Claire Sutherland est le personnage principal de ce roman, sosie
romanesque de Johanna Shimkus. Elle est une beauté filiforme dont le
père résistant, dont elle a fait son héros, est mort trop tôt. En mai
1968, elle est la plus radicale d'un groupe de gauchistes, les Trois,
qui s'étaient rencontrés au lycée Lavoisier en septembre 1967. Dès les
premiers jours de mai 68, ils courent le long du boulevard
Saint-Michel, un foulard masquant le bas du visage, un pavé dans la
main. Claire est leur premier amour sur fond d'airs des Beatles,
l'unique objet de leurs pensées, elle les aime infiniment, elle n'aime
aucun d'entre eux, elle est la Jeanne Moreau de Jules et Jim. Claire
disparaît pendant vingt ans. En 1993, elle revient et ses anciens
soupirants tentent de la protéger contre elle-même et ses tentations
de terrorisme.
Elle se rendra avec les Trois et Karim (chef d'un réseau bosniaque) à
Sarajevo Ils seront interceptés par les troupes serbes. Ceux-ci
veulent éliminer un ministre bosniaque qui les accompagnait. Claire et
un de ses compagnons voudront s'interposer…ils seront abattus…Les
survivants se consoleront. L'un d'eux se consolera en disant : « Il
faut se souvenir des belles choses. Nous nous aimions, tous. » Il
laissa passer quelques secondes, puis il ajouta : « Et surtout, ils
sont morts pour une cause juste. Dans ce bas monde, c'est déjà quelque
chose ».
Un roman sentimental sans cynisme, un roman politique ancré dans la
réalité d'aujourd'hui. L'auteur parvient à écrire le hasard de la vie,
ses aléas, ses tourments. Le lecteur est plongé dans une succession de
tranches de vie qui sonnent juste, histoires d'amour perdu,
touchantes, émouvantes, empreintes de tendresse et de nostalgie. Il
sait ménager l'effet de surprise avec des chutes parfois les plus
inattendues. L'écriture conjugue fluidité et gravité et procure au
lecteur de quoi méditer sur les temps qui changent. Il propose une
fiction généreuse. Loin du pathos de la conscience malheureuse, il
construit un récit ravageur, avec ses armes : une conscience
politique, un regard sur les objets, les corps à la fois précis et
imaginatifs, servi par une prose unique, où la métaphore ouvre sans
cesse des trouées. Cela servi par un Joffrin au meilleur de sa forme.
Au fil d'un récit tendu d'apparente neutralité, il dissémine, comment
autant d'accidents calculés, des phrases d'une noire clarté, certaines
fulgurances de précision dans la perception des rapports humains et de
la désillusion, d'autres au lyrisme révolutionnaire. Il s'installe
dans les pensées de ses personnages avec une agilité troublante, d'une
plume évidente. Un suspense quasi-policier conduit ce récit, mais pas
seulement. Il est aussi porté par une force tranquille, un profond
désarroi. Affaire d'Etat, nostalgie d'une grande passion… comment
changer sans changer ?
Littérature - Histoire - Web - Arts
par Pierre Bachy
pour francopolis
juin 2005