Dans
ce roman, Ka, un journaliste en reportage, nourri de culture européenne,
assiste aux luttes entre les nationalistes laïques et islamistes radicaux.
Un tableau de la Turquie d'aujourd'hui entre Orient et Occident. Il finira
assassiné après avoir barboté dans les eaux troubles
d'une ville paralysée par l'hiver et la misère. Il faut lire
ce roman pour comprendre, de l'intérieur, le présent si douloureux
de ce pays déchiré entre lumières et ténèbres.
Ka est un héros ambigu se démenant au sein de ses luttes pour
assurer son bonheur..
Exilé politique en Allemagne, il part faire un
article à Kars, ville de 350.000 habitants (préfecture) à
l'est de l'Anatolie, à un vol de corbeau de la Géorgie et de
l'Arménie. Kars, comme son nom l'indique, accueille chaque année
la plus grande quantité de neige de toute la Turquie. Il enquête
sur un fait divers sordide: le suicide de jeunes femmes voilées. Il
cherche à connaître les raisons qui les poussent à commettre
ce geste. Ce n'est pas la pauvreté, le désarroi ou l'incompréhension.
Ce n'est pas non plus l'incompréhension des parents opprimant
et frappant sans cesse leur fille, ne lui donnant même pas la permission
de sortir dans la rue; ce n'est pas non plus la pression des maris jaloux
ni le dénuement matériel. L'envie de se suicider
correspond au désir de s'approprier leur propre corps : les filles
qui perdent leur virginité tout en étant trompées, les
vierges destinées à être mariées avec un homme
dont elles ne veulent pas. Elles voient le suicide comme un désir
d'innocence et de pureté. La raison essentielle est l'amour-propre.
Il arrive à la veille d'élections municipales où s'affrontent
nationalistes, islamistes et laïcs. Il est aussi venu pour de plus humbles
raisons: rejoindre une ancienne camarade de fac, Ipeck, dont il est secrètement
amoureux. Ka est témoin de l'assassinat du directeur de l'Ecole Normale
qui a interdit le port du voile et d'un putch militaire à l'occasion
d'un spectacle de propagande au Théâtre de la Nation. A partir
de ce moment, Ka est sollicité par les membres des deux factions adverses:
les étudiants islamistes d'un côté et les ultralaïcs
de l'autre.
On reconnaît Pamuk à son écriture labyrinthique, à
sa force de dire l'irréel avec l'évidence de la vérité,
de décrire l'âme des gens sans dessiner leur visage, au souffle
romanesque qui traverse ses livres sans faiblir. Il surprend lorsqu'il avoue
que la moitié de chacun de ses livres est autobiographique, qu'il s'est
rendu à Kars pendant les élections municipales, que tous les
chapitres racontant ces faits, la façon dont chacun veut séduire
puis rejeter l'envoyé de la grande ville qui jouxte l'Occident, sont
d'exacts reportages. Il demande qu'on ne se hâte pas à faire
la part du réel et du surréel dans ces livres, car, en Turquie,
ces deux notions s'inversent imperceptiblement. La première place
est occupée par un poète parce qu'en Turquie personne ne peut
prétendre à une carrière politique sans publier de la
poésie, c'est pourquoi il ne fait pas de politique, ses poèmes
sont trop mauvais ! Pamuk, plus habitué aux histoires stambouliotes,
a fait le choix d'investir cette partie reculée - oubliée -
de son pays. Et ce n'est pas anodin. Dans les environs de Kars se trouvent
les ruines d'Ani, la « cité aux mille églises »,
riche capitale de l'Arménie au Moyen Age, ainsi que, majestueux et
surplombant la frontière arméno-turque, le mont Ararat - symbole
pour les Arméniens de leur pays perdu.
Il s'est inspiré d'un fait divers
et ajoute un élément récurrent dans sa narration : la
neige. Kars est coupé du reste du monde, par une neige qui, inlassablement,
tombe, cache des amours interdites, étouffe les coups de revolver,
anesthésie les douleurs, mais ravive les rumeurs, attise les rivalités
sanglantes entre fractions de tous bords, de tous les extrêmes : islamistes,
militaires, nationalistes. Pamuk, malin ou provocateur, les met tous en scène
sans prendre parti. Il n'épargne personne, pas même son héros,
ironise sur l'art, se moque de Ka délirant sous de soudaines inspirations
poétiques, montre l'imposture de la presse (le journal local imprime
la veille les événements du lendemain), exhibe la détresse
politique (les doubles jeux, les assassinats, les tortures...). Dans un climat
de suspicion et de délation, les vérités les plus élémentaires
comme les hommes les plus ordinaires sont broyés, mâchés
par une machine kafkaïenne - inculture, intolérance. « Neige
» ose démontrer l'incompatibilité entre démocratie
et religion extrémiste. Il raconte la haine, une forme de désarroi.
En véritable romancier, il maîtrise l'art et la manière
d'assembler les éléments qui construisent une histoire, avec
ses zones d'ombre qu'on a envie d'éclairer. Et sème, entre
des pages élégiaques et torturées, les petits cailloux
de plusieurs récits qui s'enchevêtrent autour de quelques personnages
gravitant dans l'orbite du narrateur.
Un récit dense de près de cinq cents pages, d'une remarquable
diversité d'angles et de jeux narratifs, imbriquant sa marqueterie
de parenthèses et de raccords malicieux. Le romancier est omniscient
et. furieusement libre.