Entretien
Pour préparer cette présentation,
j’ai sollicité Francis Vladimir pour qu’autour de quelques questions, il
m’envoie un texte personnel.
Où
et quand écris-tu ?
Que
peux-tu dire de ta manière de travailler ?
Que
signifie pour toi : écrire ?
Peux-tu
présenter tes trois derniers livres ?
Fais-tu
un lien entre ton activité de comédien et l’écriture ?
M. D.-F.
***
Sur l'écriture : où, quand, comment ?
Écrire m’oblige. C'est qu'il y a une
posture et une nécessité dans l'écriture très près de la vocation. Le fait
est que je ne sais jamais quand je vais écrire. La volonté vient,
curieusement, à posteriori. Seul compte l'état de veille dans lequel
j'écris. Physique et mental. Je ne me raconte pas d'histoire. Je vous les
raconte. Au moment opportun. Lorsque la maturation souterraine a fait œuvre
et opéré une métamorphose bienvenue, alors, je m'installe derrière l'écran
et le clavier. J'écris donc du même endroit et du même point de vue. Ce qui
facilite la tâche, la rend plus aisée. Car c'est tout un poème que
d'écrire, d'être à la fois dans cette prétention et dans cette humilité car
il y a un double sens dans tout. Le miroir ne vaut que pour ce qu'il
prétend nous montrer, en réalité, nous cacher. De ce lieu où j'écris je peux exercer une
ritualité, mot inventé certes, mais qui n'est pas le rite, plutôt un
semblant de faire nécessaire pour me mettre en confiance, pour que j'ose me
jeter à l'eau (que je veux éviter tiède) et décide d'aller au bout
du texte entrepris. Je me sens profondément frappé d'athéisme lorsque
j'écris. Je ne me reconnais que des alter ego et n'attend aucune onction.
Je ne m'agenouille pas. J'écris en
matinée. J'écris en nuitée. Dans le silence je me tiens éloigné des
soubresauts. Ce faisant la solitude rôde.
J'en écoute l'écho.
S'il y a une manière de travailler
elle ne vaut que par le résultat que j'en obtiens, que par la validité que
le lecteur accordera au texte que j'ai écrit. Je ne suis pas très sûr de
moi sur l'intentionnalité du texte. Sans doute repose-t-il et se
fortifie-t-il à une veine intérieure qui me reste secrète. Je devine plus
que je ne saisis les ruades sur lesquelles un texte s'appuie. Je dis ruade
parce que je vois bien qu'il est facile d'asséner tout et son contraire en
matière d'écriture. C'est un travers dans lequel je peux tomber. Plus le
temps va et plus je me dévêts des oripeaux de la bien-pensance qui fait
écran. Le tamis de la conscience par laquelle les mots et les phrases
s'agencent, il faut parfois le rejeter, le temps nécessaire pour devenir
autre, s'installer dans un no man's land, où je ne suis plus, où je deviens
l'autre, celui par qui l'écriture advient. Cette manière de se déprendre de
soi est une des caractéristiques à laquelle je me rends désormais. Je
deviens lecteur de ce que j'écris, non parce que je l'aurais écrit mais
parce que je le perçois avec d'autres yeux que ceux rivés sur le clavier,
avec des yeux de lecteur. C'est ce mouvement qui m'intéresse et, seul, ce
mouvement me renvoie à l'écriture.
N'allez pas croire que je me défile,
que mes écrits, puisqu'il m'est demandé de personnaliser, soient des écrits
de non-sens. Vous vous abuseriez à bon compte. Le moindre graphe encense.
Le Néandertalien qui était déjà là, en est peut-être un lointain témoin et
un complice surprenant. Alors pour
rester dans cette lignée je peux dire qu'écrire me tient debout, me relève.
C'est très simplement exprimer ce que je ressens, depuis ma nuit des temps
à moi, où un tout premier poème a émergé. Je ne suis pas très sûr d'être un
écrivain. La revendication n'est pas mon fort. Je suis, par
contre, quelqu'un du poème, sans entrave et sans réserve. Avec le
poème, je deviens libre, plus libre que je ne le serai jamais. Si je
construis une maison avec mes mots alors je deviendrai écrivain. Mais je
crains de ne le savoir jamais. Avec les poèmes je suis plus aérien, moins
attaché à la longe du monde, j'étincelle, j'allume mes feux et contre-feux,
je m'y brûle à petit feu jusqu'au jour où l'incandescence en moi jaillira
en gerbes et me consumera. Écrire, ce peut-être ça. Mais ce peut-être bien
d'autres choses que beaucoup de verbes pourraient expliciter : se
noyer, suffoquer, respirer, se trahir, s'offenser, se raidir, s'amocher, se
casser en mille morceaux, briser net, revendiquer, piocher, creuser,
labourer, mordre, faire tombeau,
exorciser, caresser, dessiner, célébrer, s'assoiffer, se vieillir, s'ajeunir, tomber, s'affronter, volcaniser,
tomber, se relever, s'épuiser, s'émonder, croître, naître et renaître, se
moquer, s'amender, disparaître, grandir et veiller..... Bref autant de
possibilités, de jeux dans les mots, de sens et contresens avec lesquels
joue une existence. Et bref encore, écrire c'est, de manière rédhibitoire,
s'essayer à soi, pour et contre soi.
J'aime les livres que j'ai écrits. Si
je ne le pensais pas, la chose serait incongrue. C'est le moins que je leur
doive sinon comment les défendre, les faire entendre, les donner à lire. Je
peux donc évoquer les trois derniers d'entre eux.
Mes trois derniers livres
1°/ La grande Mémé des Albères.
Le titre est en référence à une nouvelle de Gabriel García Márquez. J'ai
rodé autour car j'aurais aimé savoir broder, coudre, tricoter. Un
savoir-faire nécessaire à tout bon écrivain. Je ne le suis donc pas encore.
Qu'importe, Mon Roussillon natal, l'Espagne de mon père coupée en deux par
la guerre civile de 1936-1939, le souvenir de ma propre grand-mère
maternelle, la convocation de mes six frères et sœurs ont motivé le passage
à l'acte. Le texte n'aurait pu être qu'un plagiat. Il ne l'est pas. Comme beaucoup de mes
livres, il est le fruit d’une collaboration avec la peintre Annie-Roxane
Maurer qui n'est plus. Je voulais que le livre soit identifiable, par
reconnaissance. Le texte écrit est ce qu'il est. Au lecteur de découvrir ce
qu'il est. Un poème. Rien de plus et rien de moins. Avec ses mots et ses
réminiscences d'un monde partagé, d'une enfance envolée, mais aussi avec
ses couleurs à la Chagall qui m'enchantent toujours autant. C'est là un
livre témoin de ce qui n'est plus mais qui a fait battre un cœur. C'est un
livre choral. Un hymne joyeux et grave.
2°/ Célébration est un livre
de l'observation. Il est arrivé sans crier gare alors que je venais de
changer de lieu de vie et que le changement que cela m'occasionnait
demandait à s'exprimer. J'ai passé des jours à regarder l'univers dans
lequel j'allais désormais vivre. Cette nouveauté a été un bienfait d'où est
née l'envie de rendre compte de cet état insolite dans lequel je me
trouvais soudainement versé. J'étais heureux sans autre explication que
celle de me sentir allégé. C'est cette légèreté qui est à la source de Célébration
et aussi, le désir de partager les choses simples de la vie car elles ne
sont jamais tout à fait telles que nous les vivons. Ce n'est qu'après, bien
après, que nous en découvrons l'importance qu'elles avaient, déjà, au
moment où elles se présentèrent à nous. Cette simplicité que nous ne voyons
pas, tant elle est d'évidence, c'est de cela que j'avais le désir du dire.
Pour cerner et entrevoir la métamorphose. Les saisons, dans l'alternance
qui les favorise et défavorise tour à tour, m'ont parues
essentielles dans ce que je voulais vous raconter. Je les ai donc
accompagnées, jour après jour, durant un cycle complet, 365 jours passés à
regarder et à écrire le bout de nature qui s'offrait à mes yeux, à sentir,
humer, regarder, dévoiler, dérider le goutte-à- goutte des journées. J'ai
voyagé et j'ai rêvé. Je crois que c'est un livre où la tendresse et la
gratitude ne sont jamais loin.
3°/ Compte à rebours. Y-a-t-il une justification au
poème ? Qu'est-ce qui fait que l'aventure des mots croise la destinée
humaine ? Il n'y a pas de réponse unanime. La mienne serait peut-être
que les mots sont comme les forêts. Recouvertes de neige, l'hiver, elles
nous disent tout autre chose qu'en été, lorsque le taillis des feuillages
converse avec le ciel. Transcrire le monde par les mots en se laissant
traverser par la multitude d'émotions, de sens, de rébellions et de
douleurs que toute existence impose. Mais aussi de bonheur. Celui d'être
vivant. Et c'est ce bonheur-là qui est à l'origine de Compte à rebours.
Je suis d'autant plus en vie que la conscience que j'ai de celle-ci côtoie
les limites de la vie elle-même. La mort annoncée. Celle-ci n'a rien d'effrayant dès lors
qu'à nos côtés elle joue de son affabilité. Car elle sait distraire, se
faire oublier « jusqu'au jour où / pour une raison inconnue de nous
tous / elle assène sa vérité ». Elle mord et nous dévore. Je ne
saurais mieux dire le rapport que Compte à rebours s'est essayé à
nouer avec cette réalité douloureuse pour chacun d'entre nous. De cette
tragédie, j'ai tenté un coup de poker, la retourner comme on le ferait d'un
gant, pour expurger tout ce qui conditionne nos peurs. Je l'ai convoquée
pour mieux la subvertir. En pleine connaissance de cause. Savoir, succomber
à mon tour.
Je veux croire que ces petits textes
auxquels j'ai donné la forme de septains, bien qu'ils ne répondent à aucune
métrique, apparaissent au lecteur pour ce qu'ils sont. Des moments
inespérés et choisis en un instant T de la journée où tourment et
apaisement s'entremêlent sans qu'aucun ne prenne le dessus. Compte à
rebours n'a d'autre prétention que de laisser aller les choses de la
vie sur lesquelles surgit, à l'improviste, l'épée de Damoclès de la fin.
Cette fin véhicule tous les possibles et l'impossibilité dans laquelle nous
sommes de les connaître avant d'y être confrontés et de céder la place à
notre tour, l'ultime esquive, ne peut nous dispenser de l'aborder. Un peu
comme il nous plairait de le faire avec une amante ou un amant, dans
l'espoir, qui sait, de les voir disparaître à jamais après les avoir
séduits. Mais cela nous ne le saurons pas. Car l'autre est en dehors de nous,
quoi qu'on fasse et quel que soit notre amour, notre tendresse ou notre
colère, nous n'en saurons pas plus.
Alors, oui, Compte à rebours
se veut à la croisée de tout ce qui articule une existence. Que l'on soit
grand dans ce monde ou un être oublié de tous, il nous arrive de regarder
vers cet autre horizon sur lequel s'accumulent, par gros temps, les nuages
de notre défaite. De cette impossibilité inscrite, dès l'abord, de ne
pouvoir révéler le vrai sens de l'existence humaine, je laisse chacun juge. Écrire ces textes a été une expérience
joyeuse et triste à la fois, mélange d'émerveillement enfantin et de
gravité adulte. Il m'est arrivé de jubiler à certains d'entre eux, de me
sentir triste à d'autres. Mais aucune souffrance morale, aucune douleur autre
que celles que, l'âge venant à petit pas comptés, le corps ressent, ne
m'ont torturé. Je me suis essayé à dire la vie telle qu'elle m'atteint
encore aujourd'hui. J'ai donc gardé les
yeux ouverts sur la nature-mère, sur l'amitié, sur les amours, sur
le temps qui passe, sur l'absence et la perte, sur nos petits animaux de
compagnie, sur le territoire d'enfance, sur mes réminiscences de lectures,
sur les dangers et les bévues du monde... Bref, en un mot comme en cent, je
me suis confronté à ma petite vie qui, sans oublier toutes les faiblesses
qu'elle a pu connaître, m'a semblé,
alors, par le dévoilement des mots, rehaussée des lumières que je ne lui
connaissais pas. À votre tour, cédez à la magie du contradictoire, de la
naissance à la mort, il y a forcément la vie. C'est celle-ci que les pages
de Compte à rebours célèbrent plus que le seul grand départ. Se
retrouver soi pour découvrir ce que l'on est : « une âme
solitaire / qui jour après jour / ajournera la mort / cette infinie façon
d'être en surplomb sur la vie ».
Théâtre, écriture et lecture
Au théâtre, texte et présence se
confondent. Donner son corps au théâtre équivaut à se risquer à une
révélation, à une profération, celles d'être autre que soi-même. Pourtant,
tout est jeu au théâtre. L'oublier pourrait être mortel. Si j'écris c'est
que je me sens aussi tout près d'un dévoilement, d'une déchirure joyeuse
qui, au final, sont sans cesse remis au prochain
livre. Si je joue, en comédien amateur, en amoureux éconduit, c'est que
j'éprouve une sensation physique qui est de l'ordre de l'apparition très
intime d'un personnage, de l'incarnation. Je ne peux donc nier qu'il y ait
un lien entre le fait d'écrire et le fait de jouer. Pourtant je ne suis pas
sûr que ce lien soit d'importance. Écrire suppose constance et vitalité
tout comme jouer au théâtre. Ce n'est cependant pas la même chose. C'est
d'un autre service dont on peut parler pour l'une et l'autre chose. Lorsque j'écris, je ne mets en jeu que ce
que je veux bien mettre en jeu. Ce peut-être peu, par inconscience, ou
trop, par maladresse humaine. Mais cela ne concerne que moi seul. Lorsque
je joue, l'enjeu est décuplé par les effets d'entraînement que le théâtre
draine, le metteur en scène, l'auteur et le texte, les autres comédiens, la
scène et le décor, le public, tout un ensemble qui forge l'extériorité de
soi qui advient au théâtre à laquelle je prends ma part dans l'intimité que
je construis au personnage. Ce qui peut apparaître n'est que de l'ordre de
l'apparence. Lorsque je lis des textes, il peut sembler que la connaissance
du comédien même si elle est parcellaire, fragmentée, en moi, est une aide
précieuse. Je peux m'y appuyer. Mais je crois surtout qu'une lecture
ouverte, publique, est affaire de lecteur. Et si possible de bon lecteur.
Essentiellement de lecteur, c'est à dire de cet état d'appropriation, de
découverte, d'illumination et d’énonciation qui peut se faire, face à
certains textes qui, d'un coup, nous portent et nous emportent, nous
confrontent. Par la tonalité, la couleur de la lecture, dans l'euphonie
d'une voix dépouillée de tout artifice, s'écrit le texte d'origine. On est
loin, me semble-t-il, du jeu masqué du comédien qui participe d'une
polyphonie, quand bien même il est seul, dont la subtilité ne m'échappe
pas. Mais je peux me tromper. Je ne suis pas un vrai comédien. Je m'en
échappe par trop souvent en dépit de la pratique que j'ai pu en avoir.
©Francis
Vladimir
|
Présentation
J’ai personnellement lu ces trois
ouvrages et sélectionné des extraits.
Ces trois livres de Francis Vladimir
sont restés plusieurs semaines sur mon bureau pour préparer cette
présentation : La Grande Mémé des Albères, Célébration et
Compte à rebours. Si je prélève dans la préface de Célébration
cette citation : « La poésie signe toujours un échec. Dans
sa tentative de dire elle place toujours le poète sur l’échiquier de
l’universel et de l’intime, en position constante d’un échec et mat »,
c’est qu’elle place en miroir la difficulté de l’écriture poétique et celle
du commentaire. Il ne s’agira donc pas pour moi de m’engager sur le chemin
critique mais davantage de faire partager l’envie de découvrir cet
écrivain. Si j’évoque la permanence des livres sur mon bureau, c’est qu’ils
obligent à une certaine modalité de lecture.
Les textes de Francis Vladimir
exigent, chacun, lecture et relecture, aller et retours, enchaînement et
haltes. La Grande Mémé des Albères, découvert il y a bientôt dix
ans, exigeait d’entrer à nouveau dans cet univers de conte poétique pour,
sinon le confronter aux deux recueils suivants, se laisser à nouveau
séduire par une figure romanesque, susceptible, une fois franchi le seuil
des Albères, de décider du destin d’une famille et bien au-delà, de la
marche du monde. On peut bien sûr l’aborder comme je l’ai fait d’abord,
dans la continuité du récit mais aussi et surtout saisir, une fois révélé
le caractère épique du personnage, la force poétique d’un texte jalonné par
les acryliques et les encres de Roxane Maurer, dont il ne peut être
dissocié puisqu’il est aussi hommage à ce peintre.
Le titre Célébration pourrait
en un sens éclairer l’espace poétique de Francis Vladimir. Ce recueil
s’engage, dans le décompte des jours, à nous associer « une année
durant, dans la lumière et l’ombre des saisons », à un chant qui
s’invite « avec intimité » dans le secret de l’âme. Des
quatrains du printemps, nous glissons aux quintils de l’été, de l’automne
et de l’hiver. Chaque strophe découpe dans la succession des instants
soigneusement numérotés, ce qui s’inscrit au quotidien dans la vie. Le
geste d’écriture assume la fragmentation du temps, la douceur d’un
printemps « saison vive », d’un été « où les rêves
aussi ont des suées nocturnes », vers un automne « saison
bien plus froide que tendre à l’âme et à la peau jusqu’à l’hiver aux
fureurs intimement glacées ».
Compte à rebours prolonge
la forme incantatoire par une série de mille et un septains numérotés par
ordre décroissant. Se déploie alors dans les vers, le temps d’une vie qui
croise des vies à travers des êtres de chair, d’images et de mots. Un
double mouvement construit en spirale la fuite du temps qui s’étrécit et
l’amplification des strophes nourries de la richesse des rencontres, celles
d’hommes et de femmes. Des dédicaces dont les destinataires sont listés à la
fin du recueil adressent certains septains aux amis, aux artistes qui
traversent une vie. Dans « un des grands désastres / que de vivre
pour au final/ mourir », le poème tente
de « trouver un horizon ouvert sans fantôme ». Méditation
lucide, sans complaisance, le recueil reste avant tout célébration de
l’éphémère que chaque instant, à défaut de le prolonger, densifie.
La lecture de ces trois recueils de
Francis Vladimir implique de choisir son propre rythme, d’accepter de
rompre la succession des pages, de défier l’ordonnancement des strophes
numérotées, de s’arrêter, de refermer le livre, de le reprendre. On peut
alors entendre dans le silence, la résonnance de chaque verset, la
psalmodie des temps de vivre. Il faut donc lui laisser une place sur votre
bureau, à votre chevet, dans un sac de voyage.
©Mireille
Diaz-Florian
janvier
2022
|
Extraits

La Grande Mémé des Albères
Éditions
Bérénice. 2015
La
Grand Mémé avait un nom venu de l’autre bout du continent. Chez nous
personne ne savait de qui et de quoi elle tenait. Elle était arrivée là, un
jour, après avoir traversé l’autre monde. Elle nous dit qu’elle revenait
pour vivre ce qu’il fallait qu’elle vive enfin. Elle nous dit aussi qu’il
fallait bien qu’elle fût logée dans la presqu’île de l’enfance et dans la
lie de nos souffrances. Elle fut traitée des pires noms, sainte ou matrone,
peu importait quand chaque jour exhalait un goût amer mouillé d’absinthe.
Rien ne pouvait donc résister à ce qui semblait être le sac à malices de
l’enfance où chacun s’attendait au pire pour mieux espérer de demain. Nous
étions dans le logis traversés par l’ironie du mauvais sort. Une grand-mère
revenait qui exerçait un grand pouvoir. Ses actions étaient secrètes et ses
mots simples, des étincelles. Le feu couvait sous la cendre comme le malin
parfois épie. Nous n’étions plus que des santons vieillis trop vite, de
Noël au Nouvel An.
Je
nous revois comme hébétés devant la Grande Mémé aquilaine.
Nous la regardions de travers par peur ou qui sait par prudence. Elle
n’était qu’une personne revenue de nulle part et des ailleurs, une personne
sans mémoire et sans famille véritable.
p. 12
La
grande fresque élégiaque courait sur les terres catalanes, méridienne aux
teintes fauves, surgie du grand miroir de la Méditerranée, sur la plage de Toreilles, elle levait à Claira,
Bompas aux alentours de Saint Estève. À Perpignan, elle fit une haie le
long du palais des rois de Majorque, à Elne elle reçut la bienveillante
protection de Sainte Julie, bonne fille, puis elle fila vers les cols
successifs des Albères, ceux de Cerbère et du Perthus. Elle surplomba la
Roussillon, puis du Valespir à la Cerdagne elle
retrouva la source noire, le rio Segre, caracola
de Puigcerda au Puymorens, dévalant le pic de
l’Homme en atteignant le mont Perdu. On rompit des tractations avec
l’ancien roi Carlos d’Espagne. On les reprit avec Felipe. La Navarre la
réclamait. Pampelune lui ouvrait ses portes. La Grand Mémé acquiesça à
l’aspiration légitime. Elle intima que l’on poursuivit le tissage de sa
grande aventure humaine.
p.24
***

Célébration.
Éditions
Pont 9 Jean Michel Platier. 2018
Printemps157
Loin
des chemins
Obscurs
Et
loin de la frontière
Le
printemps chantera
Printemps184
Les
mots sont papillons
Aux
couleurs éclatantes
Saupoudrées
De
pollen
Printemps272
La
pulsation
Du
cœur
Comme
un clap
De
printemps
Printemps428
J’ai
appris
Du
printemps
L’irruption
Dans
le vif
Été31
Sur
le clavier AZERTY
Alors
que le soleil
Frappe
sur le volet
Les
Mots tombent
Guillotinés
Été124
Chaque
heure est informelle
Elle
s’écoule, c’est sûr,
Mais
on ne sait jamais
Ce
qu’il en est au juste
Dans
le flou de l’été
Été194
Je
poserai sur ta tête
Baissée
car les années
Déjà
opèrent leur mystère
Une
main, une vasque
Remplie
des blés d’été
Été298
Il
me revient en tête
L’ultime
souvenir
Celui
d’un passé triste
Au
galop sur l’été
Tel
un cheval fourbu
Automne178
C’est
un chemin sans fin
Plus
droit que le cyprès du Sud
Sans
souci des saisons
Il
conduit au désir
D’un
automne ébloui
Automne230
Lorsque
je suis seul
Assis
sur le banc nu
Sous
l’érable qui perd
Une
à une ses feuilles
L’automne
me rassure
Automne357
La
liturgie d’automne
Un
chant amplifié
Par
la nature même
Qui
se remet en chaire
Ou
le genou à terre
Automne492
Dans
les longs jours d’automne
Tout
nous semble si long
Si
rangé que l’équinoxe même
Quelque
part sur la terre
Renonce
à partager le temps
Hiver80
Je
suis parti un soir,
Pensant
que les saisons
S’affermaient
à la vie
Devant
soi, oublieux
Des
leçons de l’hiver
Hiver199
Comme
un dernier hiver qui ne dit pas son nom
Se
lever au matin, s’habiller dans la vigueur
Du
froid, fenêtre bien ouverte pour que l’air
Me
pénètre, et puis d’un air entendu mais distancié,
Saluer
le monde tout entier, tirer ma révérence
Hiver315
Quelques
flocons de neige
Hannetons
transparents
Jouent
sur nos épaules
Ta
main nue imprudente
Les
disperse
***

Compte à rebours
983
La
nuée dans le ciel
Est
un nouvel abîme
Les
montagnes jadis étaient
Un
grand refuge
Antre
aux flancs
Creusés
À
l’accueil généreux
882
J’aurai
tout essayé
Les
mots en perdition
Et
le chant solitaire
Qui
qu’il en soit
Le
monde qui m’entoure
N’est
qu’une mer troublée
Sous
de faux airs tranquilles
748
(à Louis A ?)
La
vie aura passé comme un grand château
Triste
Aragon le poète du haut de sa splendeur
Avec
d’autres encore aura tenté de dire
Cette
fugacité qui occulte la vie
Celle
que nous voulions faite de clartés
Et
de réveils propices alors qu’elle n’est en fait
Qu’un
mouchoir agité sur le quai du départ
161
Le
matin
Est
un instant de trop
Car
il se réjouit
De
la journée qui vient
Alors
qu’avec la nuit
J’ai
appris
La
vanité du jour
34
Sous
ses aspects de femme
Affairée
et distante
Elle
s’avancera
Silhouette
branlante
Posera
sa main blanche
Sur
ton épaule tendre
Et
soufflera ton âme
|
Photo reproduite du site
Babelio.
Francis Vladimir est né
en Roussillon (1951). Il écrit depuis une trentaine d'années des ouvrages
poétiques toujours traversés par une veine lyrique où se livrent ses
interrogations, son regard, sa perception d’homme. Si le poète s’est
parfois évadé dans le roman, le théâtre, la nouvelle, il en revient sans
cesse à son énonciation/dénonciation poétique du monde. Publications :
Aux éditions Bérénice
Les Crépusculaires, poésie, 1995
À la carène des cités, in 6 poètes en quête de siècle, poésie, 1999
La maison Mancini, roman, 1999
Agulla, poésie, 2002. Dessins et
peintures d'Annie-Roxane Maurer
Moi, Pierre Rivière, Théâtre,
2003, en collaboration avec Jérôme L. (Pièce montée par le théâtre de la
Boderie – mise en scène de Marie Guyonnet)
Le livre lent des retrouvailles,
2004, traduction de la poésie péruvienne de Julio Heredia
L'humanité en goguette battue à plate couture par l'homme occidental, poésie, 2006
L'annonce faite à Venise, poésie,
2007. Dessins et peintures d'Annie-Roxane Maurer
La grande Mémé des Albères, poésie,
2015. Dessins et peintures d'Annie-Roxane Maurer
Chez BEN (Bérénice Éditions Nouvelles)
Compte à rebours, poésie, 2021
Aux éditions de l'Ours blanc
Sables suivi de Mains,
poésie, 2004
Au nom d'Empédocle, in chemins
de traverse, poésie, 2005
Ciel pillé, in chemins de traverse, poésie, 2021
Aux éditions de l'officine
De guerre lasse, roman, 2004
Aux éditions du Pont9
Célébration,
poésie, 2018
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