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En toute impunité, de Jacqueline Harpman, 2005, chez
Grasset




Jacqueline Harpman est une digne dame de la littérature belge. Née en 1929 à Etterbeek, elle publie par intermittence depuis 50 ans et écrit certainement depuis bien plus longtemps. Comme ces confrères et compatriotes Henri Bauchau et François Emmanuel elle a la particularité d’exercer en parallèle la profession de psychothérapeute. Est-ce cela qui confère à ses romans une si juste analyse des rives et dérives de l’âme humaine ? En tout cas, la fantaisie et une certaine provocation ne désertent pas le rythme enlevé de ses textes.

Cette fois, l’intrigue ne se mêle d’aucun fantastique, d’aucune irréalité, pas de femme changée en homme (Orlanda), pas d'êtres éternels suivant d'un oeil intéressé nos vies brèves (le passage des éphémères), .... Sinon cette atmosphère évoquant de manière persistante un film de Chabrol. On ne peut à priori faire plus terre à terre car l’héroïne principale en est une maison. Pas n’importe laquelle, une maison parfaite même dans sa déchéance, une demeure noble par essence et qui même dépouillée jusqu’à l’os envoûte et séduit ses propriétaires exclusivement féminines au-delà de toute raison. Six femmes vivent dans l’unique but de la faire survivre, de la sauver de la ruine. Six femmes sur trois générations, qui lui consacrent tout depuis toujours, qui se donnent chacune à sa manière pour sa gloire presque éteinte.


La demeure se meurt, les femmes s’étiolent et un témoin, le narrateur, architecte hébergé brièvement arrive juste au moment où la passion sacrificielle bascule dans l’intrigue calculée.

Le récit
du narrateur commence comme une exploration sociologique tour à tour étonnée, amusée, naïve puis enchantée dans cette famille hors du commun. Le verbe est vif mais strictement châtié, la complicité immanente, les scènes quotidiennes et pourtant extraordinaires d’une tribut familiale à la morale opportune boosté à l’énergie du désespoir. Autarcique, célibataire mais féconde, économe et inventive, fière mais sans scrupule, la famille La Diguière impose sa règle comme une évidence et pousse chacun de ses membres à œuvrer pour la Passion commune. Ainsi l’aînée, Madame La Diguière cherchera-t-elle l’ultime solution à leur indigence dans un mariage d’argent sous les conseils cyniques mais désarmants de ses filles et petites filles.

Car il faut tout faire pour que la maison survive à l’hiver, réparer le toit est un minimum mais la somme, pour refaire à l’identique, demande de trouver d’autres revenus. On se laisse prendre, comme le témoin de ces scènes, au jeu spontané et impudique. Choqués, puis pardonnant, séduit par la franchise des moyens qui justifient une fin presque honorable. Mais le récit évolue, un second volet s’ouvre et le nœud se resserre, les consciences s’opacifient, la manière devient plus sournoise et la frontière entre le désir et l’acte se franchit sans état d’âme, en toute impunité.

Humour, de plus en plus noir, légèreté grave et gravité des petits riens, le détail et la rigueur dans l’écriture subjective du narrateur nous entraînent, insatiables, à évorer l’histoire. Narrateur qui, poussé par sa curiosité, deviendra détenteur d’une vérité étouffante, dont les ombres malsaines viennent nous hanter longtemps après avoir refermé le livre.

Jacqueline Harpman semble approfondir dans ce roman une piste annexe lancée dans son précédent texte, « Le passage des éphémères » : le sentiment fou amoureux envers une maison. La personnalité de la demeure, cette force presque incarnée qu’elle a de nous faire nous dépasser, nous sublimer pour être à son service. Et c’est peut-être dans ce sulfureux matérialisme esthétique que le roman exhale sa plus grande immoralité.

 

avril 2005, Florence Noël

 

Créé le 1 mars 2002

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