La nuit la plus longue s'est levée comme une
marée sur la mer du Nord. La plage inondée est un vaste champ de blés fauchés
où se distinguent au loin les ombres de quelques collines. Le bruit n’est
plus qu’un vent chaud sur les herbes séchées de ce désert immense, et
l’enfant qui se trouve seul au centre regarde le ciel et cherche les
étoiles filantes.
Ses yeux déçus ne voient qu’un ciel vide où rien
ne passe. Il ne sait pas reconnaître ce qu’il souhaite et scrute en vain la
voûte au-dessus de lui, croyant apercevoir un mouvement dans les astres
fixes. Dans l’espace distendu du solstice, ses yeux aveuglés par un point lumineux
ne tiennent plus l’absence de mouvement. Ils clignent, s’embuent, et
coulent. Les larmes filent dans la nuit sombre.
C’est un pays que j’ai connu, celui de la nuit
sans étoiles, un pays où les étoiles tombent. Mais le ciel n’était pas
vide. Les yeux lavés finissent par comprendre les accents des comètes et
comment se prononce la vie à cet instant.
Quand la plus longue nuit est arrivée, j'ai
abandonné mes langages et je suis partie chercher le désert, cet endroit où
le bruit n'est qu'un vent chaud sur les herbes séchées d'un champ immense.
Au milieu se trouvait une abbaye sans toit où en plein jour j'ai vu les
étoiles tomber. Par la voûte de ma cathédrale effondrée, le San Galgano de
mes rêves écroulés, et dans la nuit la plus longue, enfant j'ai vu le temps
suspendu sous une pluie d'astres, la lumière brève des corps qui traversent
le ciel.
En levant la tête de mon lit ce matin, je me suis
rendu compte que je tanguais. Ce n'était pas juste l'étourdissement du
réveil ou un rêve encore collé à ma joue qui faisait peser plus lourd un
côté de mon esprit. Pour une raison que j'ignore, ce matin je tangue comme
les mâts de ces bateaux qui reposent dans le port de Palerme, doucement, de
gauche à droite et en rond. Il y a sans doute une explication parfaitement
rationnelle à ce léger déséquilibre interne qui me fait tourner la tête,
j'ai peut-être bu trop de café hier ou bougé quelque chose dans mon sommeil
par exemple. Toutefois, l'expliquer ne m'empêchera pas de sentir le roulis.
Les mâts tanguent parce que le vent est libre, il joue sur les choses et
danse comme il le veut dans l'espace, sans se soucier des choses qui se
trouvent sur son passage. Alors les mâts tanguent parce que résister au
vent est une folie. Ils dansent sur l'eau et entrent ainsi dans le
mouvement des choses de la vie, qui tanguent et se laissent aller pour ne
pas casser.
Quoiqu'il
en soit, je tangue et en attendant que ma tête revienne dans l'axe des
choses fixes et stables, je ferme les yeux, j'entends la mer et les goélands
de Palerme qui volent autour de moi et je revois la lumière de la
Méditerranée qui se couche sur le monde qui danse.
En le suivant dans les rues, mes pas déroulés
dans la trace des siens, je me demandais combien de solitude avait été
nécessaire pour apprivoiser tous ces quartiers, dans toutes ces villes et
tous ces continents. Combien d'yeux inquisiteurs sur les coins de rues,
combien de détours hésitants et combien de plans tournés avant d'ajuster sa
boussole interne, celle qui le guide avec assurance sur le bitume défoncé
de Mexico ou les pavés bourgeois de Montmartre. Il connaît cet asphalte et
saute de rue en rue comme un chat sur les murets de son territoire. Toute
cette connaissance a demandé qu'il abandonne tout ce qui n'était pas son
corps, tout ce qu'autour de lui il connaissait, parce que tracer les
nouveaux chemins de son environnement exige qu'il devienne tout entier
dirigé à mémoriser la direction du stylo sur une page à la lumière
changeante et peuplée de bâtiments, de végétations et d'odeurs inconnues.
Pour chaque rue apprivoisée, il a jeté les clefs
de son orientation dans un cercle de feu et a sauté derrière à leur
poursuite, et par tous les chemins tracés, par tous les pas battus sur le
trottoir, tous les immeubles embrassés du regard et tous les arbres
reconnus, il a dompté ses villes comme on apprend à un fauve à s'asseoir au
claquement d'un fouet.
Voyager dans le temps c'est revenir dans une
ville où l'on a vécu. On s'imagine qu'un saut dans le temps doit être
instantané et on le confond avec la faculté d'être sans vieillir. Alors que
sauter dans le temps, c'est revenir dans les espaces que l'on connaît et
qui sont séparés de nous par un autre espace qui nous habite depuis que
nous l'avons quitté, et sentir en nous s'effacer tout ce qu'il y a eu
depuis.
Je reviens à Paris, et le Mexique se dilue, le
Brésil se dissout, l'Italie s'évapore, et le métro qui m'emmène est le même
que celui de mes vingt ans, le même que celui de cet amour dix ans plus
tard, le même que tous ces moments où je redeviens parisienne pour juste un
instant, le même qu'aujourd'hui qui me transporte dans ces rues que je
connaîtrai toujours.
Il n’y a qu’un miroir dans la salle de bains,
aucun autre dans l’appartement. Ça m’a d’abord décontenancée, l’idée a
tourné fixement dans ma tête plusieurs jours d’aller m’en acheter un long
pour m’inspecter de haut en bas avant de m’aventurer dans les rues. Que
voient les autres si je n’ai plus l’image?
Et puis j’ai pensé au Corbeau qui m’a dit qu’il
serait mon miroir, qu’il m’apprendrait à me voir sans me perdre dans les
échos que me renvoient les autres. Alors je sors sans état des lieux, et
j’apprends à me voir sans reflet.
Comment peut-on savoir en un instant aussi court
que le silence sourd d'un battement de cœur qui s'abstient, qui s’effondre
en se taisant soudainement sous le coup de la révélation d'un événement
fatal: la rencontre que l'on devine dévastatrice.
Le saisissement du corps bouleversé réalisant que
l'on vient de se retrouver devant l'une des cascades de sa vie et que quoi
que l'on fasse, il faudra la traverser et que de l'autre côté, le courant
sera différent, et l’on ne sait pas si la chute sera haute.
La réalité, c’est la mécanique du cœur en marche,
le sang qui coule dans les veines, ce qui tape, qui s’entend. Le rêve,
c’est le souffle, la pause qui fait que le cœur bat.
Voyager m'a aidé à marcher dans le rêve d'à côté,
à traverser pour passer dans une autre réalité qui m'aide à accepter que
dans celle d'où je viens, il y a quelque chose que j'aime et que j'ai
perdu. Le bonheur, c'est le bon équilibre des rêves et de la réalité. Le
malheur, ce n'est pas la différence entre le rêve et le réel, c'est de
lâcher les rêves qui tiennent la réalité. Perdre l'équilibre et tomber d'un
rêve, ça écorche l'âme comme le bitume abîme les genoux des enfants.
La ville n'a pas encore de prise sur moi. Ou
c'est moi qui n'en ai pas encore sur elle. Je me déplace dans ses rues
comme une goutte qui glisse sur un tissu imperméable, je vais d'un point à
un autre de manière plus ou moins contrôlée, comme je l'ai fait dans tant
d'autres villes avant celle-ci. Habiter une ville, c'est la sentir comme
l'humidité dans l'air. C'est elle et moi qui nous imprégnons l'une de
l'autre jusqu’à ce que l’on se sente dans les os.
Dimitri m’a prêté un parapluie à carreaux
écossais qui a un côté cassé. Pour qu’il prenne sa forme parfaite et tendue
de parapluie fonctionnel, je dois caler le manche entre mes jambes et
prendre ses longues pattes fines dans ma main et les déplier délicatement,
comme un héron en rééducation à qui j’apprendrais à déplier les ailes
correctement pour qu’il me protège de la pluie fine qui tombe du ciel de
Milan.
La rue n’est pas très large et déserte. Abritée
sous un arc, je regarde l’eau brouiller la lumière des lampadaires.
J'ai toujours un peu peur lorsque je vais à un
entretien d’embauche, des moments pourtant rares. Peur de rater une partie
de ma vie, parce qu'on m'oblige à choisir quelque chose qui ne me
contentera pas. Forcément, je ne sais pas ce que je veux. Ni ce que je sais
faire d'ailleurs. Probablement un peu de tout, mais ça ne suffit pas pour
décrocher un job aujourd'hui. La cohérence définie par l'employeur est
l'ennui de la vocation: la passion reconnue, les études adéquates, les
stages propices. Il faut en être passé par là, avoir serré un peu la
ceinture et bien fermé sa gueule, pour arriver au poste pour lequel bien
entendu, on se prépare depuis notre plus tendre enfance. Ce jouet en
plastique vous voyez, a déclenché en moi la passion fatale, inéluctable, du
métier inscrit sur votre fiche pour lequel je me réduis et me classe en
petits fichiers bien ordonnés supposés susciter en vous une irrémédiable
confiance en mon infaillible compétence. Logique et mathématique. Moi
j'aime l'imprévisible et le bordel modéré. C'est sans doute pour cela que
je suis revenue au Mexique, une joie renouvelée quotidiennement dans
l'expérience de l'absurde.
Quand je marche, c'est comme si mes pieds et mes
jambes enclenchaient le mécanisme lourd et ancien qui active mes pensées.
Le démarrage est lent, et puis portée par la force même du mouvement, les
pensées finissent par couler avec un flux sûr et régulier comme une vieille
locomotive qui pourrait affronter aussi bien le froid sibérien que le
désert mexicain.
Parfois lorsqu'un paysage défile, un champ
d'herbes hautes dans le nord de l'Italie par la fenêtre du train, un autre
champ sauvage de maïs et de feuilles de palmiers, et l'asphalte qui
s'effrite sur le bord d'une jungle me revient brutalement. C'est une vie
passée qui vient cogner au cœur, un souvenir de ma jeunesse au Mexique et
les routes de Tabasco qui filent jusqu'au Quintana Roo qui s'étendent
soudain devant mes yeux, dans le train qui entre Milan et Parme. Je me
souviens des lignes droites de bitume brûlées au milieu des palmiers et des
herbes folles qui défilent sur des centaines de kilomètres. De temps en
temps un paysan endormi sur une chaise en plastique et sous son chapeau de
paille apparaissait, ou des guitounes sur le bord de la route qui vendaient
des bananes et des mangues sur la terre battue du bas-côté.
Je ne savais pas, enfant, qu'en dévorant le monde
c'est soi-même que l'on mord en plongeant dans chaque paysage, chaque
culture et chaque langue, et qui reviennent comme des petits cailloux de
Sisyphe hanter toutes les pierres que l'on croise.
Élaguer la vie, la dénuder de tout artifice, de
la famille, des amis, des amours pour arriver à l'essence, à une forme
parfaite qui serait celle d'une vérité, ou un des sens de l’existence.
Ce qu'il en reste est l'impression qu'il n'y a
aucun sens, mais persiste têtue l'envie de vivre et d’en donner un, de
mettre des mots pour expliquer ce qui a été, intellectualiser le passé,
Camus à Tipasa disait qu’il y a un temps pour vivre et un temps pour
témoigner de vivre.
Nous sommes aussi nos omissions. Ce que l'on
laisse faire par un autre, ce que l'on n’ose pas; la transmission contient
ses silences, celle des peurs et des faiblesses. C'est la part de nos
apprentissages concaves.
Il y a du brouillard et de la lumière jaune
d'hiver sur les montagnes qui apparaissent. Je descendrai du train à
Modane, nous entrons dans les Alpes. C'est curieux, hier je regardais le
sommet de dieux, que je n'ai pas voulu finir puisque je n'ai pas entamé le
tome 5. Il me semble que le film ne traite que des premiers épisodes.
Quoiqu'il en soit je n'aime pas finir le film avant le livre, qui pour moi
est toujours plus riche en images.
Peut-être que je devrais boire pour écrire. Non
pas devenir alcoolique en même temps qu'écrivaine, mais ouvrir les vannes
ou débloquer les mots que les millions de minuscules bras de mes angoisses
retiennent au bout de mes doigts.
Ou alors je t'écris une lettre.
Dans le bus entre l'hôtel et l'aéroport, à
Mexico, je regardais les immeubles et forçait mes yeux à ne pas glisser
autant sur les bâtiments. Je voulais les obliger à buter, à se heurter à
quelque chose, mais je ne trouvais rien: mon esprit caresse la ville avec
la même douceur qu'un artisan qui a bien travaillé son bois, qui l'a poncé
et verni, et sait qu'il en connaît trop la surface pour être surpris.
Hier soir avant de m'endormir, j'ai pris mon
courage et mon livre à deux mains et j'ai lu les dernières pages de La
Fin du Monde que je retardais depuis quelques jours. J'ai glissé sur le
dernier mot sans y croire, en ayant pourtant bien vu qu'après lui il n'y
avait que le vide. Mes yeux ont cherché la suite comme on cherche le corps
de l'amant parti dans un lit vide, en ressentant le coup que le néant vient
frapper au cœur en creusant un trou dans le ventre.
Les moments après la fin d'un livre sont toujours
nostalgiques. Quand on arrive au bout du chemin, c'est un peu comme se réveiller
d'un rêve. On ne se souvient pas des détails mais de la texture, cette
sensation sur la peau qui n'apparaît souvent que parce qu'il n'y a plus
rien pour nous toucher. Comme toutes les histoires, il y en a que l'on
garde toute une vie et d'autres qui sont dissoutes immédiatement dans le
verre d'eau du réveil.
Ce matin je me suis assise dans le tramway à côté
de la fenêtre et j'ai penché la tête en arrière pour prendre les rayons du
soleil qui n'était pas là hier.
La plupart des jours, on a la démarche assurée de
ceux qui ont pied dans un temps où 60 secondes font une minute. On se livre
à la journée en restant à la surface, parfois on évite une flaque. Et puis
tout d'un coup on glisse dans une odeur, une chanson ou un message qui fait
que le temps explose en mille morceaux de vie et de vieux rêves.
En une seconde, on plonge dans une éternité, dans
un moment élastique qui s'allonge à l'infini et qui donne l'impression que
le cœur s'arrête, mais c'est juste le temps qui fait une boucle. Et puis un
coup de vent nous ramène à la rue d'octobre, alors on secoue la tête pour
faire tomber les miettes du passé et on repart un peu étourdi de tout ce
qu'on a vécu.
Les messages que je t'envoie ne tournent plus que
dans ma tête.
Je vis dans une bulle hors du temps qui contient
tous les temps de ma vie. Suspendus les instants hors de la vie, ils
flottent et m'entourent en tout moment. J'ai longtemps pensé que ce qui
n'était plus m'était perdu, et qu'invoquer ne servait à rien puisque rien
ne surgit du néant et rien n'était enfoui. J'ai simplement appris à voir et
à sentir ce qui m'entoure, ce que je suis: le vecteur et le chemin, le seul
dieu du temps qui m'est donné, la tortue immense qui porte un monde qu'elle
construit et qu'elle devient.
Se rendre compte dans le vide qui entoure que
l'on est passé de l'autre côté du miroir et que l'enfer, c'est d'être face
au miroir sans se voir.
Au fond, qu'importe si c'est dans la mort ou dans
la vie que se produit la perte.
La nuit j'écris, dans mes demi-sommeils.
Des fils dorés ondulent dans le vent qui vient
rafraîchir tous ces corps qui dansent et tournent pieds nus et couverts de
paillettes sur la péniche. Les grandes baies vitrées sont toutes ouvertes
sur quelques personnes assises sur la terrasse, le soleil penche des rayons
dorés depuis le pont d'Austerlitz. Assise sur un tabouret, je contemple
face à moi la grande photographie de Mathilde, protagoniste de la fête, que
l'on a enterrée ce matin.
À 2h38 je me réveille d'un rêve angoissé.
Calmement, j'organisais toutes les nuits une bataille en règle contre une
armée de morts-vivants. Il fallait les écraser, un à un, comme des cafards,
le pied ferme, sans plus de violence. Ces monstres n'étaient pas dangereux
s'ils étaient consciencieusement matés; mais s'il en restait un, si par
mégarde on se laissait aller à un relâchement, le monstre nous dévorait
tout entier en déployant ses terrifiantes caractéristiques de chose venue
des bas-fonds de ma conscience.
J’ai failli mourir avalée par un manque de
rigueur.
Il n'y a de vérité que pour soi. Qui sont ces
gens qui balancent aux audiences surpeuplées les recettes du bonheur et du
succès sans douter une seconde que l'exemple d'une vie n'est pas un modèle.
Il n'y a de vérité que dans l'équilibre, à ramener toujours plus au centre
le pied, à rectifier à chaque instant les failles de sa propre existence et
essayer d'atteindre une forme qui permette d'avancer, l’équilibre qui
mesure les failles qui viennent de l’intérieur, la vérité de toute
existence ne peut se trouver qu’en regardant en soi et rapporté à
l’extérieur, et non l’inverse.
Au fond de moi vit une ville
déserte
De jardins luxuriants aux portes
de l'Afrique,
De cathédrales dorées et dômes
carmin
Ruelles de pierre décadente et
portes nues
Tous y sont revenus, à eux la
ville rendue
Réveil loin de la brume, j'ai
repris mon chemin
Abdiquant le soleil fumant de
mes matins
Le vent, l'or noir remis au
passage du temps
Mais quelque part enfouis quatre
goélands
Voltigent sur les toits et ne
crient que pour moi
L'écho de mes pas aux palais
abandonnés
Où vole mon âme retrouvée,
Palerme la magnifique.
©Marie Sorba
|