12, 16, 24… Attentive aux numéros
portés par les plaques endommagées par le temps, la jeune femme avance dans
une petite rue de la vieille ville. Les façades des maisons sont étroites,
les entrées souvent surélevées d’une ou deux marches. Les fenêtres aux
volets à demi fermés derrière les barreaux de fer semblent cloîtrer les
occupants, pour la plupart des personnes modestes, habitant là depuis
plusieurs décennies… Numéro 38, celui qu’elle cherche. Rien de comparable.
Elle n’est pas habituée à des lieux aussi cossus. Elle tombe en arrêt
devant la porte cochère d’un hôtel particulier, elle admire les jambages,
ses yeux montent jusqu’à la clef de voûte, encadrée par des pierres de
grande taille finement ouvragées. Elle est simplement vêtue d’un jean et
d’une tunique de lin, les cheveux longs tombant sur le dos, très légèrement
maquillée. Elle s’approche de la plaque de métal cuivrée dissimulée dans le
pilier droit, passe en revue les noms, pose l’index sur le cinquième bouton
en partant du haut. Un temps… L’interphone, d’abord silencieux, grésille.
Elle se fait connaître.
- La porte sur votre droite au
fond de la cour, deuxième étage.
Un déclic. Elle pousse le panneau
de petites dimensions ménagé dans l’un des vantaux de la porte monumentale.
Elle n’a pas reconnu la voix de la
personne qui l’a contactée sur son portable la semaine précédente, une voix
posée, grave, légèrement éraillée, celle d’un homme d’un certain âge, un
gros fumeur probablement. Celle qui lui a répondu à l’interphone est une
voix féminine, haut perchée au débit rapide et au ton sec.
Cela fait tout juste un mois
qu’elle a posé son annonce dans la rubrique "Offre d’emplois" du
quotidien.
Elle traverse la
cour intérieure, prenant le temps d’admirer les riches façades, les
frontons des fenêtres à petits carreaux, les lourdes tentures derrière les
vitres. Elle se dirige vers le fond, franchit la porte qui lui a été
indiquée, se trouve dans un vaste hall, prend l’escalier de pierre,
parvient au deuxième étage quelque peu essoufflée tant les plafonds sont
hauts.
Une femme se tient sur le palier,
qui cache mal son impatience, raide, l’air revêche. Elle lui montre de la
main la direction à prendre.
- Il vous reçoit immédiatement.
Le ton est cassant.
- Il vous dira ce qu’il attend de
vous, quelles sont ses conditions, ses exigences.
Elle parcourt un couloir
suffisamment large pour que six personnes passent de front, et qui n’en
finit pas. Sur les murs, des peintures de facture classique inspirées de
scènes mythologiques côtoient des œuvres plus contemporaines. Tout au bout
du couloir, l’homme apparaît dans l’encadrement d’une porte à deux
battants, la fait pénétrer dans une pièce dont les dimensions lui
paraissent d’autant plus grandes qu’elle est peu meublée. Proches l’un de
l’autre, un lit à baldaquin à l’armature métallique, un canapé, deux
fauteuils clubs des années cinquante, un peu en retrait un paravent, au
milieu un imposant chevalet à crémaillère, à ses côtés une table recouverte
d’un drap blanc parfaitement repassé dont les bords retombent jusqu’au sol.
L’homme qui l’accueille est vêtu
d’une chemise noire, ample, aux manches larges resserrées aux poignets et
d’un pantalon indien rouge sombre.
Il lui présente l’un des
fauteuils, prend place dans l’autre.
- Voilà le lieu dans lequel je
vous invite à vivre les moments que nous partagerons. Comme vous pouvez le
voir, je ne supporte pas le désordre. Je tiens à ce que l’espace retrouve
un aspect dépouillé, ne laissant aucune trace de l’activité récente après
chaque séance de travail. Je vous demanderai de me
consacrer quatre après-midis, à raison d’un par semaine à partir de ce
jour. Quatre après-midis complets, mais
rassurez-vous, je fais toujours en sorte de mettre à l’aise les personnes
dont j’utilise les compétences. Pour aujourd’hui, nous nous contenterons de
faire connaissance.
- …
- Oui, j’aime savoir certaines
choses sur ma partenaire, afin de me sentir au plus près d’elle. Nous
devons être en accord afin de pouvoir donner autant que recevoir. La
réussite tient à l’harmonie qui doit s’installer entre l’un et l’autre.
-…
- Une grande confiance doit
s’établir entre le peintre et son modèle. Il est pour moi essentiel
d’établir une relation de proximité, une réelle connivence dans la
collaboration. D’autant plus qu’elle sera, comme elle l’est chaque fois que
je fais appel à une assistante, de courte durée, je vous l’ai dit quatre
séances, en comptant celle-ci… Voulez-vous boire quelque chose ?
- Un verre d’eau me suffira,
merci.
- Vous vous appelez Karine.
Puis-je vous demander vos références ? Avec qui avez-vous travaillé ?
- Je vous avoue que je démarre
dans le métier.
- Donc, vous estimez qu’il s’agit
d’un métier, c’est un bon point.
- Je pratique la danse depuis
l’âge de sept ans, danse classique. Je fais partie d’une troupe théâtrale
de quartier. Je dessine moi-même un peu.
L’entretien se poursuit durant
près de deux heures. Il la questionne sur ses lectures, ses centres
d’intérêt, ses goûts en ce qui concerne les Arts et les Lettres,
l’Antiquité, la Renaissance, ses connaissances en matière de cinéma, de
théâtre, d’architecture. Et jamais sans équivoque, sans toucher à l’intime,
toujours respectueux, courtois, avec délicatesse. Cette distance qu’il met
entre elle et lui n’est pas pour lui déplaire, bien au contraire elle est
séduite par ce côté aristocrate qu’elle n’a pas encore eu le loisir de
rencontrer chez ceux qui ont jusqu’alors fait appel à ses services.
- Je ne vous en demanderai pas
plus, je suis sûr que nous allons bien nous entendre. Je vous donne donc rendez-vous
pour jeudi prochain, à la même heure. Ma gouvernante va vous raccompagner.
Elle est à l’heure le jeudi
suivant. Le même cérémonial prélude à son arrivée : la voix désagréable à
l’interphone, la traversée de la cour intérieure, les marches imposantes,
l’accueil de la gouvernante qui, par son maintien et sa tenue noire lui
évoque Frida Khalo, la présence du peintre au bout du couloir, la poignée
franche pour ne pas dire ferme. Dès son entrée, elle remarque que le
chevalet est flanqué d’un bloc à spirales, et que la table qu’elle
identifie comme étant de style Henri II munie de pieds à roulettes est
délivrée du drap blanc qui la recouvrait la semaine précédente. Elle
dévoile la richesse du matériel utilisé par le peintre. Deux sources
lumineuses sont placées de part et d’autre d’un fauteuil Voltaire, situé
face au chevalet.
- Nous commencerons par de courtes
poses assises, dix minutes au plus. Vous prendrez place sur ce siège. Pour
les positions, je vous fais confiance. Pour les temps de repos, un peignoir
est à votre disposition.
Sans autres manières, Karine
s’efface derrière le paravent, se déshabille sans empressement, puis
rejoint le fauteuil qui lui a été attribué. Elle s’assied sur le rebord du
siège, le haut du dos appuyé contre le dossier, un avant-bras sur un
accoudoir, une jambe allongée, l’autre repliée, le pied reposant sur le
siège cache son sexe. Une pose empreinte de grâce et de pudeur. L’homme se
tient face au chevalet. Il observe le corps, se laisse pénétrer par les
formes, suit des yeux les courbes, puis les projette sur la feuille. Elle
entend les crissements du fusain au contact du papier. Elle devine un trait
appuyé, rigoureux. Le peintre dessine avec rapidité, ses gestes sont vifs,
la main trace des arcs dans l’espace avant de se rapprocher de la feuille,
la feuille qu’il arrache au carnet au bout de quelques minutes, et qu’il
laisse tomber sur le sol.
- On change !
Karine se blottit à l’intérieur du
fauteuil, ramène ses jambes jointes contre son buste. Elle se présente de
profil, la tête enfoncée dans un coussin épais. Derrière le chevalet,
l’homme s’active. Puis, avec vivacité, il détache la feuille qui va
rejoindre la première sur le sol.
- On change !
Nouvelle pose, nouveau croquis,
une nouvelle feuille qui rejoint les deux autres. Puis il lui accorde une
pause. Karine se faufile derrière le paravent, revient vêtue du peignoir.
Pendant qu’elle se décontracte en faisant quelques pas, et en fumant la
cigarette qu’il lui offre, le peintre remplace le fauteuil par une table basse.
La séance reprend. Karine se sent
tout à fait à l’aise. L’entretien qu’ils ont eu lors de sa première visite
a parfaitement rempli son rôle. Ce qu’elle vient de vivre finit de la
mettre en confiance. Une réelle complicité réunit le peintre et son modèle.
Le peintre ne se montre pas directif, le modèle choisit les poses, et
semble trouver instinctivement ce qu’il veut. Le professionnalisme du
premier, la détermination et le désir de plaire du second font merveille.
De l’un à l’autre circule un fluide de nature à ôter toute gêne. Les choses
se passent dans le silence, meublé par des airs de musique classique à
faible volume. Détente et concentration s’associent harmonieusement. Chacun
sait, chacun sent ce que l’autre attend de lui, comme ce qu’il peut lui
donner. Tous deux sont tout à leur relation, hors du monde.
Sur la table basse, Karine s’est
d’abord mise sur les genoux, de profil, le haut du corps droit, la tête
renversée en arrière. Puis elle a pivoté, se montrant de trois quarts dos,
la tête inclinée vers l’avant, la nuque dégagée. Suivirent encore une série
de poses debout, sous divers angles, jusqu’à ce que le peintre, ne cachant
pas sa satisfaction, libère son modèle. Il a multiplié les croquis, les
feuilles jonchent le parquet vitrifié. En peignoir, pieds nus, Karine foule
le sol. Peu de dessins la représentent intégralement, ce sont au contraire
des fragments de corps, des détails parfois infimes qu’elle découvre. À sa
grande surprise, le peintre entreprend de les ramasser sans soin, avant de s’en
débarrasser dans un carton, sans fournir d’explications à son comportement
qui, visiblement déroute sa partenaire.
- Cette séance visait en ce qui me
concerne à me familiariser avec votre corps, à l’aborder puis à l’approcher
au plus près, à mémoriser vos attitudes. À l’apprivoiser avant de
l’utiliser… ne vous méprenez pas, je veux dire le coucher sur le papier
lors de la phase finale. Plus que les dessins qui en résultent, ce qui
m’importe est d’avoir engagé un corps à corps visuel, gestuel et mental destiné
à approfondir la connaissance que j’ai acquise de votre nudité de façon à
pouvoir la restituer presque de mémoire. C’est pourquoi, j’ai multiplié les
esquisses, c’est pourquoi je ne les garde pas, je ne les retravaille pas,
je les intègre par la pensée jusqu’à notre prochaine rencontre.
La semaine suivante, le carnet de
croquis a laissé la place à une toile de grand format. Le peintre se tient
debout face au chevalet, pinceau en main, près de lui un pot de peinture
noire. Se fiant à la créativité de son modèle, il lui demande de se charger
du temps et de la nature des poses, indiquant seulement qu’il désire en
réaliser une quantité conséquente. C’est donc Karine qui dirige la séance.
Elle se lance dans une chorégraphie à laquelle se plie le peintre, se
présentant tour à tour sous divers angles. Elle s’étire, se plie,
s’agenouille, se couche, se relève, ne prenant pour ainsi dire pas de
repos. Il prend à peine le temps d’observer le corps qui évolue devant ses
yeux, et que désormais, il connaît bien. Il attaque un croquis dès qu’elle
s’immobilise, passe immédiatement au suivant dès qu’elle change de
position, le pinceau virevolte, saute d’un endroit à l’autre, laissant en
chacun sa marque, un tracé rapidement exécuté. Aucune silhouette complète.
Des fragments qui s’accumulent, se juxtaposent, se serrent, se chevauchent.
Épuisée, Karine se retire, prête à
revenir pour le dernier acte le jeudi suivant, sans même avoir la curiosité
de faire le tour du chevalet, tandis que le peintre ne quitte des yeux sa toile
que pour lui faire un signe amical au moment où elle s’éloigne.
Cette fois, après avoir franchi la
porte de l’atelier, Karine se dirige directement vers le chevalet. La toile
est toujours en place. Ce qui s’offre à elle la sidère. Elle a la sensation
que son corps, sous l’effet du pinceau, s’est décomposé, émietté. Ici, une
épaule, là une mèche de cheveux fournie tombant sur la nuque, plus loin le
haut du buste, un sein reposant presque sur le galbe d’un mollet, ailleurs
la rondeur de la hanche… C’est un inventaire complet de fragments de corps
entremêlés, figurés par leur seul contour noir, qui se détachent non sans
violence sur le fond blanc. Cependant, le trait irrégulier, épais ou réduit
à un fil, appuyé ou léger, donne vie aux dessins. Il en résulte une force
prodigieuse de l’ensemble, une sensualité intense. Elle passe d’un coin du
tableau à un autre, va d’une partie de son corps à une autre. Elle ne
cherche pas à remettre en place les pièces du puzzle ainsi créé, mais elle
se reconnaît en chacun d’eux, si petit soit-il. Elle ne s’y trompe pas,
celle qui est représentée, détaillée plus que démembrée, effeuillée plus
que morcelée est bien elle. Elle se regarde non comme dans un miroir, mais
plutôt comme à travers un kaléidoscope.
Pour cette quatrième et dernière
rencontre, le peintre lui demande uniquement d’être là, présente, discrète,
naturelle.
- Pas de séance de pose
aujourd’hui. Je vais procéder à la mise en couleurs mais votre présence en
cela m’est indispensable. Asseyez-vous, allongez-vous, déambulez dans
l’atelier, servez-vous un verre, fumez une cigarette, feuilletez une revue,
bref faites à votre convenance.
Elle fait donc en sorte de ne pas
le déranger. Deux heures après, il pose ses pinceaux, s’éloigne du chevalet
et ôte sa blouse. Sur son invitation, elle s’approche. À l’aide de plages
de teintes chaudes utilisées en lavis et savamment coupées de bleu
lumineux, de coulées ondoyantes et de dégradés subtils jouant la
transparence, il a tempéré la dureté du contraste entre le noir et le blanc.
Une infinie douceur enveloppe maintenant les dessins. Contournant le
chevalet, se faisant accompagner de son modèle, le peintre appose sa
signature au dos de son œuvre, ainsi que la date d’achèvement et son titre
: KARINE.
- Il ne nous reste plus qu’à
entreposer la toile,… votre toile, dit-il en insistant sur le possessif. Si
vous voulez bien…
Ils se positionnent de part et
d’autre de l’imposant châssis, le libèrent du chevalet, et font ainsi
quelques pas pour accéder à une porte qu’elle a toujours vue fermée. Ce
qu’elle voit en premier en entrant, sur sa gauche, c’est la tranche d’une
trentaine de tableaux rangés à quelques centimètres l’un de l’autre. Tous
de format identique, ils sont suspendus à des glissières coulissantes de
façon à ce que l’on puisse sans effort les détacher du mur et les tirer à
soi pour les observer un à un dans leur intégralité. Karine remarque que
chacune des peintures porte au verso, écrit en lettres majuscules un prénom
féminin : NADINE, ELENA, LILITH, LEILA, … Elle est en présence d’une
collection de tableaux de facture identique, tous inspirés par le modèle
employé par le peintre, et réalisés selon le même procédé, une pièce en
quatre actes : rencontre, séance de croquis, mise en place du dessin, mise
en couleurs. Chaque modèle a sa toile sur laquelle sont couchés, choisis et
plaqués par le peintre, les détails de son anatomie. Avec l’assentiment de
l’auteur, elle les passe en revue. Plus que la beauté intrinsèque de chaque
peinture, c’est l’homogénéité de l’ensemble qui la fascine. Cependant,
chacune a son propre caractère, diffuse sa propre ambiance, la personnalité
de celle qui a donné son corps, son modèle toujours renouvelé. Cette pensée
lui cause quelque peine. Karine comprend qu’elle ne travaillera plus pour
le peintre, qu’il fera appel à une autre avec laquelle il répètera le même
rituel.
La voix sèche de la gouvernante la
fait sursauter. Elle ne s’est pas rendu compte qu’elle se trouve seule dans
la remise. Depuis combien de temps ? Elle l’ignore. Elle s’arrache à la
contemplation des œuvres. Précédée par la gouvernante, elle traverse
l’atelier vide. Le peintre s’est retiré.
- Si vous voulez laisser vos
coordonnées pour recevoir les invitations aux prochaines expositions du
Maître…
Karine s’appuie d’un coude sur le
guéridon, se penche sur le livre ouvert. Ses doigts se saisissent du feutre
à pointe fine. Tout dans son comportement manifeste son hésitation, la
gouvernante à ses côtés affiche son impatience. Sa main s’est immobilisée,
le feutre reste en suspens au-dessus de la feuille. Karine repose le
crayon, sans avoir griffé le papier, puis elle gagne la sortie d’un pas
rapide.
©Michel
Racois
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