Poème nomade
Mon royaume est de ce monde
Il est toujours là où je vais
Et il change tous les jours
Il est vent feu terre mouillée
Rivière serpentant à travers la steppe
Edelweiss fleurissant sous la neige
L’horizon est sa frontière
Il est tout ce que les yeux ne peuvent voir
Et le regard du loup aussi
Il est la neige sur les cimes
Le baiser du ciel sur la neige
Et l’au-delà du ciel
Il est pierre et tourbière
Force des éléments
Union des contraires
Il est le mouvement des troupeaux cheminant
Vers le soleil
Il est stable comme une colline
C’est un cheval sauvage à crinière de vent
Toujours indompté
Toujours libre
Son pelage est fait d’herbes tendres
Il est doux et frais comme le corps de celle
Ouvrant ses cuisses au bonheur d’exister
On y fait l’amour à ciel ouvert
Dans le hennissement des chevaux
Et l’odeur du bon feu léchant le bleu du ciel
On y boit des lampées de vent
Qui donne le tournis
Ivresse de l’air pur mâtiné de vodka
Sa musique est faite de rires d’enfants
Galopant dans la steppe
Et de bagarres à mains nus et viriles
Là-bas
Hommes et bêtes vivent en harmonie
Dans le ventre fécond de la nature
Là-bas
L’esprit du vent draine tous les esprits
Les morts y tutoient les vivants
Là-bas
On y meurt pour renaître
Dans les plumes de l’aigle ou le ventre du loup
Là-bas
On peut marcher pendant des jours
Tout en se tenant toujours au même point
Oui
Mon royaume est de ce monde
Il est pur acquiescement à la vie
Il est ce qu’il veut être
Vouloir-vivre
Volonté de la volonté
Il est toujours là où je vais
Et il change tous les jours
Et je mets mes pas dans le sien
Et quand j’aurai fini de le parcourir
Je le découvrirai encore
Entre les bras de celle qui m’a accueilli.
Regarder l’herbe pousser
Oui de mes yeux vus
J’ai vu pousser l’herbe comme je te vois
Des jours et des jours à ne faire que ça
Contempler l’herbe qui pousse sous la nue
Avec la rivière à côté où je me baignais nu
Parmi les troupeaux de yacks et les femmes
Qui riaient de mes tatouages et de mon torse velu
J’avais dit à mon chauffeur Arrête-toi là
Et je suis descendu et je l’ai renvoyé chez lui
En lui disant de revenir le lendemain
J’avais de quoi boire et manger et aussi
Un fusil à lunette pour écarter les loups
Je ne manquais de rien
J’étais seul au milieu de la steppe
Au milieu de milliards de brins d’herbe
Que l’appel du printemps faisait sortir de terre
Et moi je voulais les contempler
Et sentir contre ma joue leur caresse si douce
Comme le ventre velouté d’une femme
Et le lendemain mon chauffeur est revenu
Et je lui ai dit C’est bon mon vieux tu peux
repartir
Je n’ai pas fini de regarder l’herbe pousser
Il me faut du temps encore pour comprendre la
steppe
Alors j’ai remis ça
J’ai regardé et regardé encore l’herbe pousser
C’est incroyable
Je devenais un spécialiste de l’herbe qui pousse
C’était un peu comme si je suivais la course
De la trotteuse sur ma montre
Sauf que je ne voyais pas le temps passer
Seulement l’herbe pousser
Et je sentais aussi cette puissance du ciel et de
la terre
Qui faisait de chaque brin d’herbe
Un appel
Et tous les brins d’herbe assemblés
Et toutes les fleurs offertes à la virilité du
soleil
Célébraient cet appel
Ce sacre du printemps
Tous les jours mon chauffeur revenait
Et je lui disais de repartir
Je n’avais pas encore fini de regarder l’herbe
pousser
Et je repartais dans ma contemplation imbibée de
vent
Et de vodka grisé par tant de beauté
Parfois les femmes s’amenaient et se moquaient de
moi
Qu’est-ce que tu fais ici étranger
A brouter l’herbe comme un yack
Tu fais l’amour avec la terre ou quoi
Fais gaffe aux loups ils vont te manger
Et tu deviendras loup à ton tour
Et tu finiras sous les balles d’un chasseur
Parfois aussi je me baignais avec elles dans la
rivière
Et elles riaient de mes tatouages et de mon gros
ventre
Qui me faisait ressembler à un ours
Et comme les ours je me frottais le dos dans
l’herbe
Et c’était bon délicieux
Et je contemplais aussi les cieux la voute
étoilée
Je voyais l’herbe pousser
Je voyais l’univers s’étendre
Et toutes les galaxies s’éloigner les unes des
autres
Vers une limite sans limites
Comme si la steppe avait continué de pousser
Dans le ciel
J’ai tellement regardé l’herbe pousser
Que je me suis oublié dans ma contemplation
Laissant la porte ouverte à l’esprit de la steppe
Sa terre grasse comme un ventre en gésine
Ses vents incessants mêlés aux hurlements des
loups
Et son ciel si bleu si pur que même l’immobilité
Devient un vertige brisant tous les repères
Je n’étais plus moi
Et qu’est-ce que j’en avais à faire
D’être moi
Petit mot ridicule
Qu’on dissout facilement dans un litre de vodka
Oui
Qu’est-ce que j’en avais à faire
D’être moi
Puisque je regardais l’herbe pousser
L’herbe qui croît et qui se redresse toujours
après l’hiver
Et qui fait de la steppe un pelage de douceur et
d’amour
Où viennent s’ébattre les chevaux
Qui n’ont pas d’autres maîtres
Que le vent.

Recours
aux forêts
Arrive le soleil
Entre deux nuages
Promesse facile
Des imbéciles
Le vrai soleil
Est en toi
A toi de le
chercher
Va cours
Évite les chemins
balisés
Préfère les forêts
Aux tristes
nichoirs urbains
Souris aux bêtes
Même les plus
féroces
Ours et loups sont
faits
De la même chair
que toi
Tu peux voyager
aussi
Dans leur esprit
Si tu tombes sur un
bon chamane
Si tu ouvres tes
yeux
A ce qu’on ne voit
pas
Va cherche
N’aie pas peur de
rêver
Pour voir de quoi
est fait
Le réel
Flux liquide et
désordonné
Sans commencement
ni fin
Samsara
Va cherche
N’aie pas peur de mourir
Si tu veux renaître
Non pas dans un
autre corps
Non pas dans une
autre vie
Mais ici même
Dans l’étreinte de
la forêt
Parmi les arbres
qui t’aiment
Sans rien connaître
de toi
Et dont les
murmures portent encore
Les paroles sans
mots des dieux absents.
Extraits du recueil inédit L’appel
de la steppe,
à paraître à Échappée belle édition
courant 2020

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