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Archives : Terra incognita

 

Nouvelle rubrique depuis 2019 : découverte…

Janvier-février 2022

 

 

 

Francis Vladimir

 

Présenté par Mireille Diaz-Florian

 

 

Entretien

Pour préparer cette présentation, j’ai sollicité Francis Vladimir pour qu’autour de quelques questions, il m’envoie un texte personnel.

Où et quand écris-tu ?

Que peux-tu dire de ta manière de travailler ?

Que signifie pour toi : écrire ?

Peux-tu présenter tes trois derniers livres ?

Fais-tu un lien entre ton activité de comédien et l’écriture ?

M. D.-F.

 

*** 

 

Sur l'écriture : où, quand, comment ?

Écrire m’oblige. C'est qu'il y a une posture et une nécessité dans l'écriture très près de la vocation. Le fait est que je ne sais jamais quand je vais écrire. La volonté vient, curieusement, à posteriori. Seul compte l'état de veille dans lequel j'écris. Physique et mental. Je ne me raconte pas d'histoire. Je vous les raconte. Au moment opportun. Lorsque la maturation souterraine a fait œuvre et opéré une métamorphose bienvenue, alors, je m'installe derrière l'écran et le clavier. J'écris donc du même endroit et du même point de vue. Ce qui facilite la tâche, la rend plus aisée. Car c'est tout un poème que d'écrire, d'être à la fois dans cette prétention et dans cette humilité car il y a un double sens dans tout. Le miroir ne vaut que pour ce qu'il prétend nous montrer, en réalité, nous cacher.  De ce lieu où j'écris je peux exercer une ritualité, mot inventé certes, mais qui n'est pas le rite, plutôt un semblant de faire nécessaire pour me mettre en confiance, pour que j'ose me jeter à l'eau (que je veux éviter tiède) et décide d'aller au bout du texte entrepris. Je me sens profondément frappé d'athéisme lorsque j'écris. Je ne me reconnais que des alter ego et n'attend aucune onction. Je ne m'agenouille pas.  J'écris en matinée. J'écris en nuitée. Dans le silence je me tiens éloigné des soubresauts. Ce faisant la solitude rôde.  J'en écoute l'écho.

 

S'il y a une manière de travailler elle ne vaut que par le résultat que j'en obtiens, que par la validité que le lecteur accordera au texte que j'ai écrit. Je ne suis pas très sûr de moi sur l'intentionnalité du texte. Sans doute repose-t-il et se fortifie-t-il à une veine intérieure qui me reste secrète. Je devine plus que je ne saisis les ruades sur lesquelles un texte s'appuie. Je dis ruade parce que je vois bien qu'il est facile d'asséner tout et son contraire en matière d'écriture. C'est un travers dans lequel je peux tomber. Plus le temps va et plus je me dévêts des oripeaux de la bien-pensance qui fait écran. Le tamis de la conscience par laquelle les mots et les phrases s'agencent, il faut parfois le rejeter, le temps nécessaire pour devenir autre, s'installer dans un no man's land, où je ne suis plus, où je deviens l'autre, celui par qui l'écriture advient. Cette manière de se déprendre de soi est une des caractéristiques à laquelle je me rends désormais. Je deviens lecteur de ce que j'écris, non parce que je l'aurais écrit mais parce que je le perçois avec d'autres yeux que ceux rivés sur le clavier, avec des yeux de lecteur. C'est ce mouvement qui m'intéresse et, seul, ce mouvement me renvoie à l'écriture.

 

N'allez pas croire que je me défile, que mes écrits, puisqu'il m'est demandé de personnaliser, soient des écrits de non-sens. Vous vous abuseriez à bon compte. Le moindre graphe encense. Le Néandertalien qui était déjà là, en est peut-être un lointain témoin et un complice surprenant.  Alors pour rester dans cette lignée je peux dire qu'écrire me tient debout, me relève. C'est très simplement exprimer ce que je ressens, depuis ma nuit des temps à moi, où un tout premier poème a émergé. Je ne suis pas très sûr d'être un écrivain. La revendication n'est pas mon fort. Je suis, par contre, quelqu'un du poème, sans entrave et sans réserve. Avec le poème, je deviens libre, plus libre que je ne le serai jamais. Si je construis une maison avec mes mots alors je deviendrai écrivain. Mais je crains de ne le savoir jamais. Avec les poèmes je suis plus aérien, moins attaché à la longe du monde, j'étincelle, j'allume mes feux et contre-feux, je m'y brûle à petit feu jusqu'au jour où l'incandescence en moi jaillira en gerbes et me consumera. Écrire, ce peut-être ça. Mais ce peut-être bien d'autres choses que beaucoup de verbes pourraient expliciter : se noyer, suffoquer, respirer, se trahir, s'offenser, se raidir, s'amocher, se casser en mille morceaux, briser net, revendiquer, piocher, creuser, labourer, mordre,  faire tombeau, exorciser, caresser, dessiner, célébrer, s'assoiffer, se vieillir, s'ajeunir, tomber, s'affronter, volcaniser, tomber, se relever, s'épuiser, s'émonder, croître, naître et renaître, se moquer, s'amender, disparaître, grandir et veiller..... Bref autant de possibilités, de jeux dans les mots, de sens et contresens avec lesquels joue une existence. Et bref encore, écrire c'est, de manière rédhibitoire, s'essayer à soi, pour et contre soi.    

 

J'aime les livres que j'ai écrits. Si je ne le pensais pas, la chose serait incongrue. C'est le moins que je leur doive sinon comment les défendre, les faire entendre, les donner à lire. Je peux donc évoquer les trois derniers d'entre eux.

 

Mes trois derniers livres

 

1°/ La grande Mémé des Albères. Le titre est en référence à une nouvelle de Gabriel García Márquez. J'ai rodé autour car j'aurais aimé savoir broder, coudre, tricoter. Un savoir-faire nécessaire à tout bon écrivain. Je ne le suis donc pas encore. Qu'importe, Mon Roussillon natal, l'Espagne de mon père coupée en deux par la guerre civile de 1936-1939, le souvenir de ma propre grand-mère maternelle, la convocation de mes six frères et sœurs ont motivé le passage à l'acte. Le texte n'aurait pu être qu'un plagiat.  Il ne l'est pas. Comme beaucoup de mes livres, il est le fruit d’une collaboration avec la peintre Annie-Roxane Maurer qui n'est plus. Je voulais que le livre soit identifiable, par reconnaissance. Le texte écrit est ce qu'il est. Au lecteur de découvrir ce qu'il est. Un poème. Rien de plus et rien de moins. Avec ses mots et ses réminiscences d'un monde partagé, d'une enfance envolée, mais aussi avec ses couleurs à la Chagall qui m'enchantent toujours autant. C'est là un livre témoin de ce qui n'est plus mais qui a fait battre un cœur. C'est un livre choral. Un hymne joyeux et grave.

 

2°/ Célébration est un livre de l'observation. Il est arrivé sans crier gare alors que je venais de changer de lieu de vie et que le changement que cela m'occasionnait demandait à s'exprimer. J'ai passé des jours à regarder l'univers dans lequel j'allais désormais vivre. Cette nouveauté a été un bienfait d'où est née l'envie de rendre compte de cet état insolite dans lequel je me trouvais soudainement versé. J'étais heureux sans autre explication que celle de me sentir allégé. C'est cette légèreté qui est à la source de Célébration et aussi, le désir de partager les choses simples de la vie car elles ne sont jamais tout à fait telles que nous les vivons. Ce n'est qu'après, bien après, que nous en découvrons l'importance qu'elles avaient, déjà, au moment où elles se présentèrent à nous. Cette simplicité que nous ne voyons pas, tant elle est d'évidence, c'est de cela que j'avais le désir du dire. Pour cerner et entrevoir la métamorphose. Les saisons, dans l'alternance qui les favorise et défavorise tour à tour, m'ont parues essentielles dans ce que je voulais vous raconter. Je les ai donc accompagnées, jour après jour, durant un cycle complet, 365 jours passés à regarder et à écrire le bout de nature qui s'offrait à mes yeux, à sentir, humer, regarder, dévoiler, dérider le goutte-à- goutte des journées. J'ai voyagé et j'ai rêvé. Je crois que c'est un livre où la tendresse et la gratitude ne sont jamais loin. 

 

3°/ Compte à rebours.  Y-a-t-il une justification au poème ? Qu'est-ce qui fait que l'aventure des mots croise la destinée humaine ? Il n'y a pas de réponse unanime. La mienne serait peut-être que les mots sont comme les forêts. Recouvertes de neige, l'hiver, elles nous disent tout autre chose qu'en été, lorsque le taillis des feuillages converse avec le ciel. Transcrire le monde par les mots en se laissant traverser par la multitude d'émotions, de sens, de rébellions et de douleurs que toute existence impose. Mais aussi de bonheur. Celui d'être vivant. Et c'est ce bonheur-là qui est à l'origine de Compte à rebours. Je suis d'autant plus en vie que la conscience que j'ai de celle-ci côtoie les limites de la vie elle-même. La mort annoncée.  Celle-ci n'a rien d'effrayant dès lors qu'à nos côtés elle joue de son affabilité. Car elle sait distraire, se faire oublier « jusqu'au jour où / pour une raison inconnue de nous tous / elle assène sa vérité ». Elle mord et nous dévore. Je ne saurais mieux dire le rapport que Compte à rebours s'est essayé à nouer avec cette réalité douloureuse pour chacun d'entre nous. De cette tragédie, j'ai tenté un coup de poker, la retourner comme on le ferait d'un gant, pour expurger tout ce qui conditionne nos peurs. Je l'ai convoquée pour mieux la subvertir. En pleine connaissance de cause. Savoir, succomber à mon tour.

 

Je veux croire que ces petits textes auxquels j'ai donné la forme de septains, bien qu'ils ne répondent à aucune métrique, apparaissent au lecteur pour ce qu'ils sont. Des moments inespérés et choisis en un instant T de la journée où tourment et apaisement s'entremêlent sans qu'aucun ne prenne le dessus. Compte à rebours n'a d'autre prétention que de laisser aller les choses de la vie sur lesquelles surgit, à l'improviste, l'épée de Damoclès de la fin. Cette fin véhicule tous les possibles et l'impossibilité dans laquelle nous sommes de les connaître avant d'y être confrontés et de céder la place à notre tour, l'ultime esquive, ne peut nous dispenser de l'aborder. Un peu comme il nous plairait de le faire avec une amante ou un amant, dans l'espoir, qui sait, de les voir disparaître à jamais après les avoir séduits. Mais cela nous ne le saurons pas. Car l'autre est en dehors de nous, quoi qu'on fasse et quel que soit notre amour, notre tendresse ou notre colère, nous n'en saurons pas plus.

 

Alors, oui, Compte à rebours se veut à la croisée de tout ce qui articule une existence. Que l'on soit grand dans ce monde ou un être oublié de tous, il nous arrive de regarder vers cet autre horizon sur lequel s'accumulent, par gros temps, les nuages de notre défaite. De cette impossibilité inscrite, dès l'abord, de ne pouvoir révéler le vrai sens de l'existence humaine, je laisse chacun juge.  Écrire ces textes a été une expérience joyeuse et triste à la fois, mélange d'émerveillement enfantin et de gravité adulte. Il m'est arrivé de jubiler à certains d'entre eux, de me sentir triste à d'autres. Mais aucune souffrance morale, aucune douleur autre que celles que, l'âge venant à petit pas comptés, le corps ressent, ne m'ont torturé. Je me suis essayé à dire la vie telle qu'elle m'atteint encore aujourd'hui. J'ai donc gardé les  yeux ouverts sur la nature-mère, sur l'amitié, sur les amours, sur le temps qui passe, sur l'absence et la perte, sur nos petits animaux de compagnie, sur le territoire d'enfance, sur mes réminiscences de lectures, sur les dangers et les bévues du monde... Bref, en un mot comme en cent, je me suis confronté à ma petite vie qui, sans oublier toutes les faiblesses qu'elle a pu connaître,  m'a semblé, alors, par le dévoilement des mots, rehaussée des lumières que je ne lui connaissais pas. À votre tour, cédez à la magie du contradictoire, de la naissance à la mort, il y a forcément la vie. C'est celle-ci que les pages de Compte à rebours célèbrent plus que le seul grand départ. Se retrouver soi pour découvrir ce que l'on est : « une âme solitaire / qui jour après jour / ajournera la mort / cette infinie façon d'être en surplomb sur la vie ».

 

Théâtre, écriture et lecture

Au théâtre, texte et présence se confondent. Donner son corps au théâtre équivaut à se risquer à une révélation, à une profération, celles d'être autre que soi-même. Pourtant, tout est jeu au théâtre. L'oublier pourrait être mortel. Si j'écris c'est que je me sens aussi tout près d'un dévoilement, d'une déchirure joyeuse qui, au final, sont sans cesse remis au prochain livre. Si je joue, en comédien amateur, en amoureux éconduit, c'est que j'éprouve une sensation physique qui est de l'ordre de l'apparition très intime d'un personnage, de l'incarnation. Je ne peux donc nier qu'il y ait un lien entre le fait d'écrire et le fait de jouer. Pourtant je ne suis pas sûr que ce lien soit d'importance. Écrire suppose constance et vitalité tout comme jouer au théâtre. Ce n'est cependant pas la même chose. C'est d'un autre service dont on peut parler pour l'une et l'autre chose.  Lorsque j'écris, je ne mets en jeu que ce que je veux bien mettre en jeu. Ce peut-être peu, par inconscience, ou trop, par maladresse humaine. Mais cela ne concerne que moi seul. Lorsque je joue, l'enjeu est décuplé par les effets d'entraînement que le théâtre draine, le metteur en scène, l'auteur et le texte, les autres comédiens, la scène et le décor, le public, tout un ensemble qui forge l'extériorité de soi qui advient au théâtre à laquelle je prends ma part dans l'intimité que je construis au personnage. Ce qui peut apparaître n'est que de l'ordre de l'apparence. Lorsque je lis des textes, il peut sembler que la connaissance du comédien même si elle est parcellaire, fragmentée, en moi, est une aide précieuse. Je peux m'y appuyer. Mais je crois surtout qu'une lecture ouverte, publique, est affaire de lecteur. Et si possible de bon lecteur. Essentiellement de lecteur, c'est à dire de cet état d'appropriation, de découverte, d'illumination et d’énonciation qui peut se faire, face à certains textes qui, d'un coup, nous portent et nous emportent, nous confrontent. Par la tonalité, la couleur de la lecture, dans l'euphonie d'une voix dépouillée de tout artifice, s'écrit le texte d'origine. On est loin, me semble-t-il, du jeu masqué du comédien qui participe d'une polyphonie, quand bien même il est seul, dont la subtilité ne m'échappe pas. Mais je peux me tromper. Je ne suis pas un vrai comédien. Je m'en échappe par trop souvent en dépit de la pratique que j'ai pu en avoir.

 

©Francis Vladimir

 

 

Présentation

 

J’ai personnellement lu ces trois ouvrages et sélectionné des extraits.

Ces trois livres de Francis Vladimir sont restés plusieurs semaines sur mon bureau pour préparer cette présentation : La Grande Mémé des Albères, Célébration et Compte à rebours. Si je prélève dans la préface de Célébration cette citation : « La poésie signe toujours un échec. Dans sa tentative de dire elle place toujours le poète sur l’échiquier de l’universel et de l’intime, en position constante d’un échec et mat », c’est qu’elle place en miroir la difficulté de l’écriture poétique et celle du commentaire. Il ne s’agira donc pas pour moi de m’engager sur le chemin critique mais davantage de faire partager l’envie de découvrir cet écrivain. Si j’évoque la permanence des livres sur mon bureau, c’est qu’ils obligent à une certaine modalité de lecture.

 

Les textes de Francis Vladimir exigent, chacun, lecture et relecture, aller et retours, enchaînement et haltes. La Grande Mémé des Albères, découvert il y a bientôt dix ans, exigeait d’entrer à nouveau dans cet univers de conte poétique pour, sinon le confronter aux deux recueils suivants, se laisser à nouveau séduire par une figure romanesque, susceptible, une fois franchi le seuil des Albères, de décider du destin d’une famille et bien au-delà, de la marche du monde. On peut bien sûr l’aborder comme je l’ai fait d’abord, dans la continuité du récit mais aussi et surtout saisir, une fois révélé le caractère épique du personnage, la force poétique d’un texte jalonné par les acryliques et les encres de Roxane Maurer, dont il ne peut être dissocié puisqu’il est aussi hommage à ce peintre.

 

Le titre Célébration pourrait en un sens éclairer l’espace poétique de Francis Vladimir. Ce recueil s’engage, dans le décompte des jours, à nous associer « une année durant, dans la lumière et l’ombre des saisons », à un chant qui s’invite « avec intimité » dans le secret de l’âme. Des quatrains du printemps, nous glissons aux quintils de l’été, de l’automne et de l’hiver. Chaque strophe découpe dans la succession des instants soigneusement numérotés, ce qui s’inscrit au quotidien dans la vie. Le geste d’écriture assume la fragmentation du temps, la douceur d’un printemps « saison vive », d’un été « où les rêves aussi ont des suées nocturnes », vers un automne « saison bien plus froide que tendre à l’âme et à la peau jusqu’à l’hiver aux fureurs intimement glacées ».

 

Compte à rebours prolonge la forme incantatoire par une série de mille et un septains numérotés par ordre décroissant. Se déploie alors dans les vers, le temps d’une vie qui croise des vies à travers des êtres de chair, d’images et de mots. Un double mouvement construit en spirale la fuite du temps qui s’étrécit et l’amplification des strophes nourries de la richesse des rencontres, celles d’hommes et de femmes. Des dédicaces dont les destinataires sont listés à la fin du recueil adressent certains septains aux amis, aux artistes qui traversent une vie. Dans « un des grands désastres / que de vivre pour au final/ mourir », le poème tente de « trouver un horizon ouvert sans fantôme ». Méditation lucide, sans complaisance, le recueil reste avant tout célébration de l’éphémère que chaque instant, à défaut de le prolonger, densifie.  

 

La lecture de ces trois recueils de Francis Vladimir implique de choisir son propre rythme, d’accepter de rompre la succession des pages, de défier l’ordonnancement des strophes numérotées, de s’arrêter, de refermer le livre, de le reprendre. On peut alors entendre dans le silence, la résonnance de chaque verset, la psalmodie des temps de vivre. Il faut donc lui laisser une place sur votre bureau, à votre chevet, dans un sac de voyage.

 

©Mireille Diaz-Florian

janvier 2022

 

Extraits

 

Une image contenant texte, oiseau, perroquet

Description générée automatiquement

La Grande Mémé des Albères

Éditions Bérénice. 2015

 

La Grand Mémé avait un nom venu de l’autre bout du continent. Chez nous personne ne savait de qui et de quoi elle tenait. Elle était arrivée là, un jour, après avoir traversé l’autre monde. Elle nous dit qu’elle revenait pour vivre ce qu’il fallait qu’elle vive enfin. Elle nous dit aussi qu’il fallait bien qu’elle fût logée dans la presqu’île de l’enfance et dans la lie de nos souffrances. Elle fut traitée des pires noms, sainte ou matrone, peu importait quand chaque jour exhalait un goût amer mouillé d’absinthe. Rien ne pouvait donc résister à ce qui semblait être le sac à malices de l’enfance où chacun s’attendait au pire pour mieux espérer de demain. Nous étions dans le logis traversés par l’ironie du mauvais sort. Une grand-mère revenait qui exerçait un grand pouvoir. Ses actions étaient secrètes et ses mots simples, des étincelles. Le feu couvait sous la cendre comme le malin parfois épie. Nous n’étions plus que des santons vieillis trop vite, de Noël au Nouvel An.

Je nous revois comme hébétés devant la Grande Mémé aquilaine. Nous la regardions de travers par peur ou qui sait par prudence. Elle n’était qu’une personne revenue de nulle part et des ailleurs, une personne sans mémoire et sans famille véritable.

p. 12

 

La grande fresque élégiaque courait sur les terres catalanes, méridienne aux teintes fauves, surgie du grand miroir de la Méditerranée, sur la plage de Toreilles, elle levait à Claira, Bompas aux alentours de Saint Estève. À Perpignan, elle fit une haie le long du palais des rois de Majorque, à Elne elle reçut la bienveillante protection de Sainte Julie, bonne fille, puis elle fila vers les cols successifs des Albères, ceux de Cerbère et du Perthus. Elle surplomba la Roussillon, puis du Valespir à la Cerdagne elle retrouva la source noire, le rio Segre, caracola de Puigcerda au Puymorens, dévalant le pic de l’Homme en atteignant le mont Perdu. On rompit des tractations avec l’ancien roi Carlos d’Espagne. On les reprit avec Felipe. La Navarre la réclamait. Pampelune lui ouvrait ses portes. La Grand Mémé acquiesça à l’aspiration légitime. Elle intima que l’on poursuivit le tissage de sa grande aventure humaine.

p.24

***

 

Célébration.

Éditions Pont 9 Jean Michel Platier. 2018

 

Printemps157

Loin des chemins

Obscurs

Et loin de la frontière

Le printemps chantera

 

Printemps184

Les mots sont papillons

Aux couleurs éclatantes

Saupoudrées

De pollen

 

Printemps272

La pulsation

Du cœur

Comme un clap

De printemps

 

Printemps428

J’ai appris

Du printemps

L’irruption

Dans le vif

 

Été31

Sur le clavier AZERTY

Alors que le soleil

Frappe sur le volet

Les Mots tombent

Guillotinés

 

Été124

Chaque heure est informelle

Elle s’écoule, c’est sûr,

Mais on ne sait jamais

Ce qu’il en est au juste

Dans le flou de l’été

 

Été194

Je poserai sur ta tête

Baissée car les années

Déjà opèrent leur mystère

Une main, une vasque

Remplie des blés d’été

 

Été298

Il me revient en tête

L’ultime souvenir

Celui d’un passé triste

Au galop sur l’été

Tel un cheval fourbu

 

Automne178

C’est un chemin sans fin

Plus droit que le cyprès du Sud

Sans souci des saisons

Il conduit au désir

D’un automne ébloui

 

Automne230

Lorsque je suis seul

Assis sur le banc nu

Sous l’érable qui perd

Une à une ses feuilles

L’automne me rassure

 

Automne357

La liturgie d’automne

Un chant amplifié

Par la nature même

Qui se remet en chaire

Ou le genou à terre

 

Automne492

Dans les longs jours d’automne

Tout nous semble si long

Si rangé que l’équinoxe même

Quelque part sur la terre

Renonce à partager le temps

 

Hiver80

Je suis parti un soir,

Pensant que les saisons

S’affermaient à la vie

Devant soi, oublieux

Des leçons de l’hiver

 

Hiver199

Comme un dernier hiver qui ne dit pas son nom

Se lever au matin, s’habiller dans la vigueur

Du froid, fenêtre bien ouverte pour que l’air

Me pénètre, et puis d’un air entendu mais distancié,

Saluer le monde tout entier, tirer ma révérence

 

Hiver315

Quelques flocons de neige

Hannetons transparents

Jouent sur nos épaules

Ta main nue imprudente

Les disperse

 

***

 

Compte à rebours

 

983

La nuée dans le ciel

Est un nouvel abîme

Les montagnes jadis étaient

Un grand refuge

Antre aux flancs

Creusés

À l’accueil généreux

 

882

J’aurai tout essayé

Les mots en perdition

Et le chant solitaire

Qui qu’il en soit

Le monde qui m’entoure

N’est qu’une mer troublée

Sous de faux airs tranquilles

 

748 (à Louis A ?)

La vie aura passé comme un grand château

Triste Aragon le poète du haut de sa splendeur 

Avec d’autres encore aura tenté de dire

Cette fugacité qui occulte la vie

Celle que nous voulions faite de clartés

Et de réveils propices alors qu’elle n’est en fait

Qu’un mouchoir agité sur le quai du départ

 

161

Le matin

Est un instant de trop

Car il se réjouit

De la journée qui vient

Alors qu’avec la nuit

J’ai appris

La vanité du jour

 

34

Sous ses aspects de femme

Affairée et distante

Elle s’avancera

Silhouette branlante

Posera sa main blanche

Sur ton épaule tendre

Et soufflera ton âme 

 

 

 Photo reproduite du site Babelio.

 

Francis Vladimir est né en Roussillon (1951). Il écrit depuis une trentaine d'années des ouvrages poétiques toujours traversés par une veine lyrique où se livrent ses interrogations, son regard, sa perception d’homme. Si le poète s’est parfois évadé dans le roman, le théâtre, la nouvelle, il en revient sans cesse à son énonciation/dénonciation poétique du monde. Publications :

 

Aux éditions Bérénice

Les Crépusculaires, poésie, 1995

À la carène des cités, in 6 poètes en quête de siècle, poésie, 1999

La maison Mancini, roman, 1999

Agulla, poésie, 2002. Dessins et peintures d'Annie-Roxane Maurer 

Moi, Pierre Rivière, Théâtre, 2003, en collaboration avec Jérôme L. (Pièce montée par le théâtre de la Boderie – mise en scène de Marie Guyonnet)

Le livre lent des retrouvailles, 2004, traduction de la poésie péruvienne de Julio Heredia

L'humanité en goguette battue à plate couture par l'homme occidental, poésie, 2006

L'annonce faite à Venise, poésie, 2007. Dessins et peintures d'Annie-Roxane Maurer 

La grande Mémé des Albères, poésie, 2015. Dessins et peintures d'Annie-Roxane Maurer

 

Chez BEN (Bérénice Éditions Nouvelles)

Compte à rebours, poésie, 2021

 

Aux éditions de l'Ours blanc

Sables suivi de Mains, poésie, 2004

Au nom d'Empédocle, in chemins de traverse, poésie, 2005

Ciel pillé, in chemins de traverse, poésie, 2021

 

Aux éditions de l'officine

De guerre lasse, roman, 2004

 

Aux éditions du Pont9

Célébration, poésie, 2018

 


Francis Vladimir

recherche Mireille Diaz-Florian

Janvier-février 2022

 

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