toute courbaturée, pour se diriger à petits pas prudents vers une porte étroite qui s’ouvre dans le mur. La salle de bain attenante, simple, mais propre, comprend une douche, un lavabo et des toilettes. Elle se rafraîchit le visage et la nuque. Lape un peu d’eau au creux de sa main. Ses lèvres asséchées lui brûlent…

 En relevant la tête, ses yeux accrochent ceux d’une étrangère qui lui apparaît dans le miroir. Qui est-ce ? Moi ? C’est pas moi, ça ! Elle ne reconnaît pas du tout cette personne. Pourtant, sa présence ne l’inquiète pas. Elle a plutôt l’air sympa ! Grande, plus grande qu’elle d’au moins une demi-tête, l’allure sportive, vêtue d’un large jogging gris cendré, elle penche la tête sur le côté et renifle bruyamment, s’essuie le nez d’un revers de manche. Elle a des cheveux châtain foncé, enduits de cire, coupés très courts, coiffés à la garçonne. Vingt-deux ans environ. Sidérée, elle voit la femme lui sourire d’un air narquois :

Salut ! Moi, c’est Kerstin, je suis venue pour te protéger et te défendre.

La jeune malade, effrayée par cette vision, sursaute et s’écarte du miroir. Je ne vais pas bien, là. Je débloque totalement. Qu’est-ce qui m’arrive ? Elle porte une main tremblante à son front. Lorsqu’elle se retourne pour sortir, Kerstin n’est plus dans le miroir. Elle pousse un soupir de soulagement, mais son cœur s’emballe à nouveau en voyant Kerstin affalée dans le fauteuil de la chambre, comme si elle avait toujours été là. Kerstin s’est à moitié affaissée, une jambe passée par-dessus l’accoudoir et admire ses ongles comme si elle venait de les vernir.

Pardon, je m’installe ! C’est moi qui ai pris ta défense face aux infirmiers tout à l’heure. Donc tu vois, ne t’inquiète pas ! Chaque fois que t’auras besoin de soutien, chaque fois qu’il va se passer un truc qui te submerge, je prendrai l’dessus et je te défendrai, t’as pas qu’à t’en faire. C’est pas dur : tu switches ! Tu piges ? On est une famille ! T’es pas seule !

—Mais… D’où sors-tu ? Comment es-tu entrée ? Je n’y comprends rien ! Je… « switches » ?

Je suis en toi. Je ne suis pas toi, je suis quelqu’un à part entière. Mais… Comment je vais t’expliquer ça ? Je t’habite. Voilà, d’où je sors ! Ça fait un bon moment qu’on est là ! Perso, j’ai juste attendu que t’aies besoin de moi. Voilà ! Coucou ! Kerstin est dans la place ! Quand t’as besoin, ben oui, tu switches et moi j’arrive ! Ok ?

—Je ne comprends pas ! Je suis possédée ? C’est ça ? Ou je suis devenue schizophrène ? Mon Dieu ça y est ! J’entends des voix ! Je suis devenue cinglée. C’est pour ça que je suis ici …

Mais pas du tout ! Rien à voir ! T’es juste faite comme ça ! Allez, arrête tes délires, meuf ! Faut assumer ! Faut que t’acceptes qui tu es ! Après un court temps de réflexion, elle précise :

Écoute-moi bien. Je suis là pour une raison. Tu m’as créée, même si tu ne t’en rends pas compte. Tu as eu besoin de moi. Je suis cette partie de toi qui refuse de se laisser détruire. Les souvenirs te submergent ? Les cauchemars te déchirent ? Alors, laisse-moi prendre les coups à ta place. Je suis là pour ça.

—Je t’ai créée ? Moi ? Pourquoi j’aurais inventé un truc pareil ? À moins d’être effectivement folle, dérangée !

Kerstin s’arrête, son regard devient plus sombre, presque inquiétant.

Parce que tu es au bord du gouffre. Et que, seule, tu ne tiendras pas. Je ne suis pas là pour discuter. Je suis là pour agir. Mais si tu veux qu’on s’en sorte, il va falloir faire un marché. Tu me laisses intervenir quand ça chauffe, et en échange, je te promets qu’on sortira d’ici. Ensemble. Mais surtout, ne dis rien à personne. Pas aux infirmiers, pas au psy. Ils ne comprendraient pas. Et tu sais quoi ? Ils t’enfermeraient à vie.

Elle déglutit avec difficulté. L’idée d’être "au bord du gouffre" la terrifie, mais l'assurance implacable de Kerstin la trouble. Une part d’elle-même voudrait la rejeter, mais une autre, plus sombre, trouve un certain réconfort dans cette présence si sûre d’elle.

— Et si je refuse ? murmure-t-elle.

Kerstin éclate de rire, mais son ton devient glacial.

Tu n’as pas vraiment le choix, ma chère. Parce que si tu refuses, je resterai là, tapie dans l’ombre, à attendre. Et crois-moi, plus tu résistes, plus ça deviendra… compliqué. Alors, détends-toi. Ça ira mieux quand tu comprendras que je suis ton alliée. Pas ton ennemie.

—Et comment ça va se passer ? Qu’est-ce que ça veut dire, « switcher » ?

C’est pourtant logique : quand on a besoin d’interchanger nos rôles, toi tu sors et moi je rentre ! On se croise si tu préfères ! Toi, tu vas te détendre dans un coin et moi, j’entre en scène ! Je suis une bagarreuse tu sais : J’ai pas une tête à me laisser faire ! Les conflits ? J’adore, c’est mon kif… Oh, mais t’inquiète pas ! Je vais pas t’envahir ! Je suis comme ta coloc, juste. Tu piges ? Tu vas m’adorer. Je suis ton Alter. Ton autre. Une part de toi qui ne te lâchera pas. Ah oui au fait : tu sais ? Prépare-toi à accueillir d’autres Alters ! Toi, t’es en quelque sorte notre terre d’accueil.

—Non mais là, stop. STOP ! Je ne peux pas entendre ça. Je ne suis pas prête à ça. Tu dis vraiment n’importe quoi ! Je ne sais pas comment tu es entrée ici, mais tu vas dégager. Ça suffit ! Je vais appeler une infirmière.

Elle presse le bouton d’appel. Kerstin s’est dressée sur ses deux pieds. Lentement, elle s'approche dangereusement. Chaque pas résonne comme un coup de marteau dans la tête de la jeune femme. Elle vient coller presque son visage au sien :

Sérieusement ? Appeler les infirmières ? T’es pas folle de faire ça ! Non ! Non ! Pas besoin d’appeler. Tout va bien ! Mauvaise idée. Très mauvaise idée. T’es normale et moi je suis comme je suis. Parfois vulgaire oui, mais bon cœur. Et surtout, c’est pour toi que je suis là. Tu te vois d’autres amis ? Dit-elle en faisant un large geste, en balayant l’espace du bras. T’as juste besoin de nous ! Surtout, tiens notre secret ! Ne leur dis rien ! Tu crois qu’ils vont comprendre ? Ils te prendront pour une folle. Ils te gaveront de médocs jusqu’à ce que tu ne sois plus qu’un zombie. C’est ça que tu veux ? Ces gens-là ne sont pas tes amis ! Et surtout, surtout, tu dis rien au psy non plus! Si tu veux aller bien, si tu veux vite sortir d’ici, tu dis rien à personne et tu parles pas de moi ! Sinon, tu vas te retrouver enfermée à vie ! Tu piges ? C’est hyper dangereux ici !... Écoute, ajoute Kerstin, adoucissant légèrement son ton. Je sais que c’est dur. Que ça n’a aucun sens pour toi. Mais tu dois te faire à cette idée : tu n’es pas seule ici. Et franchement… c’est une bonne chose. Parce que, vu ta situation, tu ne survivras pas sans moi. Fais tout bien comme ils veulent. Obéis, ne fais pas de vagues, histoire qu’on rentre vite chez nous ! D’ici là, motus et bouche cousue ! La seule qui te protège, c’est pas eux, c’est pas ton psy, c’est moi, t’entends ? Allez hop, on switche !

Elle tremble. Ses tempes lui enserrent le front. Mais une question s’impose dans son esprit, brutale, tranchante : est-ce que Kerstin dit la vérité ? Ou est-elle là pour la manipuler, l’entraîner encore plus loin dans la folie ?

Répondant au coup de sonnette, une aide-soignante entre, son sourire chaleureux illumine la pièce.

—Bonjour ! Comment vous sentez-vous ce matin ? Demande-t-elle doucement.

—Perdue… Et fatiguée, répond-elle d’une voix hésitante. J’aimerais boire un peu d’eau. J’ai la bouche très sèche. Comme si l’intérieur de mes joues était en carton. Et j’ai la tête dans du coton. Mais… Qu’est-ce que je fais ici ?

—Je m’apprêtais justement à venir vous voir pour vous conduire auprès du docteur Millereaud quand vous avez sonné. Il vous attend et va vous recevoir dans son bureau. Mais avant tout, oui bien sûr, je vous apporte de l’eau tout de suite. L’aide-soignante revient, portant un verre et une carafe d’eau en plastique. Elle s’empare fébrilement du gobelet des deux mains et se met à boire avec avidité.

— Buvez par petites gorgées. Pas trop vite ! Vous allez vous étrangler.

—Expliquez-moi ? Je ne comprends pas pourquoi je suis là. Je ne me souviens pas !

—C’est justement pour cela que vous êtes ici... Votre absence de souvenirs. Votre mémoire semble verrouillée. Moi, je ne suis pas habilitée à vous parler de ce qui vous est arrivé. C’est au docteur de le faire. Venez, on va voir le docteur. Avec douceur, la jeune femme la fait asseoir dans un fauteuil roulant et l’emmène au travers des larges couloirs de l’hôpital.

L’ascenseur glisse de deux étages dans un bruit feutré. S’enfile ensuite un étroit couloir tendu de vert pâle. La porte du spécialiste s’ouvre sur une pièce intimiste, plutôt spacieuse, claire et confortable. Un énorme Monstera trône dans l’angle, près d’une fenêtre à la vitre feuilletée. L’atmosphère du bureau est rassurante. Millereaud la reçoit avec un franc sourire. C’est un homme jeune, bien bâti, d’environ trente ans, grand, mince, aux cheveux blond doré impeccablement coiffés. Un sportif, sans doute, pense la jeune femme. Elle ne peut s’empêcher de le trouver à la fois séduisant et repoussant. Elle a l’impression d’avoir la chair de poule. Je dois faire de la fièvre. J’ai froid, et pourtant je me sens brûlante.

—Bonjour, je suis votre neuropsychiatre, le docteur Millereaud, dit le médecin d’une voix calme et rassurante, tout en réajustant ses petites lunettes en métal doré qui rajoute une touche d’intellectuel sérieux à son allure. Installez-vous en face de moi, je vous en prie. L’aide-soignante quitte la pièce en emmenant le fauteuil roulant.

—Alors ? Comment va ?

La jeune femme garde le silence. Il lui revient Kerstin. « Surtout tiens notre secret ! Ne leur dis rien ! Ce ne sont pas tes amis ! Et tu dis rien au psy non plus, surtout ! Si tu veux aller bien, si tu veux vite sortir d’ici, tu dis rien à personne … »

—Je vais bien, dit-elle dans un souffle. Je suis juste inquiète. Je ne me rappelle pas être arrivée ici. Pourquoi je ne sais rien ? Qu’est-il arrivé ?

Vous rappelez-vous de qui vous êtes ?

—Pas trop…

—Vous vous appelez Alba. Est-ce que ce prénom vous rappelle quelque chose ? Pouvez-vous compléter avec votre nom de famille ? Alba fait non de la tête.

—Vous vous appelez Alba Rahli. Quel jour sommes-nous, Alba ? Pouvez-vous me donner la date ? La saison ? L’année ?

—Oui je sais. On est en avril 2025. Je suis étudiante en Histoire de l’Art ! Se souvient-elle. Je prends le bus pour aller à la fac. Je m’en souviens parce que j’ai fait un horrible cauchemar et je me suis souvenue avoir été poursuivie par un homme. C’était juste un cauchemar et pourtant il me semble que ça a eu lieu dans le réel.

—Oui, c’est exact, nous sommes bien en avril et vous êtes effectivement étudiante. C’est très bien ! On va pouvoir commencer à travailler en se basant sur les souvenirs qui vous restent et qui concernent l’université, par exemple ? Qu’en pensez-vous ? Je vous conseille d’écrire à ce propos dans le cahier qu’on a placé dans votre chambre. C’est important. Ensuite on pourra parler de vos études, de vos amis… Vous aurez envie de raconter ce mauvais rêve que vous venez de faire et qui a provoqué cette crise de panique ?

—Oui. Mais avant, j’ai besoin de savoir : Qu’est-ce qui m’est arrivé ? Où suis-je ? Expliquez-moi ? Je ne me souviens pas. Je ne comprends pas pourquoi je suis là. Les doigts joints pointés vers le menton, le spécialiste s’enfonce dans son large fauteuil pivotant. Il la fixe et commence d’une voix posée en articulant chaque syllabe :

— Je vous reçois Alba, précisément parce que vous ne comprenez pas pourquoi vous êtes hospitalisée et vous avez, bien sûr, le droit de savoir et de comprendre. Alba secoue la tête tristement. Nous sommes à l’hôpital Gaustad d’Oslo. Vous êtes ici parce que vous avez besoin de soins. Vous avez des troubles cognitifs, c’est pourquoi vous vous sentez confuse et que vous ne vous rappelez rien…. Vous avez subi un choc très important, très violent… Alors, on va tout faire pour vous aider et vous guérir. Millereaud ménage une pause. Il observe la jeune femme. Elle se tord les mains, regarde dans le vague. D’un ton doux il reprend :

— Vous souffrez d’un choc traumatique, vous avez perdu la mémoire. Tous vos proches ont été massacrés. Vous êtes la seule survivante. Il voit Alba sursauter :

—Ma famille, massacrée ! Articule-t-elle péniblement d’une voix blanche. Mais pourquoi les a-t-on tués ? Que s’est-il passé, au juste ? Je n’ai pas souvenir de ça ! C’est terrible ! Affreux ! Le mot « massacre » s’immisce comme un poison dans son esprit. Il tournoie dans sa tête, à la fois brut et insaisissable. Elle essaie de se rappeler quelque chose, de provoquer une image mentale. C’est une brume dense, une horreur sans visage, qui brouille son esprit. Rien ne lui vient. « Choc traumatique ? » Kerstin rit doucement dans un coin de son esprit, un rire presque moqueur. « Tu crois que c’est aussi simple que ça ? Ils ne savent rien. Toi non plus. Et c’est mieux comme ça. » Alba secoue imperceptiblement la tête, cherchant à se défaire de cette voix, mais c’est inutile. Kerstin poursuit, plus sombre : « Rappelle-toi, Alba. Silence. Sinon, tu regretteras. »

—Vous êtes atteinte d’amnésie. Mais en travaillant ensemble, on va rassembler les pièces du puzzle. La mémoire vous reviendra petit-à-petit avec le temps, soyez confiante. Ce que je peux vous assurer, c’est que vous n’êtes pas seule. Nous allons avancer pas à pas, ensemble. Vous êtes au service psychiatrique, vous avez traversé une nuit difficile.

Le mot « psychiatrie » horrifie Alba.

—Psychiatrique ? Pourquoi ? Je vais bien ! J’ai toute ma raison, je suis juste fatiguée.

—Vous ne vous souvenez de rien, n’est-ce pas ? Vous ignorez totalement ce dont je vous parle ? Alba secoue la tête.

— Non, rien. Absolument rien. De rien ni de personne. Elle se sent toute petite, abandonnée et impuissante… L’angoisse l’envahit, elle se met à parler très vite sans prendre le temps de respirer :

— Je veux sortir d’ici. Je veux rentrer chez moi. Je n’ai rien à faire ici, je ne suis pas folle ! Je veux partir. Laissez-moi sortir d’ici ! Je veux voir mes amis… Ses yeux se remplissent de larmes. Elle s’est dressée sur ses pieds.

—Ne vous agitez pas s’il vous plaît. Cette première séance vous a épuisée. Vous êtes très fatiguée. La nouvelle a été très brutale. Mais j’ai préféré vous en parler moi-même plutôt que de laisser ce soin à la police criminelle. Maintenant je vais appeler l’infirmière qui va vous raccompagner jusqu’à votre chambre.

—Je n’ai pas le temps de rester ici, j’ai un examen à préparer ! Cette situation est complètement surréaliste !

 —On vous laissera réviser si vous vous en sentez la force. Mais avant tout, soignez-vous, faites-nous confiance et tout ira pour le mieux. Voilà justement Sigrid, votre infirmière. On se revoit très prochainement, à présent il va falloir vous reposer, et bien prendre votre traitement. Je compte sur vous, je vous fais confiance. C’est important. Bonne journée !

—Encore un instant ! Qu’est-il arrivé à mon avant-bras ? Pourquoi est-il bandé ?

—On vous a attaquée à la hache. Je ne sais pas par quel miracle l’entaille a été superficielle. On a dû vous agresser dans le noir, ou alors on a délibérément choisi de vous épargner. La police vous expliquera tout ça en temps voulu. Retenez que votre bras sera assez vite guéri. Vous êtes à présent entre mes mains, tout va bien se passer, laissez-vous choyer. Le temps fera le reste. Ayez confiance ! Reposez-vous sur moi. Bonne fin de journée mademoiselle.

Alba est horrifiée par ce qu’elle vient d’entendre. Abasourdie, elle se laisse guider par l’infirmière qui l’aide à s’asseoir à nouveau dans le fauteuil roulant. La nouvelle arrivante est une grande femme brune, très mince, presque sèche, au visage réfléchi et soucieux qui lui sourit avec bonté. Ce genre de sourire très professionnel qui vous inspire confiance et vous fait ressentir que vous êtes entre de bonnes mains et vous rassure instantanément.

Une fois de retour dans la chambre, Alba s’affaisse dans le fauteuil et se met à pleurer.

—Ne paniquez pas. Buvez un peu d’eau et respirez. Essayez de garder votre calme. Soyez patiente et ayant confiance en nous. Je vous assure que vous êtes en lieu sûr. Détendez-vous, Venez au lit. Ne restez pas dans ce fauteuil. Vous tremblez. Allez. Allongez-vous. Il faut vous reposer maintenant. Essayez de vous détendre et respirez tranquillement.

—Est-ce que c’est vrai ? Je suis vraiment la rescapée d’un massacre familial ? Mais comment est-ce possible ? Est-ce qu’il me reste quelqu’un ?

—Hélas, c’est vrai… Je ne sais pas, Alba, s’il vous reste de la famille.

—Je suis sûre qu’il me reste quelqu’un. J’ai bien des amis sur lesquels compter ? Quand est-ce que je pourrai recevoir des visites ? En tout cas, je ne peux pas rester comprenez-vous ? J’ai mes examens à préparer. Tout va s’arranger. Je serai vite rétablie, je ne suis jamais malade. Est-ce que je ne peux pas être soignée à domicile ? Ça ne peut pas être grave ! Je dois sortir d’ici. Alba commence à s’agiter, elle se tord les mains nerveusement.

—Vos examens à l’université ne doivent pas être vos priorités actuelles. Il faut vous soigner. Vous réparer, Alba. Le choc a été énorme, votre tête ne l’a pas supporté et s’est verrouillée pour vous protéger. Ayez confiance en nous : on va tout faire pour vous aider. Ça va aller ! On va retrouver vos souvenirs perdus ! On va faire des exercices, bien sûr pas aujourd’hui, pas maintenant, quand vous serez plus forte. Rien de douloureux, rien de très long ! On fera de petits exercices qui ressemblent à des jeux, parce qu’il faut tester cette mémoire, vous êtes d’accord ? Nous allons ensemble travailler avec votre aide pour vous pousser à recouvrer cette mémoire qui vous fait défaut. Vous voulez bien coopérer, Alba ? Ça peut aller très vite comme ça peut être bien plus long, prendre beaucoup de temps. On va tout faire ensemble pour vaincre votre amnésie. Ce sera déjà un point positif si votre mémoire essaie de s’ancrer un peu dans le présent en vous rappelant vos études universitaires. C’est bien de vous en rappeler. Qu’est-ce que vous étudiez ?

—Histoire de l’Art…Est-ce que quelqu’un m’a réclamée ? De la famille ? Des amis qui ont demandé à me voir ?

—Je ne peux rien dire à ce sujet. Je ne sais rien. Votre psychiatre est le seul à recevoir ces informations. Généralement en début de traitement, vous n’avez pas droit aux visites. Mais le docteur entendra et recevra qui se présentera pour l’avancée de votre dossier. Ne vous inquiétez pas.

—Je me sens triste, si triste ! Je suis désespérée de n’avoir rien à me raccrocher. Je voudrais tellement comprendre ce qui leur est arrivé et être capable de ne pas ressentir une telle peur !

—Je comprends. Je vais vous laisser maintenant. Essayez de vous reposer ! Si quelque chose vous revient, on a mis un petit carnet sur la table de nuit dans lequel vous pouvez prendre des notes. Tenez. Prenez-le. Vous pouvez y écrire où y dessiner, si vous voulez. À bientôt Alba. Nous sommes amenées à nous voir très régulièrement. En attendant reposez-vous. Vous avez fait une grosse crise de panique cette nuit et la séance avec le docteur vous a épuisée. Bien sûr, en plus des soins, il faudra accepter de bien prendre votre traitement.

—Cette attaque…Est-ce que vous croyez que c’est de ma faute ? Est-ce qu’ils sont morts à cause de moi ? Est-ce que j’ai fait quelque chose ? Pourquoi suis-je la seule à être restée en vie ?

—Mais non. Bien sûr que non. Ne vous sentez pas coupable. Personne pour l’instant n’a d’explication à donner concernant cette folie meurtrière. Vous n’y êtes pour rien. Vous êtes victime, vous aussi. On va essayer de surmonter tout ça et d’avancer vers votre futur. Courage…On va y arriver, mais ne vous tourmentez pas outre mesure… Je crois en vos possibilités, Alba ! Ajouta l’infirmière avec une pression réconfortante sur l’avant-bras de la jeune femme. Faites confiance à votre équipe soignante et tout ira bien. Ce geste, d’une tendresse calculée, la ramène à cette réalité froide, clinique. Ces mots, pourtant bienveillants, la submergent comme des vagues sur une roche, incapables de percer la carapace de son angoisse. Le mot "amnésie" n’est qu’une étiquette, pense-t-elle, mais elle est obligée de faire un constat de sa situation actuelle qui la laisse terriblement vide. Elle voudrait crier, leur dire qu’elle n’est pas un cas à soigner, mais surtout et avant tout une jeune femme qui veut juste comprendre, se souvenir, redevenir entière.

Sigrid quitte la pièce dans un imperceptible frôlement d’oiseau. À un oiseau se dit Alba. Cette infirmière me fait penser à un corbeau blanc. Alba reste immobile, ses mains tremblantes posées sur ses genoux. « Faire confiance », lui a-t-on dit. Mais à quoi ? À qui ? À cet endroit où elle n’est qu’un numéro sur un dossier ? À ces soignants qui, malgré leur douceur, restent des étrangers pour elle ? Ils te disent de faire confiance, de te soigner. Comme si c’était possible. Comme si quelqu’un pouvait te sauver, Alba. La voix de Kerstin se glisse entre les mots de l’infirmière, les rendant flous, presque inaudibles. Pourquoi veux-tu écouter ces inconnus, alors que moi, je suis là ? Je t’ai protégée cette nuit, tu te souviens ? Alors écoute-moi, pas eux. Elle soupire, ferme les yeux, et s’efforce de calmer le tumulte en elle. Elle se met à pleurer, la tête entre ses mains, tentant de calmer les battements effrénés de son cœur. Épuisée, elle s’endort…

La chambre est plongée dans une semi-pénombre, éclairée seulement par la lumière diffuse qui filtre à travers les stores. Alba s’assied sur son lit, les genoux repliés contre elle, le carnet vide posé sur ses jambes. Les mots du psychiatre résonnent dans sa tête, lourds, pesants: "Votre famille a été massacrée."

Elle pose le carnet sur la table de chevet, incapable de tracer une seule lettre ni d’esquisser le moindre dessin. L’idée même d’écrire sur ses souvenirs lui semble admettre que ce qu’elle se refuse à croire a vraiment existé. Mais elle n’est pas prête. Écrire, ce serait cristalliser l’horreur, lui offrir une existence tangible. Ce serait admettre l’irrévocable.

 Un courant d’air imperceptible parcourt soudainement la pièce, effleure sa nuque, vient expirer sur sa peau. Elle frissonne. Une impression glaciale rampe le long de son échine, une caresse spectrale, un avertissement. Pourtant, la fenêtre est close. Une voix fluette, déliquescente, émerge du silence, se déploie dans l’air comme on dirait d’une feuille morte emportée par une brise funèbre.

Alba...

La voix est claire, fragile, presque enfantine. Elle tressaille. Son regard s’arrache à l’obscurité pour sonder la chambre, scruter les recoins ténébreux à la recherche de ce qui se tapit, guette, attend. Mais tout demeure figé, englué. Elle se lève d’un bond, vacille sous le poids d’une panique montante.

— Qui est là ? demande-t-elle, la voix tremblante.

Son propre souffle lui répond, court et erratique. Elle fait un pas en avant, mais son pied heurte un obstacle. Un objet mou, inerte. Elle baisse les yeux et retient un cri.

Une poupée.

Une misérable poupée de tissu, flétrie par le temps, déchirée, coutures distendues, cheveux de laine effilochée en désordre. Ce n’est pas l’usure qui la pétrifie, mais le vêtement. Cette robe délavée, jadis d’un bleu tendre, souillée à présent de larges traînées pourpres. Un rouge sombre, figé dans les fibres, une souillure indélébile, telle une plaie qui refuserait de guérir. Elle la fixe, les battements de son cœur résonnant dans ses tempes.

—Alba…

Un murmure. Léger, fragile, l’effleurant d’une caresse de plume. Alba se met à trembler. Son regard se crispe sur le jouet, fouille la chambre d’un œil affolé. Mais tout semble inerte, pétrifié dans l’immobilité nocturne.

— Qui est là ? reprend-elle, la gorge serrée. Son cœur cogne, sa respiration se bloque. Quelque chose rôde. Quelque chose attend. Alba se fige. La voix. Plus distincte, plus près. Un tressaillement la traverse, aussi fulgurant qu’un courant froid. Elle ne veut pas relever les yeux.

Pourtant, elle le fait.

Tu m’as oubliée...

Elle a compris : Mila est là.

Elle se tient dans l’angle. Droit devant elle, debout dans l’ombre mouvante, juste à côté de la fenêtre. Sa silhouette frêle se fond dans l’obscurité ; son visage livide émergeant d’un halo indistinct et ses longs cheveux noirs ruissellent sur ses épaules, encadrant ses traits figés dans une expression insondable. Mais ces yeux… ses yeux… Ils brûlent d’une lueur fiévreuse, un éclat de reproche, d’accusation.

— Mila ? Alba laisse échapper ces deux syllabes d’une voix tremblotante. Un prénom, exhumé, contre toute attente, d’un gouffre oublié. Mila, sa petite sœur.

La fillette ne répond pas. Elle avance. Un pas fluide, un glissement quasi irréel, sans heurt, sans bruit. Ses pieds nus survolent le sol.

Tu ne m’as pas sauvée, dit-elle enfin, la voix empreinte de reproche. Un frisson désagréable remonte l’échine d’Alba.

—Pas sauvée ? Mais... Mila, je ne comprends pas. Elle chancelle.

Tu m’as laissée seule. Tu savais ce qui allait arriver et tu m’as abandonnée.

Alba recule, se heurtant au bord du lit. L’air s’épaissit, s’alourdit : la poitrine d’Alba est oppressée, la tension est insoutenable, une chape invisible lui écrase les épaules.

— Non... Non, ce n’est pas vrai. Je n’ai aucun souvenir ! Je ne sais pas ce qui s’est passé !

Mila s’avance encore, mue par une certitude implacable ; la vue de son petit visage tuméfié, de ses yeux noirs cernés emplis de douleur et d’horreur la révulse. Elle lance sa sentence qui claque comme une lame.

Tu savais.

—Non… Mila, je… je ne sais pas…

Si.

Alba veut s’échapper, mais le lit barre sa fuite. Mila s’approche encore. Ses yeux sont deux abîmes, des gouffres où tourbillonnent des ombres torturées, mouvantes, avides.

Tu mens, Alba. Tu te souviens, mais tu as peur. Peur d’admettre ta culpabilité. Tu refuses d’admettre que tu savais ce qui se passait. Parce que la vérité est trop laide. Parce qu’elle te condamne. Tu nous as tous laissé tomber. Tu ne sais que dormir. Dormir pour fuir.

Un silence pesant s’installe, entrecoupé seulement par la respiration saccadée d’Alba. Une larme brûlante, semblable à du plomb fondu, roule sur sa joue.

— Je suis désolée, Mila, chuchote-t-elle. Je ne voulais pas...

Mais la petite fille détourne lentement les yeux.

Tu es désolée, maintenant ? Tu es désolée, mais toi, tu es restée en vie ! Tu devrais te demander pourquoi tu as été préservée ? C’est de ta faute, tout ça. Tu n’as protégé personne.

Un rictus d’amertume, d’indifférence déforme fugacement ses traits.

Ça ne change rien, cette culpabilité. Ça ne t’excuse pas ! Tu ne m’as pas sauvée. Tu ne m’as pas aimée comme tu aurais dû.

Elle recule lentement, mourant comme une ombre dans la nuit. Sa voix s’efface, se délite, pareille à un écho s’affaiblissant. Son corps se dissout, se fond, se délite dans le néant.

— Mila, attends ! crie Alba, tendant la main vers elle.

Mais il n’y a plus personne.

Rien qu’une poupée gisant au sol, souillée de sang coagulé, son sourire cousu figé dans une perpétuelle ironie.

Alba tombe à genoux, le cœur brisé. Seul demeure un souffle ténu, un murmure évanescent, à peine audible :

Rappelle-toi, Alba. Souviens-toi de ce qui s’est passé... Nous oublier, c’est nous trahir…

 

 

©Marion Lubréac

 

 

 

Marion Lubréac

Francopolis – Printemps 2025

Recherche Éliette Vialle

 

 

Créé le 1er mars 2002