69 vies de mon
père, Ludovic Degroote
Comment
parler de son père en 69 chapitres alors que ce dernier
est parti en ne laissant que des fragments de vie, alors qu’il
semble lui-même écrire « je crois qu’en
mourant j’ai laissé quelque chose qui ne m’appartenait
plus. Quelque chose que je n’ai jamais dit ni même
raconté ni même chercher à exprimer, mais
qui a constamment été là, fait de fragment,
de bribes, de bouts »
Comment parler de son père alors que finalement on
ne connaît de lui que des bribes en partant trop vite
« Tu sais, mon père est mort si vite, je
n’ai jamais pu lui parler ; je me suis dit qu’on
ne parlait bien avec les pères que lorsqu’ils
étaient morts ; te voilà mon fils et me voilà
ton manque. Toi aussi tu mourras trop tôt ».
Ludovic Degroote tisse en 69 chapitres le portrait d’un
père, d’un père, de son père et
du père de son père. Le portrait d’un
père qui se transmet de génération en
génération, même si incontestablement
il s’agit bien du portrait du propre père du
poète.
« Je meurs, et toute la petite famille autour –
sauf Béa, pas arrivée à temps. Pas de
chance pour un père qui meurt. Toute sa fille pas là,
et dans ce désert de mes fils j’attends une voix,
et rien qui vient, j’attends la voix de Godeleine, je
suis en train de mourir […] »
Un homme qui né ancré dans ses racines, les
traditions, dans une famille qui a déjà compté
d’autres pères, et donc des enfants. Un homme
qui a eu des ambitions et qui par obligation poursuit le destin
tracé par sa famille.Un père, ses enfants, sa
fille morte d’un accident. Un père qui est mort
de la mort de sa fille tout comme son père est mort
de celle de la sienne. Car ce qui revient souvent dans le
livre de Ludovic Degroote, c’est bien le fait que la
famille se perpétue à travers les générations,
que les morts se transmettent la mémoire familiale.
« à cause que basculent dans la mort des
autres morts devant moi attendent » ; «
Je suis né dans la mort des autres » ; «
Ainsi nous reproduisons-nous »
Bien plus que du vivant, Ludovic Degroote écrit sur
son père mort ou en train de mourir. Il le fait parler
et souvent c’est la voix du père qui se mêle
à celle du fils. Il remonte dans les années,
revient dans l’autre siècle, parle des morts
qui font partie de la famille, de son histoire. Des bribes
d’enfance, de la vie de tous les jours, de la guerre,
la famille, la brasserie, la fille décédée
à 18 ans, la vie avec ses hauts, ses bas, autant de
menus détails qui surgissent au fil des pages. On rassemble
peu à peu les bouts entre eux pour former un récit
de vie entre 1920 et 1989 sans oublier ce qu’il y a
eu avant.
Ce recueil transmet entre autre l’incompréhension
du père face à la carrière de poète
du fils. Un père qui aurait voulu être ingénieur,
mais qui finalement reprend la brasserie de ses parents à
leur mort. Un père qui écrit « mon
fils écrit des poèmes, je n’y comprends
rien »
Il y a un dialogue entre le père et le fils après
la mort du père, un peu comme si le fils regrette de
ne pas avoir davantage connu son père et que ce dernier
n’ai pas pu lui transmettre la mémoire de la
famille. Un phénomène vécu lui-même
par son père, qui se reproduit de génération
en génération.
« Jamais tu n’atteindras ma mémoire
je n’ai pas de mémoire mon père j’étais
si jeune tu sais quand il est mort que veux-tu je n’ai
pas eu le temps de lui parler il n’était jamais
là c’est un peu comme si je ne l’avais
pas connu lui il aurait pu dire des choses il savait des choses
lui je pense qu’il devait savoir des choses même
si son père est mort quand il était jeune chez
nous finalement on ne vieillit pas avec ses fils on meurt
un jour on n’a même pas pensé à
transmettre des choses »
Et le temps qui passe, la roue qui tourne de génération
en génération. C’est un peu comme dire
que nous venons tous de quelque part. Néanmoins à
chaque génération son histoire. Et cela parfois
difficile à comprendre par un père. Ce qui peut
créer des relations difficiles avec un fils.
Avec Ciels, Barque bleue, ou même
Pensées des morts, j’ai lu Ludovic Degroote
en vers, en fragments de quelques lignes. Ici la forme est
plus longue mais se rapproche dans l’esprit de celle
du fragment. 69 vies de mon père est le prolongement
de Pensées des morts, dont j’ai déjà
parlé sur Francopolis, lire ces deux livres l’un
après l’autre s’impose. En fin de compte,
nous sommes tous issus de nos morts, nous les continuons sans
vraiment les avoir connus.
« Je te vois de ma mort et cela me fait mal, ça
me fait mal de te voir comme ça, perdu dans tes solitudes,
à tenter de retrouver de la mémoire là
où définitivement il n’y en a plus, d’essayer
de reconstituer une langue qui est perdue pour toujours […]
»
Sur Ludovic Degroote
Un
entretien avec Ludovic Degroote paru sur Francopolis :
"Les
paysages intérieurs" de Ludovic Degroote, d'après
les recueils : La Digue, Ciels et pensées des morts
La
digue de Ludovic Degroote chez Incertain regard
Une
fiche d’auteur sur Terre à ciel
Le 9 janvier 2007, Ludovic Degroote est l’invité
de l’émission d’Alain Veinstein sur France
Culture et parle de 69 vies de mon père
Cécile Guivarch
pour Francopolis
Janvier 2007
|