LE MURMURE FEUTRÉ DES ÉTOILES FILANTES
je t’ai rencontré autrefois sur une île
je t’ai rencontré autrefois
sur une île
tu dressais droit et raide ton
profil de roi grec
face au bleu éternel et à
l'horizon mythologique
toi le poète et le berger
anonyme et muet
seul sur ton escarpement
lointain
ta majestueuse autorité
rassemblait un essaim de
brebis silencieuses
sur ce désert parfumé
où se jouait la rivalité des
cigales
aucun mot n'aurait pu dire
tout ce que tes yeux ivres de
solitude
hurlèrent en me fixant
puisque je venais de fouler
un espace sacré promis à
l'abandon
toi le poète et le berger
anonyme et muet
tu régnais en demi-dieu
couronné du chardon bleu de
l'éternité
tandis que tes brebis
contemplaient indéfiniment
ce territoire antique
peuplé d’ombres homériques
de vigne et d’oliviers
ta mission
ta mission
ta voie
trouver la clé du verrou sans avenir
l’air perd de son oxygène
mais nourri du feu des élus
tu avances la poitrine tendue
comme la cuisse de la lune
le front tourné vers l’arbre à silex
au sommet de la colline
au sommet de la colline qui n’a jamais pleuré
tu pactises avec la cannelle du puma
et l’or rouge du renard attentif à ta chute
l’eau acide d’un fleuve sans espoir de delta
baigne et brûle tes chevilles d’ambre usé
la terre dont la pyrite éclate en miroirs sans
reflet
boit le sang de tes pieds d’ortie
ta foulée se fait alors cœur de plomb charnu
et ta main ouvre enfin le verrou sacré
qui entrave tes veines
jaillissant de l’écume
jaillissant de l’écume tu escalades la
falaise
tu cherches la douce vapeur
et la rondeur de pain frais des nuages
au plus profond des nids dépeuplés
nous t’attendons
mains tendues
assoiffés de ton souffle sur nos peaux
engourdies
vive créature sans demeure
profil vibrant d’espoirs inavoués
tu chantes dans la joie des retrouvailles
ensemble nous égrainons le chapelet de ta
vie
cascade de sourires sur les vagues écrêtées
quand le premier
la première
t’a saisi enfin
plein et généreux
tu as entonné de ta voix d’aigue-marine
l’inoubliable chant
le chant inoubliable des poètes
ton monde est plein de fantômes
ton monde est plein de fantômes
souffles de plaintes cambrées
griffes de lumière sur des chemins froissés
ton monde est plein de fantômes
au nord tu suintes le clos
tu
respires à l'ouest le naufrage
au sud tu
distilles l'invivable
et t'enivres à l'est de poudre de linceul
ton monde est plein de fantômes
sans lumière ni oratoires dédiés
pourquoi saignes-tu encore
toutes artères désertées
victime de torsions imméritées
sans espoir d’un lointain brasillement
ni de naïves légendes à toi consacrées
ton monde est plein de fantômes
leurs grimaces se lisent aussi
sur les visages scarifiés
des enfants que tu n’as pas adoptés
te voilà débarqué
te voilà débarqué dans un coin du monde
à l’écart de la fureur et de l’envie
un coin du monde frais comme l’eau qui ruisselle
sur la pierre plate de ta source
un coin du monde baigné de rires au lieu de
défis
et de sourires au lieu de menaces
un coin du monde sans cesse renaissant
dans ta mémoire
nourrie de vagues sur le sable blanc
de senteurs de sel
et de bois marin
et si tu revenais
et si tu revenais
dans ton pays
quel qu’en soit le prix
une folie a-t-on dit
mais trop de légèreté trop de beauté
à rattraper
tu y reviens souvent la nuit
mais si un jour
tu y revenais
en plein soleil
les poumons vides de colère
la mémoire dans le cœur
tout chagrin poli
toute amertume abolie
tu y reviendrais
avec le prénom
d’un enfant oublié
un monde neuf
un monde neuf advient
à toute seconde de l'horloge
un monde neuf advient
chargé de fruits
de perles et de couronnes
ta patience
l’engrange au plus profond
de ta caverne bleue
tu le conserves
à l'abri des fleuves sous-marins
des prédateurs du regard
et des tueurs d'illusions
tu fais que là se love
ton trésor
sans cesse recommencé
sous chacun de tes ongles
sous chacun de tes ongles
sommeille un dieu brisé
que les juges et les analphabètes
ne pourront jamais adorer
un dieu brisé sans masque ni parfum
qui ne cesse de ramper
au bord du piège de tes mots
un dieu brisé boit
sous chacun de tes ongles
l’écume amère de l'encre
dont tu illumines
la blancheur du papier
par la grâce de tes vers
et l’ampleur de ta pitié
toute écriture est dévotion
toute écriture est dévotion
répètes-tu dans des cathédrales de vent
tu ne crois ni au pain des cloches
ni aux racines sauvages des livres interdits
seules te fascinent la parade aux frontières
la pauvreté du cuivre et les campagnes défaites
au souffle du charbon
toute écriture est déchirure
regrettes-tu dans tes vers
à l’écart des ruches fécondes et des territoires
sans faim
tu crois en la typographie des cicatrices humides
et en la syntaxe des ferments fertiles
nichés sous les cryptes des prisons
toute écriture est revers du langage
te lamentes-tu accoudé au vide
tu égraines dans la brisure de ton sommeil
le chapelet indécis des peuples traqués
alors deviens donc épine puis couronne
et retourne sans regret aux confins des
atolls
trois notes vertes
trois notes vertes s’écrasent sur la paume de ta
main
les emprisonner est un réflexe
une évidence
mais on n’étouffe pas une lumière qui vient de si
haut
le lait clapote dans sa casserole sur le feu
il chante sa douleur comme toi tu écris tes
poèmes
vous vous parlez sans vous connaître
concert de murmures
on ne hurle pas quand on aime
quand un nuage passe devant ta petite fenêtre
il glisse en soupirant comme un voilier sur le
lac
ne pas s’éterniser
partir mais ne pas s’enfuir
on ne refuse pas ce qu’offre une vie
et tout ça pour ça
et tout ça pour ça
venir partir mourir
rejoindre tes parents tes amis
dans l'eau de mer glacée
un jour de tempête si possible
avec tes cendres enfuies dans le vent
un peu plus de rouille dans la mer
ou de la poussière dans les champs
et tout ça pour ça
et puis voilà
un séjour sur une étagère
ou une balade sur l'eau
en attendant le sort
des étoiles de mer
marée basse et galets salés
et tout ça pour ça
respirer l'oxyde de carbone
puis repartir dans l'autre sens
flotter mais ne pas couler
ah oui
sans couler surtout
car il n'y a pas de fond
ils ont beau dire
il n’y en a jamais eu
tu te ressaisis à contre-courant du fleuve nuit
ton cœur devant les barreaux
la suie sur les vitres de ta fenêtre
il se fait tard
le silence tombe sur un mendiant de passage
un roi aveugle caresse la verdure absente
un olivier s’abat et ses racines pleurent
le berger t’appelle
tu n’es pas l’un de ses moutons
mais tu accours
son chien aboyant de toute sa race
ses brebis broutant de toute leur faim
on frappera à ta porte et le silence retombera
il t’invitera et tu avanceras
tu seras enfin le bienvenu

POUR SE RÉVEILLER SUR UN LIT DE POÈMES
libère les agneaux de la bergerie
libère les agneaux de la
bergerie
tu feras l’affaire des loups
libère tous les mots du
dictionnaire
tu feras le futur de la poésie
embrasse la boue du chemin
et un miroir te dira d’où tu
viens
sache que définir le mot
poésie
ne sera jamais une affaire de
novice
en embrassant un cerf-volant
en embrassant un cerf-volant
tu as blessé l'arc-en-ciel
le trésor déposé à ses pieds
tu ne sauras jamais le trouver
à l'heure des échéances
ce sera la rançon d'un succès
que tu n'auras jamais connu
ou la rançon d'un échec
que tu n'auras jamais payée
tu devrais savoir que
tracer la route d’un poème
n’est pas à la portée du
premier pendu
©Jean-Paul Morro
Photos par l’auteur
|