Ou les mots cessent de faire la tête et revêtent un visage. |
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GUEULE
DE MOTS
Cette
rubrique reprend un second souffle en 2014 pour laisser LIBRE PAROLE À
UN AUTEUR... Libre de s'exprimer, de parler de lui, de son inspiration, de
ses goûts littéraires, de son attachement à la poésie, de sa façon d'écrire,
d'aborder les maisons d'éditions, de dessiner son avenir, nous parler de sa
vie parallèle à l'écriture, ou tout simplement de gueuler en paroles...
etc. Mai-juin
2023 Libre
parole à Claude Luezior : « Hagards, prisonniers
de nos rêves… » Textes extraits du
recueil Au démêloir des heures (éditions Librairie-Galerie
Racine, avril 2023) Couverture par
Diana Rachmuth, architecte et artiste-peintre (*) |
LiminaireHagards,
prisonniers de nos rêves, ne connaissons-nous tous, quelque part,
l'expérience transitoire de la folie ? Angoisse
et jubilation oniriques au carnaval de l'insensé où halète une part animale,
où se disloquent les déséquilibres du réel, où processionnent les bacchanales
de la transgression et se rebiffent nos chaînes. Sans
entrave, la nuit joue une fois pour toutes son fou du roi sur le damier de
songes déliés de toutes contraintes. S'affolent chamans et pantomimes,
sorciers et gueux dans le chaudron du cauchemar. Fureur
au démêloir du jour : convoquer l'insolence, survivre dans le sillon fertile
de l'imaginaire. Ivresse au matin de la lumière. La mouvance du poète est-elle de mettre des mots sur l'indicible, de tailler avec le burin de son verbe un magma en jachère ? (p. 7) Sonne l'heurejamais impasse n'a-t-elle eu telle surface jamais tel silence et ses murmures jamais * tout devant moi une arche mutilée par les siècles un remblai où s'achève le pavé vain stratagème peut-être trou noir aux encoignures d'enfer où semble s'engouffrer le suaire de trop impurs malentendus jamais murène n'a-t-elle eu telle caverne jamais tel piège et ses morsures jamais * marcher tout au-devant d'un pas lourd que pétrifie la gangue verglacée de l'absence la venelle sans effluve ni prunelle et même sans filous s'effiloche d'inutile jamais malfaisance n'a-t-elle eu tel délire jamais tel ogre et son haleine jamais * perdre l'heure quand l'horloge vous est comptée avoir perdu repères et girouettes dans le magma d'une éternité lorsqu'un avant ou un arrière ne comptent guère plus qu'un surplace dès lors qu'on attend un geste précaire pour vous sauver (pp. 16-18) Sacrificerappelle-toi ce soleil hier soir ce soleil décapité par la guillotine d'un horizon sanglant seul sur la mâchoire des montagnes en peuple noir assemblées seul entravé par les cagoules de nuages boursouflés hurlaient par centaines des démons dans le vent juste un bonnet de travers et leurs ombres ultimes pour lécher le supplice rappelle-toi ce matin-là, pourtant les écailles de l'abondance étaient nées dans l'eau vive où scintillait la source par éclats irisés en poignées de diamants les rayons familiers dispersés sur terre par un invisible geste fécondaient le sillon d'heureuses semailles * rappelle-toi l'orage s'est amassé et ses obscurs prémices ont battu le tambour de grondements hideux partout l'on a vu se hérisser les éclairs des révoltes acérées de partout surgirent la sentence ivre et les bourreaux en armes et la haine et le cri * rappelle-toi en cette nuit sans teint et qui sécrète ses mensonges rappelle-toi ce soleil au Golgotha des ombres et son front de lumière que nous avons crucifié (pp. 37-39) La
poésie est-elle oracle ou plain-chant de grands-prêtres, druides ou chamans ?
Leur parole cryptée, si vulnérable, serait-elle délivrance d'un état second
que nous portons tous en nous ? Porteurs
d'inachevé, en rupture avec leurs semblables, les poètes sont-ils ces êtres
désignés qui tentent désespérément de traduire une langue rescapée du bannissement
et que nous aurions héritée d'un inconscient originel ? (p. 52) Suffit !que basculent paniques et phobies que l'on attache les malédictions
qu'on ligote nos affres d'arrière-nuit pour voir au-delà des somnolences et de la gangue au-delà de ces planètes qui vomissent leurs cratères voir enfin l'arc-en-ciel qui se chamaille avec l'ondée le caléidoscope des étamines sous le vent la conquête pour teintes vernissées la transhumance et le pinceau du magicien la couleur qui pulvérise ses espoirs les petits riens qui butinent leur amour pour voir ce qu'ils disent au-delà des indifférences afin que j'écarte l'encyclopédie des ruses et les soupçons aux dunes de l'obscur que l'on accueille l'indispensable que l'on aiguise la lumière que l'on scande enfin un soleil rebelle (pp. 61-63) Fiat luxlutte otage contre geôlier jour contre nuit face à face primal contre l'obscure tyrannie lutte du geste amoureux perspective contre à-plats polyphonie contre cadence combat de la couleur dans la grisaille la nuit a perdu des eaux à jamais déchirées se contractent les coteaux sur les draps froissés de l'horizon on accouche à l'échancrure de fluides réinventés lutte indécise entre les chairs des collines douloureux passage de la filière initiale lutte cri rouge sang l'être déplie ses volumes là-bas une vallée encore bleutée pudiquement ferme ses hanches et danse la lumière (pp. 72-73) Devant
moi la poésie s’est dévêtue : elle
était femme jusqu’au
bout des mots. (pp. 77) Ce
fut le jour d'après le grand silence : un
jour d'apothéose, peut-être.
(p. 86)
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(*) « En proie aux soleils rebelles de l'inconscient, le poète se trouve hanté d'irrévérences en attendant le rire de l'aube, et doit lutter contre l'obscure tyrannie d'une raison cryptée. Dans l'attente d'une jouvence nouvelle et des noirceurs vaincues, voici les délires d'un carnaval onirique où les interdits sont moqués. La part animale conjuguée à la part des étoiles, on délaisse la cravate pour la Voie lactée, on se soumet aux ivresses maléfiques, on vogue vers un au-delà en des songes transitoires. » Alain Breton Quatrième de couverture du live (extrait) … un voyage en terrain
connu, celui de la somnolence avec ses pics de profundis et ses arrêts sur
image lorsque surgit tantôt une cohorte mortifère, tantôt une vision
angélique. Jeanne Champel-Grenier sur le site "Les belles phrases" d'Eric Allard, mai 2023 « Et si Luezior
s’abandonne à ce « trou noir/ aux encoignures/ d’enfer » et se laisse parfois
emporter par les « meutes carnassières/ des cauchemars inassouvis », il ne
fait pas naufrage pour autant. Après tout, Orphée n’a-t-il pas réussi à traverser
les épreuves de l’Enfer et à en ressortir indemne, quitte à se retrouver veuf
à jamais de la bien-aimée ? Car le pouvoir de la poésie
est là, toujours, lueur phosphorescente dans la nuit de l’être… » Note de lecture de François Folscheid Sur : https://claudeluezior.weebly.com/poegravemes.html Claude Luezior, poète suisse bien connu de nos lecteurs (voir ses contributions et les notes de lecture qui lui sont dédiées à la rubrique Vue de francophonie), nous fait rentrer, avec ce recueil écrit sur le fil de rasoir entre espoir et désespoir, dans l’intimité d’un vécu aux confins de l’être, soumis à des tensions extrêmes et en proie à des états seconds – quand Sonne l’heure – où inconscient et conscient se côtoient et se partagent les contenus : une fusion autant chaotique que libératrice. Et si néanmoins ce tohu-bohu avait un sens, si cette expérience ultime, quasi-létale, des limites éclatées était celle d’une (probable) re-naissance de l’esprit, sinon d’une (possible) re-création du monde ? Un nouveau Fiat Lux – « un jour d'apothéose, / peut-être » – au prix d’un Sacrifice qui jette un Suffit ! résolu aux « mensonges », aux « indifférences » et aux « dunes de l’obscur » – pour « voir enfin l’arc-en-ciel », pour « que l'on accueille / l'indispensable / que l'on aiguise / la lumière / que l'on scande enfin / un soleil rebelle »… Un recueil qui vous nourrit et vous regénère : rendons grâce au Poète – car ce recueil, dont j’ai choisi quatre poèmes en guise de fil rouge suivant ma propre lecture, est aussi une confession sur la Poésie : les passages en italiques parsemés entre les poèmes dans le « démêloir » du livre, dont j’ai reproduit quelques-uns, conduisent l’esprit du lecteur tel un fil d’Ariane. (D.S.) |
Claude Luezior Francopolis mai-juin 2023 Recherche : Dana
Shishmanian
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Créé le 1 mars 2002