LECTURE - CHRONIQUE 

 

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ARCHIVES:  LECTURE CHRONIQUE

 

 

LECTURES -CHRONIQUES


Petites études sur deux recueils publiés aux Editions du Cygne (2016)

 

par Dominique Zinenberg

 

a.  À l’aurore, l’insolence par Sara Bourre

Comment échapper à l’insolence de l’aurore quand, au réveil, on ne peut que constater la disparition toujours au présent de celle qu’on a follement aimée ? Le scandale de la mort est une aurore sanglante, une aurore traversée d’un sang qui gicle en stances lyriques, tantôt en italique, comme la voix restituée de l’autre, de cette Lou qui s’échappe, fougue, fée, sirène, sorcière ou fumerolle, tantôt en caractères droits, mais qu’un secret ravage d’amour, de folie, de déni emporte en une prose frénétique, luxuriante, tempétueuse, grossière, rebelle. Les deux narratrices ou voix ou figures se mêlent comme en une longue étreinte sans fin, une étreinte qui dure du poème 0 au poème 10, un cercle donc , un encerclement dans la douleur, dans le refus, dans la tentative toujours recommencée de faire revivre, comme tel démiurge, la femme morte dont le sang circule dans la rue, dans la ville, dans l’océan, sur les plages, dans le corps insolent de celle qui profère, hurle, maudit, déplore et élève un mausolée de mots qui retarde encore, tant qu’on écrit, l’acceptation de la mort. Je t’écris, te ramasse, te recolle. C’est infini. Tu es immense, partout, je pourrais dire irrécupérable. Dors, Lou. Tu ne crains rien. Je suis désormais la seule à pouvoir te donner la mort. Les autres c’était juste pour rire. Donner la mort, c’est  achever d’écrire, de reconstruire, remodeler, incarner Lou, non pour que la tragédie n’advienne pas, elle est advenue, et À l’aurore, l’insolence est voie de tragédie, voix de tragédienne, mais pour que magiquement les mots qui la recréent ne cessent de la rendre vivante, dans l’avant de l’annonce ou du constat de la mort.

Lire cet hymne de Sara Bourre c’est faire la traversée d’un ravage, c’est se lover dans les transes du deuil, du manque charnel, c’est accepter d’entrer dans ce désespoir, cette dépression de la perte qui est ressassement, chuchotements, radotages, bouleversements du temps, de l’espace, de la perception. Difficile dans ce cas de choisir de citer tel passage plutôt qu’un autre. J’épingle au hasard quelques phrases traduisant l’état de détresse de la poète. Je voudrais vivre dans ta peau comme tu vis dans la mienne. Avec le même désespoir. Ainsi parcourir le monde, ramener tous les pays dans ma bouche, les déposer là, sur ce rocher.

Le poème est vaste, il s’étale comme s’il traversait le temps et des espaces incertains (de glace et de feu, de béton et d’eau). Il fait retour, comme la marée, la nuit, le jour, les menstrues font retour. C’est une pulsation qui est langueur, étirement, recommencement sans fin, une pesanteur de résignée (rarement) de révoltée (souvent), d’égarée. Si je me lève à l’heure où la pensée abdique, si je marche jusqu’à la limite de Lou, jusqu’au vertige, je ne peux que craindre l’expression du dernier visage croisé sur la route.

Serait-ce la voix secrète de Lou qui revient dans l’italique de l’absence ? La voix insolente de Lou qui jouit de la vie, qui croque la vie, qui provoque comme si elle possédait l’immortalité, elle la morte sans retour ?

J’aime me mettre du rouge à lèvres sur les paupières. Ca fait peur aux vautours.

J’aime remonter ma jupe et me balader sans petite culotte, sans soutien- gorge, sans chaussures aussi parfois, quand la nuit est très chaude et que je suis très triste.

J’aime rire quand rien n’est drôle.

J’aime ne rien comprendre du monde autour.

Je ne vois rien d’autre que cette putain d’image de moi devant moi.

Et je dis oui à la nuit qui s’ouvre sous mon corps.

Danse, petite conne. Danse avant que l’aube ne t’attrape.

Bouge ton petit cul de petite garce à travers la ville immense.

Aiguise tes poignards.

Le monde jouit de toi.

Viens.

Viens jusqu’à moi.

Viens planter ta chair dans ma chair.

 

Au leitmotiv du sang qui circule à travers tout le texte, fait pendant celui des chiens qui errent nuit et jour et suivent, accompagnent, flairent et frôlent les deux femmes confondues. Ils sont une image de Cerbère, ils sont une image de la fidélité. Ils sont une image du cynisme. Quelque chose, effectivement, a été dévoré dans cette chienne de vie où l’on ne peut que faire semblant de prendre la lune pour le soleil. Il ne reste plus pour survivre que le cri du lyrisme cru qui fait retour pour défier en vain l’insupportable absence.

 

b. Venise, notre reflet par Denise Borias

Voici qu’à la liste déjà importante des guides de voyage pour Venise, il faut recommander d’emporter dans ses bagages, que l’on découvre ou que l’on retourne à Venise, ce recueil de proses poétiques que nous offre Denise Borias avec son Venise, notre reflet. Le titre inclut notre présence, nous invite à cette balade dans Venise en hiver, dans ses abîmes magiques, ses labyrinthes, détours, dédales, courbes et chatoiements infinis. Le guide est précis, la balade est élégante, fine, érudite et pourtant sans pédanterie et que l’on soit allé ou non dans cette ville mythique, nous reconnaissons les noms des rues, des places, des églises, des artistes sans que la vie vénitienne à la fois d’aujourd’hui et de toujours soit oubliée. Le souffle vivant de Venise avec son linge aux fenêtres, ses chats « de velours », ses passants, enfants, ruelles sans prestige rend ce voyage dans Venise très intime et permet de nous entraîner dans le reflet de la fascination de la poète.

Au fur et à mesure de la lecture, l’écriture se fait plus vibrante, livrant avec une passion plus concrète l’amour de l’auteur pour la ville.

N’est-ce-pas le désir profond de Venise, de son architecture ouverte, aérée, à peine tangible, qui compose si bien avec la lumière et l’intègre à son œuvre ? Venise elle-même est une coupe géante qui métamorphose la terre opaque en cristal presqu’immatériel. Personnages, animaux, objets de verre, sont les témoins évanescents du grand rêve vénitien de refaire le monde en une matière subtile, poreuse, qui laisse passer en elle les éléments, le grand souffle universel, ce frôlement étoilé.

Ce qui séduit dans cette visite extrêmement détaillée, c’est qu’elle ne cherche pas à éviter ce que l’on sait déjà sur Venise. On veut, il nous faut ces noms propres, ces places connues, les pigeons, le marbre, les arcs et les gondoles. On veut et l’on a les ponts, les ruelles, tous les arts (y compris la musique). On veut et l’on a les verres de Murano, le travail du verre, la lagune et la grâce du carnaval. Leur absence eût été une faute. Il fallait cette rêverie infinie sur la transparence, l’illusion baroque, le raffinement des églises, des ponts, des lumières, la volupté des pierres pour que le lecteur voie et goûte au charme inaltérable de cette ville sortilège. Venise est un chant, et son plus beau langage, la musique, naît des jeux du ciel et de l’eau, de l’accord des éléments sur les pierres, de l’harmonie entre l’homme et la ville qu’il a créée…

Métamorphoses, reflets, transparence, porosité, précarité de Venise qui plus que tout autre semble miracle fragile qui se diluerait comme un rêve, elle se fait fantasque et fantasme pour chacun de nous et son carnaval, comme le dit si bien Denise Borias en est son reflet le plus accompli. Mais le carnaval n’est-il pas l’esprit même de Venise, inscrit déjà dans son architecture d’arcs en courbes modifiée par les heures, par les variations de la lumière au rythme des canaux ?

Dans ce décor de métamorphose, chacun vit son personnage, sa folie, sa liberté. Un domino, une libellule traversent la rue …

[…] La Place devient cette grappe énorme qui ondoie en cadence, avec la mer si proche et la musique secrète de chacun. Vêtus selon le rêve, fantômes, apparitions, ils arrachent au brouillard leurs capes de papillon, leur visage pailleté … Venus d’une autre planète, ils peuplent Venise de ses vrais habitants ; leurs costumes trouent l’espace et les âges, comme ces trésors que les navigateurs rapportaient jadis de si loin.

Aller à Venise c’est traverser les apparences ou s’y noyer. C’est aller bien loin, dans un ailleurs qui confronte sans cesse la beauté et le rêve (l’inconscient) à ce qui fuit et risque sans cesse de disparaître.

Camée précieux au cou de la lagune, qui lui offre le velours très doux de sa peau, l’église Saint Georges émerge, précise, sereine sur le chaos des vagues qui l’exalte…

    

 

Deux recueils aux éditions du Cygne
lecture par
Dominique Zinenberg

mai 2017

Créé le 1 mars 2002

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