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LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS

Printemps 2025

 

 

 

Chantal Dupuy-Dunier : Parenthèses

 

Les écrits du nord. Éd. Henry, 2023, 120 p. 15

(Prix Paul Verlaine 2024 de la Maison de Poésie)

 

Note de lecture de Dominique Zinenberg

 

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 « Ceux qui les referment sont les mêmes qui les ont ouvertes » : on ouvre une parenthèse en naissant, on la referme en mourant ; or dans ce recueil en deux volets, la poète déplore d’une part la mort de son père ; d’autre part celle de sa mère. Deux temps de deuil, deux retours à leur vie. C’est le chagrin lui-même qui donne accès au récit fragmenté de la vie du père, puis de la mère. Dans la mort, le père est enterré ce qui fait surgir des visions de putréfaction, liquéfaction, disparition lente :

 

« À présent Tu n’as plus de bouche, plus d’estomac

 pour boire les jours, pour goûter la vie.

 Tu n’as plus la vie.

 

 « Plus », selon la prononciation,

 

 signifie davantage ou privation définitive,

 c’est étrange. »

 

La plongée dans le manque du père se distille goutte à goutte en jours, en mois et cela semble s’arrêter au bout d’un an. Le père mort, la seule chose à faire pour neutraliser le chagrin c’est de tenter « de parler encore de lui, / seulement de lui, / avec toute l’ambiguïté d’un sujet qui n’existe plus. »

 

Ce qui est très sensible dans les poèmes consacrés au père c’est l’art de la poète de suggérer le temps qui passe par l’érosion progressive d’un vers à chaque étape de la première année de deuil :

 

  « Un mois déjà.

   Là-haut, ton corps se dissout petit à petit… » (p.29)

 

  « Sept mois déjà.

   Là-haut, ton… » (p. 49)

 

  « Huit mois déjà.

   Là-haut… » (p.52)

 

  « Neuf mois déjà

   … » (p.55)

 

C’est l’éloquence par le rétrécissement concret du vers jusqu’aux points de suspension remplaçant les mots, mimant le travail du temps sur la dissolution des chairs.

 

Ces flashs macabres envahissent l’espace du poème et cela jusqu’au dernier poème que la poète lui consacre :

 

 

  « À présent, j’ai pour père un cadavre

  qui continue de se décomposer

  en se mêlant à la terre et aux autres morts.

 

 Nous ne jouons plus dans la même cour.

 

 Tu t’es définitivement tu. » (p.64)

 

Dès après sa mort, ce qui frappe la fille devenue orpheline c’est la métamorphose qui s’est opérée en lui, son père. « changé en un autre que mon père ». Il est devenu méconnaissable : « Qui c’est / le monsieur émacié/ couché dans la pénombre comme une statue de cire ? »

 

Pourtant elle prend le parti de s’adresser à lui, de lui parler en lui disant « tu » tout en ayant conscience qu’elle le fait « avec toute l’ambiguïté d’un sujet qui n’existe plus. » Elle se débat avec ce besoin de le tutoyer comme s’il entendait encore et l’absence bien réelle qu’elle expérimente.

 

Des fragments de la vie du père émaillent les poèmes : sa rencontre avec sa mère, son métier d’ingénieur : « Tu faisais la fierté de la Berthe, / un fils de paysan devenu ingénieur. », sa maladie : « son pitchoun, le Guy, interné chez les fadas. »

 

Ainsi parallèlement à sa disparition (un peu comme le fait Jean-Philippe Toussaint dans son récit La Disparition du paysage), Chantal Dupuy-Dunier retrace quelques éléments de la biographie de son père donnant voix à ceux qui ont connu sa famille, voix de commérages, que l’on sent plus ou moins bienveillantes.

 

« Passe, impair et manque » voilà comment la poète a titré ce premier volet. Ce lexique qui appartient au jeu de la roulette ou de la boule au casino n’est pas sans ambiguïté. S’il suggère le hasard, la loterie ou le destin, il joue aussi sur les signifiants dont la psychanalyse fait son miel : « Passe » comme le fait de passer de vie à trépas et transmission d’une hérédité, d’un savoir ou d’un héritage : « C’est toi qui m’as offert les mots-jouets, / pas ceux de tous les jours, / les outils de la poésie. » ; « impair » comme « un père » ; et l’évidence du sens de « manque » pour tout lecteur.

 

Avec la disparition de la mère, le même processus de deuil est à l’œuvre, mais ce qui traverse les poèmes ce sont des images de feu, puisqu’elle a été incinérée.

 

« Deux heures coulent dans le sablier

 pendant que ta fumée monte au-dessus de la colline.

 L’air tremble à son passage.

 

  La Mort au masque de céruse se lave les mains dans nos fontaines *

 

 Les nuages porteront peut-être ton deuil. »  

 

 

  *Saint John Perse

 

 

« Laisse de mère » est le titre choisi pour le volet poétique consacré par l’autrice à sa mère. Là encore les signifiants abondent : laisse comme abandon, laisse comme forme poétique dans les chansons de Geste ; laisse comme lien solide et comme éloignement, mais aussi bande de débris que les marées déposent sur le sable en « laisse de mer » :

 

 « Tu me délaisses,

 je te délaisse.

 C’est comme une comptine…

 Une comptine pour faire peur

 aux enfants méchants.

 

 Je te délaisse,

 tu me délaisses.

 

 Petit à petit,

 tu te délaisses,

 tu abandonnes ton corps,

 tu t’endors dans tes yeux

 pour éprouver l’approche de la mort. » (p.71)

 

À l’inverse du mot « Impair » qui cache le mot « père », le mot mère cache la mer. On la retrouve dans le sillon des poèmes de façon allusive : « comme une empreinte humide sur la grève », « comme l’intérieur charnel d’un coquillage », « Ô la conque », « sur l’estran », « l’ultime retrait de la marée », « Poisson sorti de l’eau … // poisson mort », « Placenta méduse, / étoile de mère morte. / près d’un château de sable », « Tu nous as donné les ailes des goélands », « comme des galets dans l’espace de l’estran. », « Ta mort, un phare/ dont le feu aveugle », « comme le creux sombre des vagues. » etc.

 

  « Comment peux-tu t’effacer,

  devenir ce sable broyé

  sur le rivage d’une île étrange ?

 

  Laisse de mère,

  un peu de silice qui crisse sous les dents de la mémoire. »

 

Le lecteur pressent une histoire complexe entre la mère et la fille. Une histoire de liens puissants tissée par les contes et les comptines, par le lait des ressemblances qui se confirment quand la fille orpheline se regarde dans le miroir : « Dans mon miroir, / c’est ton visage éteint que j’aperçois désormais. / En vieillissant, je te ressemble, ma mère. » Mais c’est aussi une histoire dramatique qui se dessine entre sa mère et elle, une histoire d’éloignement, d’absence, « Je ne serai pas là pour tenir ta main » et dans cette solitude de la mort de la mère se niche un des malheurs de sa vie : le sentiment d’abandon « Quatre abandons, ma mère ». Se dégage un portrait de beauté « Belle, si belle ma mère » ; de vie amoureuse compliquée, de déplacements, de force et courage : « Mais toi, si forte / trop peut-être, / jusqu’aux chutes et aux mains en serres d’oiseau, / jusqu’à l’île atroce, / jusqu’à l’aile violente du feu. »

 

Si la mort du père a fait surgir chez notre poète des images obsédantes de désintégration physique dans la terre où il repose, elle fait surgir, pour la mère, des images de destruction physique pendant la dernière partie de sa vie. Il a suffi de peu de mots pour décrire la dégringolade physique et psychique de la mère jusqu’à l’annonce par « Sœur » de sa mort.

 

L’annonce de la mort de la mère dans le recueil rappelle les premières phrases de L’Étranger d’Albert Camus. C’est la même fausse froideur, la même pudeur, la même lucidité :

 

  « Est venu le temps de Maman est morte…

  Sœur a envoyé un message :

  « Maman nous a quittés ce matin. »

  Elle n’a quitté aucun de ses quatre enfants,

  elle est morte,

  seule. »

 

Un recueil s’ouvre, un recueil se referme comme on ouvre et comme on referme une parenthèse. Ce sont des choses apparemment banales que l’on fait souvent ; d’autant que ce signe de ponctuation peut signifier que ce que contient la parenthèse pourrait être supprimé, sans rien modifier d’essentiel à l’ensemble. Une vie est-elle aussi dérisoire que cela ? Une vie, a fortiori deux, comme dans cet ouvrage, pourraient-elles être négligeables, accessoires au point que n’en rien savoir, n’en rien dire passerait inaperçu, n’aurait pas d’importance ? Chaque vie, à ce compte, est parenthèse, mais ce qui se trouve enclos dans toute parenthèse est unique et sacré, du premier au dernier souffle, et l’écrin de poésie que la poète consacre à ses parents est parenthèse vitale, parenthèse essentielle, car n’est-ce pas dans la parenthèse elle-même que se trouve le vrai secret, qui est digression, fragilité, connaissance et beauté ?

 

© Dominique Zinenberg

 

 

Note de lecture de

Dominique Zinenberg

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