LECTURE - CHRONIQUE 

 

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LECTURES –CHRONIQUES

 

Petite note de lecture de Dominique Zinenberg :

Je suis né laid d’Isabelle Minière

(Serge Safran éditeur, mai 2019)

 


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Depuis que j’ai commencé à lire isabelle Minière j’entends clairement une voix à travers les mots, la scansion et les thématiques choisies, une voix reconnaissable qui emprunte le chemin d’un univers bien concret, bien ancré dans des problématiques de notre temps : l’état du couple, les défaillances, les obsessions, le rapport gauche, incertain à soi et aux autres, les incompréhensions et blessures narcissiques, tout un travail de fourmi pour trouver un équilibre que l’on pressent de toute façon toujours précaire, une recherche infatigable (malgré les parenthèses mélancoliques ou angoissées) du bonheur à deux. La quête affective, le désir d’être aimé parcourent chaque histoire et se modulent avec humour, sensibilité, constance.

  Avec Je suis né laid, le personnage d’Arthur, le narrateur de l’histoire, la tâche promet d’être rude et l’auteur a placé la barre bien haut, car ce qui le distingue de tous les autres c’est une extrême laideur qui lui ferme d’emblée, à la naissance même, les portes légitimes du bonheur. Une lutte acharnée s’engage, un combat titanesque se livre pour que, malgré la fatalité qui frappe le bébé du sceau de la laideur dès la naissance, le protagoniste parvienne à être accepté tel qu’il est, crée des liens, soit aimé et que par-delà son handicap physique, il soit reconnu pour une vraie personne respectable en tant que telle et douée comme chaque humain non seulement d’intelligence mais de sensibilité et de sociabilité.

  Le lecteur suit Arthur depuis avant sa naissance, du temps où les parents (un beau couple amoureux) rêvaient de leur futur bébé et préparaient sa venue avec tendresse ; et le lecteur suivra Arthur jusqu’à tard dans sa vie d’homme. Toutes les étapes de douleur, de rejets au quotidien, toutes les blessures narcissiques à chaque palier de la vie sont racontées avec minutie : le maléfice de la naissance agissant d’entrée de jeu, créant un traumatisme qui se joue et se rejoue dans l’infini des jours, puisqu’il est réactivé chaque fois que quelqu’un voit Arthur. Choc, rejet, répulsion, gêne, fuite : l’enfant est sans cesse ramené à son infirmité. C’est un ressenti qui conduit ses parents à le cacher, le rendre aussi peu visible que possible et le bébé puis l’enfant à se tenir en retrait, à s’isoler pour éviter d’être mis en retrait et isolé, abandonné, laissé pour compte par les autres. Très vite la stratégie de défense du petit « Tutur », c’est de faire profil bas, se taire, s’abstraire, ne pas embêter ni gêner, tout faire pour passer inaperçu. Toute l’aventure du roman se tient dans cet objectif singulier : réussir à passer inaperçu !

  Contrairement à Amélie Nothomb dans Attentat qui décrit avec précision et perversité jusqu’à l’invraisemblance et le grotesque le plus appuyé le physique de son héros hideux, Isabelle Minière ne le décrit jamais. Elle ne décrit que son corps « normal », voire musclé, sa taille élancée. C’est sa tête qui fait peur, qui surprend, qui occasionne de façon quasi automatique chez les gens, le mécanisme de rejet comme si voir Arthur c’était être face à un monstre répulsif. Le lecteur compte les coups que reçoit le personnage et se souvient à travers au moins un exemple de rejet l’effet que produit l’impression d’être rejeté, d’être isolé dans la cour de récréation, d’être perçu comme quelqu’un d’à part qui ne fait pas corps avec les autres, que l’on désigne comme « étranger » au sein du groupe, voire au sein de l’humanité. D’une manière ou d’une autre, chacun a expérimenté ce chagrin d’être méconnu, ignoré, ostracisé ne serait-ce que de façon fugace. C’est pourquoi Arthur est si attachant. Il est frère d’infortunes enfouies, de blessures narcissiques plus ou moins cicatrisées. Sa souffrance exponentielle au fur et à mesure qu’il grandit, que son besoin légitime des autres grandit, est comprise, intimement, comme souffrance personnelle, même si la cause a pu en être tout autre.  

  La solitude d’Arthur est un puits sans fond malgré l’amour que lui portent ses parents et quelques rares personnes au fil des pages. La solitude et le plaisir solitaire, l’impossible sexualité qui, à l’adolescence, tourne presque à l’obsession, l’interrogation sur le sens d’une vie dont on semble banni, le désespoir qui gagne, les idées suicidaires qui affleurent, mais ce courage toujours, cette renaissance raisonnée par les études, l’espoir puisé on ne sait dans quel recoin obscur et lumineux de soi qu’on finira par être accepté, qu’on aura un ami, une petite amie, tout ce qui donne sens à l’existence qu’Arthur fait renaître de ses cendres, tout cela permet de lire cette histoire comme un conte. À la naissance, l’enfant reçoit un maléfice : il est laid ; puis il devra suivre une série (infinie) d’épreuves dans lesquelles il rencontrera des adjuvants : le père, la mère, Kouki, Alph, son double Arthur, quelques médecins, Kali ; et des opposants, très nombreux avec lesquels les combats seront souvent redoutables ; il subira de vaines métamorphoses, devra relever de sérieux défis mais je n’ai pas comme mission de déflorer l’histoire, il vaut mieux la lire n’est-ce pas ?

  […] Je m’étudiais moi-même par la même occasion. Moi et ma laideur, l’influence de mon physique sur mes réactions, mes pensées, ma vision du monde… Vision du monde assez triste et assez simpliste : si tu as la chance d’être beau, tu seras plutôt heureux, chanceux sur tous les tableaux ; si tu as la malchance d’être laid, tu seras malheureux sur tous les tableaux. Ma laideur m’avait tourné la tête. Un sentiment d’injustice tout à fait stérile (pourquoi moi et pas lui ?) Une colère sourde qui ne s’entendait pas, qui ne se voyait pas - j’étais très calme, très courtois et surtout très discret. Quand on a une gueule comme la mienne, on ne se pavane pas. On espère que les apparences sont trompeuses, et que sous l’emballage effrayant se cache quelqu’un de bien, quelqu’un qui vaut la peine : il me venait parfois, pour me réconforter, l’image d’un bijou enveloppé dans une feuille de papier toilettes. Bijou de pacotille sans doute, bijou quand même, mais enveloppe omniprésente. (p.75)

  La laideur peut se retourner en beauté par l’art et par l’humanité ou le cœur.

  Dans son roman, Isabelle Minière fait la part belle aux deux.

  Même si Arthur a une tendance au mutisme, qu’il limite sa conversation au strict minimum, le lecteur a accès à ce qu’il ressent et au flot d’émotions qu’il laisse déborder dans sa narration. Ses émotions se manifestent souvent par une violence verbale, une surabondance de grossièretés, le flot de termes péjoratifs pour décrire ce qu’il appelle « sa gueule ». Il ne s’autorisera le mot si beau de visage qu’à partir de la page 141, de temps en temps, avec parcimonie, comme s’il n’avait pas droit à ce terme si cher à Levinas, terme qu’il a valorisé dans son œuvre au point d’en faire un de ses concepts les plus importants car ce que l’on voit d’abord de l’autre c’est le visage ou plus précisément la vulnérabilité qu’il exprime. Le plus vulnérable des visages est celui d’Arthur dans sa laideur radicale ; or voilà que chacun se détourne de ce visage dont la vulnérabilité est à proprement parler insoutenable. Il faudra tout un roman pour que la gueule d’Arthur devienne un visage et que chacun puisse se sentir responsable en le regardant et que son humanité, évidente au lecteur, soit accessible au tout venant !

  Merci Isabelle pour ce texte qui interroge, ressuscite nos cauchemars mais aussi nos rêves et nos élans. Merci d’accorder des chances à tes personnages, de les soutenir si fort qu’ils parviennent à se frayer un chemin de vie dans ce dédale d’injustices et de vexations.

  

 

 

Note de lecture de 

Dominique Zinenberg 

 

Francopolis, mai-juin 2019