Petite
étude de L’autre
est ta demeure de Jean-Luc Proulx,
Les Éditions
du Cygne, 2015 par Dominique
Zinenberg.
L’autre
est ta demeure
est poésie, théâtre, récit. C’est un processus et un cri. C’est une
confrontation et une rencontre. Un face à face avec soi-même, dans la
douleur et dans la lutte pour avoir le droit d’être soi, à travers l’autre,
à travers l’exploration lyrique du soi, jusque dans l’embrasement, le
foudroiement, l’effroi de faire face à soi, quoi qu’il en coûte.
Qu’allais-je poursuivre
Voué à l’impossible ?
Mon identité :
Celle de poète
Corps indigène
Cœur en danger
Le vent de face défié (page 34)
Un jeu continuel fait passer le poète du je au tu. Dès le
titre par le biais du déterminant possessif ta dans l’expression « L’autre est ta demeure »
Jean-Luc Proulx (qui choisit ce titre qui vient
d’un vers du recueil) crée une profondeur de champ entre l’autre et soi,
perçu d’emblée comme un « toi » comme si le dédoublement du moi
précédait la conscience de l’autre, mais l’intégrait en même temps. Rien de
possible sans l’autre. Rien non plus de possible sans l’autre en soi. Une
inversion radicale par rapport à la vision sartrienne et son « enfer, c’est les autres ». Ce
qui précisément permet de situer la recherche du poète dans une tout autre
direction que celle du philosophe de l’existentialisme c’est le choix du mot
« demeure » dont la connotation positive, rassurante et
réconfortante est aux antipodes de la pensée pessimiste de Jean-Paul Sartre
et de son enfer.
« Je » et « tu » dialoguent,
interchangeables. C’est déjà la scène où la lecture à voix haute aura/ a /
a eu/ lieu. Le moment scénique est un aboutissement ; de même que la
mise en page (variée, savamment orchestrée, mystérieuse à maints
égards…) : ce recueil à portée de main lisible enfin l’est aussi. Mais ce qui est donné à entendre
(sur scène, après les répétitions, le trac, le rideau noir) c’est la lente,
ingrate, interminable élaboration avant la première et, dans le monde
parallèle de la poésie la lente maturation du fruit-poème raturé, saturé,
suturé, cherchant l’élan, la forme, le lyrisme qui fulgure.
Ainsi le recueil est-il une somme d’expériences préparant le poème
et le fécondant. Une préparation et un aboutissement ; un brouillon,
une épreuve et une œuvre qui s’élabore sous nos yeux, se lit à haute voix,
dans la lumière des spots du théâtre et dans le secret de nos
« demeures ».
La complexité du dessein implique des lectures multiples, une
approche à tâtons, risquée, peut-être erronée. Le lecteur se heurte à
l’obscur du rideau noir à l’instar du poète qui s’avançait vers le rideau noir/ Des pas de bête sur
le plancher/la tête en perdition. (p.21) Aucun moyen d’échapper à la
complexité : telle est la condition du chercheur, du guetteur de voix,
de mots, telle est aussi la raison qui fait s’avancer jusqu’à la scène
(malgré la peur) et jeter les vers sur la page.
Chaque poème est un pas, une avancée, même s’il parle de reculs,
d’effacement ou gommage. Même s’il se confronte à l’angoisse, la peine et
la défaite. Chaque poème est également acte d’amour : Il y a cette histoire d’amour / À raconter –
grande/ Inespérée/ Étrangère
au cynisme/ où renaître au-delà/ De mes forces/ La tête haute ? / Fort
de tous les temps/ Proche de tous les arts/ Où me relever/ Des lieux
d’aucune chute/ Seul/ Nombreux/ À l’œuvre … en projet (page 28)
Pour qu’ait lieu la poésie -
cette force cosmique en acte -
la présence de l’autre est vitale. Elle n’est présente qu’avec
l’autre, dans le lien oculaire qui s’établit entre moi et vous : Et c’est ce que j’ai vu/ - mon histoire
commence : / j’ai vu vos yeux/ Si je mens qu’on s’inquiète (page
35). L’obsession poétique est partout dans le tissu du recueil. Par
l’hommage aux poètes cités, entremêlés à la propre voix de Jean-Luc Proulx, dans une intertextualité féconde, par le rappel
brûlant à l’acte même d’écrire dans presque chaque poème, par les
hésitations et les thèmes évoqués (le passage du temps, la patience à faire
éclore, la malédiction /bénédiction, le désir de beauté, le désir amoureux,
la communion face aux tragédies humaines etc.)
Emporté
Le cœur en adoration
Toujours je m’empressais vers le rideau noir
Comment l’atteindre
Rescapé
du passé ?
Je m’interroge
Rideau de scène :
Nuit accrochée
Décor :
drame intime
Comment fuir les apparences ?
J’ai cru dormir un instant
Je foulais des années des ailleurs
Épris
de l’acte le plus juste :
Aller au-devant de toi
Te demander : l’impossible
Et de t’ouvrir le ventre
D’y laper ta bile
On ne pourra rien faire sans ta bouche
Vomissant
Sa misère
immonde
Comme on peut le voir, le lyrisme avec Jean-Luc Proulx
(lyrisme qu’il revendique jusque dans l’association provisoire et
nécessaire au narcissisme) ne renvoie pas à quelque chose de mièvre,
champêtre, floral ou harmonieux. Le lyrisme lacère, incisif jusqu’aux
tripes. C’est le spleen dans cette « bile » qu’on va chercher,
c’est des entrailles que l’on extirpe, quitte à rester blessé, mutilé,
imparfait, la poésie cachée qui, autrement, se dérobe.
Comment entendrait-on autrement dans certains poèmes des termes qui
se confrontent aux tempêtes, aux effrois, aux ravages de la vie ?
Comment la voix (off) ou les autres voix,
non assignables à une sonorité particulière ne se hisseraient-elles
pas à la puissance du hurlement, le fauve en soi n’étant jamais loin,
proche du désespoir ?
Je connais un passage guère loin
Du carnage
Une éclaircie où imaginer
Est exister
Depuis la scène
Imaginer dans la rumeur :
Des vies gorgées de souffle
Jusqu’aux épaules
Des vies aux ailes battantes
À
l’âme fiévreuse
Des vies
faites d’art
Les corps en beauté
Totem : Luxe, calme et volupté
Des vies à démasquer
Visage chair
Dans ce qui est vu bondissant
Ainsi une pensée s’obstine
À vous deviner là
Mais que faisaient mes yeux
Quand ils ne vous voyaient pas ?
Entrer en poésie c’est donc être capable de voir les autres. En
affirmant cela, le poète en accord avec Victor Hugo redit à sa façon plus
contournée, l’expression ô insensé
qui crois que je ne suis pas toi ! Il rappelle le lien
indéfectible entre celui qui crée et le public ou les lecteurs à qui cet
acte créateur est dévolu. Le masque théâtral se disloque, l’œuvre vit à nu
sous les lumières de la scène ou de la lampe. Il s’agit d’une adéquation,
qu’elle soit comprise ou non du vivant du poète avec ses contemporains
qu’il tente par ses mots, ses rythmes, son imagination non pas de séduire
mais de provoquer, émouvoir et atteindre.
L’encre diluée, comme homéopathiquement
dosée par quatre fois à travers le recueil en poèmes dits
« blancs » prépare à l’acceptation comme à l’effacement possible
de l’empreinte poétique. Ce sont également quatre épitaphes suggérant le
rapport étroit, orphique, de la poésie et de la mort, le passage de
l’Achéron nervalien n’étant jamais loin quand on plonge en poésie (même et
surtout si le désir de haute poésie ne rend pas arrogant mais modeste) et
c’est dans cette disposition où la
vie m’aide à vivre que le chant d’amour et de mort peut s’ouvrir et
pénétrer les consciences, comme si toute poésie était un mausolée où le
sacré s’allierait au profane.
poème blanc II
FAITES EN SORTE
QUE JE PUISSE VOIR
ICI
UN À UN
MES PAS
EMFREIGNENT LE CHEMIN
MARCHER
TRANSGRESSE
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Voir aussi L’AUTRE
EST TA DEMEURE
décembre
2015, francopolis