Nouvelle rubrique depuis
2019 : découverte…
Mars-avril 2023
Béatrice Pailler :
« le marcheur va cherchant le lieu »
Textes inédits
Et quelques extraits de ses derniers recueils
(*)

Maria Desmée, série Éclosions (n° 10), 2022
(reproduit avec l’aimable autorisation de l’artiste)
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L’Oublié
(extraits)
Matin
d’herbes hautes, l’humide s’y presse. Des brins, liés, déliés, du jour par
le vent. Des brins, tels des bras, lavés d’ombre. Buée forte, l’herbe
transpire ; la crue du jour aux bouches intimes. Brumes verjus, ivre
matin, l’herbe s’y presse.
***
De bleu et de
vent s’ouvre un horizon où la langue du chemin est roulis du ciel, frappe
du pas, rauquement de la pierre. Contre-chant à l’ocre, le vert récite sa litanie,
cet à jamais, ce toujours où l’herbe prie.
Fenêtres de février
(extraits)
L’ailleurs sans témoin s’invente d’un
mot. Autre, il est autre, unique sous la paupière de l’heure. Aux portes de
longue attente, premier pas du rêve, le poème pour viatique. Traversée sans
nom, loin des fontaines, loin du pain, aveugle. La promesse est devant.
***
Un nom de terre, bois et buissons en
semailles, un nom intouché, l’origine de chacun. Dans l’œil tatoué du lieu
s’inscrit l’intime. Témoin de l’ailleurs, le marcheur va cherchant le lieu.
Dans un retour à hier, images sauves du réel, il rejoint sa promise
Du recueil L’autre versant,
Éditions Le Silence qui roule, 2022
(Prix Louis
Guillaume 2023)
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Présence
(extraits)
Au fond de la trouée
des arbres, la pente du jour se glace d'une lumière minérale. Les pins
agités balaient de leurs cimes un reste de ciel. Sur l’herbe, côte à côte,
comme embrassés, de jeunes arbres concentrent l’ombre.
Ce qui est
derrière, ce qui est devant, n'importe plus. La nuit prend le monde, lui
vacille au vin clair des astres. La réalité quitte l’instant. L’obscurité
professe le doute. Le lien est rompu. Face au sombre, l’homme se trouble
tant le passage nocturne lui semble incertain.
Dans la perte du
jour, le réel s’abîme. Sens en déroute, que reste-t-il à l’homme sinon
l’attente ? Immuable présence, elle accueille en elle le doute, le
libère de la peur, l’ouvre au merveilleux de l’histoire.
Nuit du doute,
nudité première, sous la voûte : l’attente, sous la voûte : la
croyance.
***
Une forêt têtue
d’arbres courts s’enracine, vivace. Une lumière de voûte, plus ombre que
vive, y repose et le jour sème le soir. La ramée s’enchevêtre pareille
au tête-à-tête des cerfs.
Nulle cicatrice, nulle
clairière, seule la haie des troncs borne l’œil. Ni sente ni layon, seule
la passée des bêtes guide le pas. Pas une faille, pas une déchirure, à
chaque coupe un repoussis dru comble la brèche. Présence têtue, l’arbre est
de ciel et de terre. Forte est la vie qui parle en lui.
Regain de présence,
l’homme entre ciel et terre. Fragile est la chair qui parle en nous.
Temps
(extraits)
Le présent insaisi
débauche l’instant. Aujourd’hui s’en va, en poche ses heures. Ce qu’il
donne d’une main, il le reprend de l’autre. Ce qu’il donne : une
poignée de graines, un rehaut de vie, une fulgurance. L’aujourd’hui du
matin marche vers le crépuscule. Il est le compagnon qui tire de sa besace
le pain et le partage. Pain quotidien ou pain perdu.
***
Le temps, pleins et
déliés de noirs et de blancs, jamais ne passe, seules les heures
s’épellent. Lui immuable inscrit-désinscrit l’instant :
réel sur vide. À nous de faire sens, à nous de faire naître aux pages du
silence cet autre en nous qui n’a jamais voix.
***
Les jours en noria
vont et viennent. Ils sont, telles des brouettées portées au talus des
corps, pleins d’heures et de vide où le temps creuse les uns, grandit les
autres.
***
L’horloge décompte
ce que nos yeux redoutent : le vide, le vide en solitude, celui des
terrains vagues et des cretonnes jaunies ; une béance hors la vie,
celle de nos propres exclusions.
Du recueil D’Écorce de Sable,
Éditions de la revue À L’INDEX
(collection les Plaquettes), 2022

Encre de
Jean-Marc Barrier, illustrant le recueil D’Écorce de Sable
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Février bleu
Février
bleu
Trop
bleu
Soleil
sec
Trop
cru
Du
gris
Si
peu
Sans
Pluie
Je marche,
Sous mes pas le dur.
Le chemin crisse perclus.
De concert, nous allons.
Un écart, nous nous séparons.
Alentour,
Quelques bosquets,
Bouquets d’arbres épars.
Devant,
La colline rase
Semble une tête.
Le pays vient.
Il m’emboîte le pas.
Disert, il me dit le sec.
Il me dit l’absence.
Je marche.
Il hante mes pas.
Son présent est le mien.
Nos histoires se confondent,
Devenant celle de tous,
Une histoire à terre ouverte
Comme livre ouvert.
Le froid, sang bleu,
D’une étreinte
Noue nos silences.
Au champ de l’heure
Pas d’autre choix que le sec
Pas d’autre histoire que la soif.
Dans la perte,
Du soyeux, du tendre,
De ses marnes gonflées d’eau,
Le pays se mure d’attente.
Les arbres nus
Le sont plus encore
Tant le ciel les afflige,
Tant le bleu les arase.
Leurs feuilles tombées
Ne se baignent plus
Somnolentes,
Ne s’entrelacent plus
En de doux tapis.
Brisées, rompues,
Comme des osselets,
Le vent les disperse,
Fossoyant leurs lits.
Cicatrices, les ornières,
Débridées de leur boue,
Bayent sur un vide, poussière
Que mon pas bouscule.
Je vais d’une marche triste
Où l’aride trace son sillon.
Le fil des jours
N’est plus le fil de l’eau.
Ici, ils s’enchaînent
Les uns après les autres
Noria de jours :
De bleu dur,
De gris morne,
De silence.
Noria muette
Où l’eau s’absente.
Ni pluies ni neige
Pas même une ombre,
Une brume, une haleine.
Dessous les pierres
L’humide a fui.
Loin de son tourment,
Ce sec qui l’assaille,
Suivant l’arbre dans sa quête,
Il a rejoint le sombre,
La nuit de la Terre,
De son ventre.
Il a fait sienne
L’eau dormante,
L’eau chagrine
D’un monde
Éreinté.
Je vais d’une marche triste.
La colline semble m’attendre.
Le pays me fait mal.
J’ai mal à ma terre.
De quelle eau demain sera-t-il
fait ?
Douce, salée ?
Bien des larmes seront versées.
De quelle humanité demain sera-t-il
fait ?
©Béatrice Pailler,
mars 2023
Premier texte du recueil inédit
Terre des uns,
Terre de tous
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Chaque jour partir
Ver
Sacrum
Chaque jour tu es là
présent au monde
chaque jour tu es ce regard
celui qui te nomme
un parmi d’autres
regards innombrables
de la maison-monde
où chaque jour par elle
et pour elle, nous sommes.
N’écoute plus
le vieil aujourd’hui.
Entends décembre.
Pars vers l’horizon.
Ne laisse pas l’enfant
seul face à demain.
***
Saisons à l’encan
la graine s’absente.
Reviendra-t-elle ?
Le temps est à l’attente
la cendre au jardin.
Nue parure
l’arbre
vit décembre
dans la joie.
Dévêtu
il a tout de l’ange
n’a rien perdu
de sa lumière.
***
Nu regard
le gris se révèle doux
le noir fait corps :
cosse d’un paysage.
Sépulture du bleu
décembre en habit de gris
nous parle d’espérance.
Le temps épaissit sa maille.
L’heure est au déluge.
Rousseur de terre
soleil tombant
les feuilles font lit.
La graine se cache.
Rondeurs enfouies
sous l’humus
est un secret :
l’avant fruit
du rêve.
***
Marche vive.
Le froid est un feu.
L’arbre est d’écorce.
Pépiements et piqûres
l’oiseau comme l’ortie
rien n’est vain
rien n’est à dédaigner.
Aiguisés du froid
la pureté les révèle
habitants de l’espérance
comme nous-mêmes.
***
Marche incertaine
de tours en détours
ton pas s’alentit
cueillant couleurs.
Ton haleine chaude
console ta peau.
Elle te dit le foyer
la table, la lampe, le pain
la mère attentive
le père attendu.
Ici, comme hier
l’enfance se chauffe
au bois de silence :
gestes du soir
paroles maigres
mais force d’amour.
***
Simples sont nos vies
et notre foyer, toujours
nous le portons à plein corps
bercé de nos bras tel un enfant
offrande donnée à l’horizon.
Enfants mis au monde
décembre est votre maison.
Mais déjà il vous faut partir.
Le poème en bandoulière
vous irez de par le monde
unir l’homme à la graine
donner un foyer à demain
qui nous hante.
©Béatrice Pailler,
décembre 2022
Premier texte du recueil inédit
Ver sacrum, poèmes
pour l’Enfant
|
L’En-Joie
Vie de la bête
le feu simple de la joie.
Mais à l’homme
sa braise consumée.
Retrouver
avant de quitter
ce brasier de joie
qu’est le monde.
Hier lointain
vêtus de vent
nous étions
de terre et de ciel.
Partout régnaient
sèves et sangs.
Partout s’offraient
chairs et ramures.
***
À force joie
l’émerveillement
brûlant nos corps
éveillait nos cœurs.
Nous buvions
à la source monde
nous étions lui
parcelles de son élan.
Mais aujourd’hui
vêtus d’obscur
hors le monde
nous allons.
Que tombe le voile
et nous serons
de nouveau
en joie.
***
Merveille est le monde
lumière son haleine
eau son chant
une chair de fièvre.
Jouir du vol
jouir de la course
c’est la joie
sueur sur peaux.
Ivresse solaire
ivresse du croître
c’est la joie
sève sur ciel.
La nue essaime
lumière et eau
les fleurs encensent
criant désir.
***
Mince sur l’air
dansant le vent
le grelot des corolles
cueille l’abeille.
Battent les couleurs
éclatent les odeurs
les vivre, pour ce qu’elles
sont :
de la joie, pure.
Le bleu, de sa force
nous sidère
et le gris tout autant
de sa charge de pluie.
Draps des noces
draps du rêve
de sources cousues
le ciel nous ravit.
©Béatrice Pailler
Extraits du recueil
inédit
L’En-Joie
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L’Or-la-Nuit
(extraits)
La nuit roulait en ressac
frappant aux murs de tous
Ni
la lune ni les étoiles
tout
comme lui solaire
ne
se regardent en face.
Seules
les ombres
disent
la lumière.
Seules
les ombres
pâles
sur le mur
sont,
tel l’or du temps
ternies
de sombre.
Les
yeux brûlent
de
cette lumière
prise
à la nuit du mur.
Au
fil tranché de l’heure
désavouant
le matin
ils
s’aveuglent.
Pourtant
ils
parlent encore
de
ce qu’ils ne voient plus
présentant
les êtres
par
leur absence
Les
yeux prennent songes
les
corps ne sont plus
citadelles
du jour
mais
murs de nuit.
Les
regards s’amendent
paupières
closes
délaissant
le réel
pour
l’heure métisse.
Sur
le jour, sa fin
les
songes sont
telles
des simples
toutes
herbes de nuit
aux
vertiges du mur.
L’Or-la-Nuit
la
cendre
sur
l’éblouissement
la
cendre
cernant
le vide.
Vide
entier, vu
pour
ce qu’il est
une
absence
où
la pierre
précédant
la fissure
bâtit
l’histoire.
***
Quelle Nuit
ouvrira nos fenêtres ?
Quelle Lumière
interrogera nos murs ?
À l’heure grise
l’oiseau se posera-t-il?
Tandis que sa voix
module son dire
l’Or-la-Nuit
éclate au ciel
tel le geste
silencieux d’écrire.
La nuit aux fenêtres
modèle l’immense
offre sa cendre cette grâce
offre son or pareil au sang.
Et la Nuit, telle une lance
perfore le temps
force serrure.
Dans l’humide du soir
une naissance
qu’exhausse les cimes à nues
noire ferveur des ramures
rosées sombres des vents
dispersant l’Or-la-Nuit
limaille ou sable
sur le blanc des mots.
©Béatrice Pailler,
2020 (inédit)
|
Veillée d’ombres
(extraits)
Angles des
pierres perdant sens
le mur n’a plus
force
mais la lune s’y
penche
à son pied était
l’eau.
L’ombre pour
rosée
pleure à son
corps.
Errent les
souvenirs
mains en coupe
lèvres de soif.
Affaiblie d’un
temps trop long
la pierre vit de
saisons
où la lune
s’abreuve.
Sur elle, la voix
disparue.
Mur veillé
d’ombre
à son pied,
l’humide
dit encore la
source.
***
Quand mots et
souffles
aériens se posent
ils sont tout
autant
pluies qui
espèrent
que vents qui
déchirent.
Avance le temps
et sans pouvoir
faire demi-tour
mettre nos pas
dans le soir
mettre nos
regards
dans le fragile
avoir en nous
la fatigue de
l’aile
être l’oiseau
vol sur ciel.
Dans la perte du
jour
cueillir
l’accord blanc
l’absence
au paysage
cette
ombre amie
de
silence et de voix.
***
Miroir
du corps
corps
en miroir
un
peu de mémoire
cherche
à éclore.
Au-delà
du jour
oblique
le miroir
bancal
le corps
ici
le temps
dépossède.
Tout
est dit
semble-t-il.
Reste
la brûlure
un
goût de cendre
un
geste de lumière
comme
un mot
sur
la langue.
©Béatrice Pailler,
2020 (inédit)

Peinture de Maria
Desmée, sur un livre d’artiste avec des poèmes de Béatrice Pailler, 2018
|
(*)
Béatrice Pailler a une démarche construite
puisqu’elle développe un art poétique assumée, mais son écriture jaillit
presque naturellement, en marche, dans un mouvement continu et sans effort
visible. Une véritable « nature » donc, en pleine possession de
ses moyens… (D. S.)
Elle se présente à nous :
« Je
suis rémoise (née en 1966) et j’ai exercé à Reims pendant vingt ans le
métier de libraire. Je me consacre maintenant à l’écriture, en alternant
prose et poésie, dans la diversité des échanges et rencontres.
Mon écriture prend sens dans la
langue. Je m’en imprègne et la transforme, la travaille, pour façonner mon
langage poétique. Mon but est d’approcher de ce que j’appelle "la
poétique du monde" qui est pour moi indissociable de la création
et de la lumière. C’est pourquoi, je les place toutes les deux au centre de
mon écriture. C’est la lumière intrinsèque de la création que je cherche à
faire partager. La création, tel un ailleurs où les éléments
sont omniprésents air/ terre/ feu/ eau, où la respiration/le souffle du
végétal et de l’animal s’animent.
J’instaure des passerelles entre homme et animal. Je puise dans l’ensemble
de la création : de nature ou humaine. Le corps est présent, avec le geste, le mouvement
ainsi que les sentiments et interrogations du vivre. La lumière est là et
l’ombre l’accompagne. Ombre qui n’est pas moins belle, juste
différente : une lumière qui ne se dit pas, qui ne se dit plus. Une
lumière que se projette sur nos questionnements face à demain. Je tente
ainsi d’exprimer ce qui m’habite par le biais d’une écriture qui n’est
pas sans violence. Une écriture de contraste et de rupture ;
sensuelle, elle fait appel à tous les sens et invoque le charnel pour mieux
interroger l’infini. »
Recueils parus à ce jour :
L’Autre
Versant,
Éditions Le Silence qui roule, 2022 : prix du poème en prose Louis
Guillaume 2023.
D’Écorce
de Sable, avec des encres de Jean-Marc Barrier, Éditions de la
revue À L’INDEX (collection les Plaquettes), 2022.
Louves, collection Fibre.s, livret dépliable avec des dessins
de Valérie Rouillier, Éditions la tête à l’envers, 2021.
SACRE, Éditions Racine & Icare, 2019.
Goûte
L’Eau, avec six encres de Claude
Jacquesson, Éditions de la revue À L’INDEX (collection Les Plaquettes),
2018.
ALBEDO, Éditions Encres Vives, n° 720, 2018.
Mouvements, Panta Rhei. Poésie en
voyage, Éditions La Porte, 2017.
Jadis
un ailleurs, recueil réunissant : L’heure métisse et Motifs, Éditions L’Harmattan
(collection Poètes des Cinq Continents), 2016.
Livres d’Artiste :
Participations aux livres d’artiste de Maria Desmée pour
son anthologie de poésie contemporaine à voir dans les collections du Musée
Paul Valéry de Sète.
Collaboration à des revues :
Souffles,
Traversées, Décharge, À l’index, ARPA, Haies Vives,
Écrit(s) du Nord, Poésie première,
Les hommes sans épaules, Terre à ciel, Recours au poème, Concerto pour
marées et silence - revue, Diérèse, la Pierre et le Sel, Le jeudi des mots,
Verso et Phoenix…
Pour
mieux faire connaissance :
La Pierre
et le Sel 2022 (extrait de L’autre versant) :
https://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2022/07/un-jour-un-texte-b%C3%A9atrice-pailler-arbre-de-lenvol.html
Terre à
ciel 2021 : https://www.terreaciel.net/Beatrice-Pailler#.YAbMbuhKg6Y
Recours au poème 2021 : https://www.recoursaupoeme.fr/beatrice-pailler-peau-denfance-extraits/
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Béatrice Pailler
Francopolis mars-avril 2023
Recherche Dana Shishmanian
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