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Manuel Antonio Pina, un "Pessoa Oriental"

 

L’article Un aller pour les oraisons tardives à l’occasion du 70e anniversaire de la mort de Fernando Pessoa que Teri Alves a écrit lors de la précédente édition de Francopolis, m’a donné envie de vous présenter un autre poète portugais : Manuel Antonio Pina. Le choix n’est pas anodin. Je me suis rappelée que dans la préface de Quelque chose comme ça de la même substance », Eduardo Prado Coelho le qualifie de « Pessoa oriental » et encore « un Pessoa qui est entré dans le monde d’Alice, et aime y jouer comme le chat, avec sa pelote de paroles ». Pour avoir lu le Gardeur de Troupeau de Pessoa et les poésies de son hétéronyme Alvaro de Campos, j’ai trouvé quelques similitudes, certes, même si je pense que Manuel Antonio Pina a son style propre et une recherche du langage poétique qui se démarque quelque peu de Pessoa. Peut être que je ne souhaite pas me laisser influencer par Eduardo Prado Coelho qui soutient que Pina est un de ces « auteurs contemporains qui réécrivent le plus Pessoa ». Au premier abord, les deux poètes n’ont pas les mêmes stratagèmes. Pessoa utilise la nature pour faire parler le poète. Pina parle directement au nom du poète. Pessoa utilise des hétéronymes. Pina le chat.

« Est-ce que le chat me regarde
ou regarde mon regard qui le regarde ? »


Avocat et journaliste, Manuel Antonio Pina est né à Porto, en 1943. A travers ses poèmes, il est toujours à la recherche de ce que pourrait être le bonheur, à la recherche de l’autre, du soi dans le soi. Dans Quelque chose comme ça de la même substance, anthologie de poèmes écrits entre 1974 et 1999, une certaine unité de l’écriture se caractérise. Ce sont toujours les mêmes questions, les mêmes réflexions énigmatiques qui se posent, se répètent au cours de ces 25 ans d’écriture : la recherche de l’identité personnelle « Mais où suis-je, et qui ? », l’enfance perdue, les souvenirs, la peur de la mort. A chaque poème, il se sert de la complexité de ces sujets, de leur interchangeabilité. Il construit un jeu du langage à caractère philosophique. Il s’amuse à multiplier ses angles d’approche et de compréhension. Il fait preuve de créativité en déroutant le lecteur par des processus d’aller retour au sein de la langue. Il écrit par exemple qu’il est, puis qui il n’est pas, que c’est connu puis inconnu, qu’il se tait puis qu’il est bavard, que c’est possible mais aussi impossible. Un éternel va et vient entre l’absence et le retour, l’intérieur et l’extérieur, la vie et la mort, l’existence et la non-existence. Il parvient ainsi à semer un doute chez le lecteur, notamment au niveau de la question de l’identité individuelle. Dans ces poèmes, il y a toujours une part de positivité, d’espérance. Même si « la mort et la vie meurent », « tout en moi est en quelqu’un ».

 

« je me tais quand j’écris
ainsi les mots parlent plus haut et plus bas
rien dans le poème n’est impossible et tout est possible […]

c’est pourquoi je me tais (et comment me tairais-je ?)
Cela dit, personne n’est aussi bavard que moi […]

Pessoa également utilise ce procédé de va et vient

 

« Le Tage est plus beau que la rivière qui traverse mon village,
mais le Tage n’est pas plus beau que la rivière qui traverse mon village,
parce que le Tage n’est pas la rivière qui traverse mon village »


La substance ? Quoi que l’on fasse, quoi que l’on dise, tout revient à la substance, à la mémoire. Pina n’est pas de ces poètes qui subliment la nature, les minéraux. Pina nous parle de l’homme, l’humain et de ce qui se passe dedans et en dehors de l’homme. Dans sa poésie résonnent l’interrogation, la quête de soi, l’incertitude, le problème de distinction entre le Toi et Le moi, entre l’intérieur et l’extérieur, entre le connu et l’inconnu, entre le silence et la parole, entre la vie et la mort. Il a ajouté également une pointe de philosophie en évoquant Hegel, Mao et Wittgenstein.


La question de l’identité est présente et obsessionnelle chez Manuel Antonio Pina. C’est souvent sous la forme de l’interrogation qu’elle s’impose mais aussi par le jeu des mots entre eux, un peu comme l’aurait dit Descartes mais d’une autre manière que je déforme volontairement « je suis et je ne suis pas » et la confusion entre le je, tu, il, nous. Manuel Antonio Pina donne vite l’impression de vouloir faire part d’une certaine ambigüité de l’être.

 


« quelque chose hors de moi
est cachée dedans moi
comme un cœur extérieur »

« entends-tu mes pas dans l’escalier ?
lorsque je frapperai à ta porte
nous ne me reconnaîtrons pas.) »

« et pourtant quelqu’un parle alors que je fuis,
Et moi, je parle de ce qui, en moi, s’enfuit. »

« c’est quelque chose en toi
qui cherche quelque chose en toi
dans le labyrinthe de mes pensées. »

«Si tu me regardes c’est moi qui me contemple »

« Je suis peut-être celui qui me manque »

On retrouve ces interrogations chez Pessoa, dans Le gardeur de troupeaux aux éditions Gallimard

 

« Le mystère des choses, où donc est-il ?
Où donc est-il, qu’il n’apparaisse point
pour nous montrer à tout le moins qu’il est mystère ?
Qu’en sait le fleuve et qu’en sait l’arbre ?
Et moi, qui ne suis pas plus qu’eux, qu’en sais-je ? »

Le poète a comme une incapacité à exprimer ce qu’il ressent au plus profond de lui, à expliquer la raison pour laquelle il ne se reconnaît pas, pourquoi « je » est un inconnu, un autre. Alors il tourne et retourne sa langue pour parvenir à dévoiler des éléments d’explications sans toutefois y répondre vraiment. C’est toujours aux questions Est-ce que j’existe vraiment ? Qui suis-je ? Suis-je depuis que je ne suis plus enfant, que Manuel Antonio Pina tente de donner réponse. Mais…

 

« les paroles ne parviennent pas
à m’emmener là où, hors
de l’enfance, il y a quelque chose :
ceci qui veut parler »

Avec ces quelques mots, on commence à deviner que la question de l’identité de l’individu est étroitement liée à la question de la « mort de l’enfance »,

 

« La lumière corrompue de l’enfance
éclaire le visage d’un inconnu
éclaire mon visage »

« au petit espace vulnérable entre
toute ma vie et toute ma mort »

« ne réveille pas l’enfance mortelle,
fuis ce que tu sais, car tu ne le sais pas. »

On se demande même si l’enfant ne serait pas la personne à laquelle s’adresse le poète lorsqu’il utilise le pronom « tu »

 

« Est-ce que deux personnes auraient pu
vivre ta vie et la mienne, mourir de ta mort et de la mienne ? »


La mort, la peur de la mort est très présente chez Manuel Antonio Pina.

 

« Je me cache pour mourir. Nulle logique n’est plus mortelle
que cette stupide perversion, cette mort »


Mais, la mort telle que la décrit Manuel Antonio Pina est souvent liée à la perte de l’enfance

 

« (adieu paroles, rêves de beauté,
montagnes désolées de l’enfance
d’où l’on voyait tout : la joie
et l’aveuglement de ce que l’on ne voyait pas ;)
vois-tu à présent ce que je vois, mon ombre
qui marche à tes côtés dans un temps dépourvu de sens,
lorsque je n’étais pas mort ? »

« Le corps dort, dedans
le cœur et le temps,
défiguré et sanglant
comme une naissance »

Il y a aussi cette façon de porter à la dérision la religion.

 

« Prenez, ceci est mon corps :
des formes et des symboles.

Hors de moi, mon royaume
Se démembre dedans moi »

« Moi aussi j’ai dîné avec les douze lors de cette cène
où ils burent et mangèrent la treizième. »

Nous retrouvons cet aspect aussi chez Pessoa qui déclare aussi « Seule la nature est divine, et elle n’est pas divine… »

 

"J’ai vu Jésus-Christ descendre sur la terre,
par le versant d’une montagne
et redevenu enfant.
Il courait et se roulait dans l’herbe,
il arrachait des fleurs pour les éparpiller
et son rire éclatait à tous les échos."
Fernando Pessoa, dans Le gardeur de troupeaux, éditions Gallimard, page 51

Toutefois, l’œuvre de Manuel Antonio Pina s’étale sur une trentaine d’années, et donc essayer d’en montrer l’unité comme je viens de le faire ici, n’est pas forcément parole d’évangile. On pressent toutefois dans cette anthologie que c’est la vie du poète qui se déroule sous nos yeux, avec ses souvenirs, l’amour et la mort.

 

Bibliographie


— Premier recueil, Ainda nao é o fim nem o princípio do mundo calma é apenas um poco tarde, 1974

— Quelque chose comme ça de la même substance. Anthologie poétique, traduit du portugais par Isabel Violante, préface de Eduardo Prado Coelho. [Bordeaux], Éditions L’Escampette, 2002, 128 pages, 15.20 €

ANTHOLOGIES / REVUES :

Poèmes dans Vingt-et-un poètes pour un vingtième siècle portugais, L’Escampette, 1994 ;
Jointure n°62, 1999 ;
Poésie 2000 n°81, 2000 ;
Saveur de Porto, L’Escampette, 2003 ;
Anthologie de la poésie portugaise contemporaine, Gallimard, 2003.

FILMOGRAPHIE

Se a memória existe (Portugal, 1999, c.m.), réal João Botelho, d’après Manuel António Pina.

Sur internet

http://atheles.org/lescampette/domaineportugais/quelquechosecommecadelamemesubstance/
http://www.humanite.presse.fr/journal/2005-10-13/2005-10-13-815909
http://www.nonio.uminho.pt/net_frances/auteurs/man_ant_pina/biografia.htm

 


Par Cécile Guivarch
pour francopolis
Janvier 2006

 

Créé le 1 mars 2002

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