III.
Mnémé (la mémoire)
1
Un
art de vivre ?
Peut-être, cette poussière de
petits riens,
glanés au coin des rues, certains dégustés
jusqu’à la moelle, ordonnés tant
bien que mal en un chemin d’étoiles
Le temps, au moins, du passage
Lieux privilégiés où
la ferveur humaine
féconde ses joyaux
Ils se traversent dans le ravissement
D’où cette sensation de manque
lorsqu’à
regret on les quitte
Par quels obscurs sentiers de mémoire
des impressions enfouies reviennent-elles soudain à
l’émergence des mots ?
Quelle chape a bien pu les comprimer si
longtemps ?
Quoi donc les libère maintenant ?
Que restera-t-il de ces cinquante livres de
poèmes, deux mille pages, cinqante mille lignes et vers, plus,
quand leur
auteur ne sera plus ?
Mais que reste-t-il du pain doré du
boulanger, une fois consommé ?
Peut-être, dans l’air, un soupçon
de
légèreté neuve ou l’obsédante trace d’un
panache odorant
Églises romanes en Poitou, petits galets
de
foi semés par l’exaltation chrétienne en route pour
Compostelle ou les Croisades,
ultime rempart contre les vagues infidèles venues du Sud
Il entend encore sa mère crier lorsque,
en
un fracas assourdissant, la foudre s’abattit sur un peuplier tout
proche, à
l’instant même où il ouvrait la porte
d’entrée ; il avait sept ans
Depuis, il a peur de l’orage ; trauma,
refus du paroxysme, résurgence d’amour filial à
travers l’invincible
foudre ?
L’unique orange des
noëls d’après-guerre

La
profusion de fruits exotiques, plus tard, entre les Tropiques, ne fut
pas plus idyllique
Saint-Pierre d’Aulnay, Notre-Dame de Celles-sur-Belle,
Saint-Nicolas de Meillezais, Saint-Hilaire de Melle,
Notre-Dame-la-Grande de Poitiers, l’Abbaye aux Dames de Saintes,
Notre-Dame de Surgères
Et toujours la même sobriété, ici
l’humble condition de pécheur au service solennel de la foi,
comme partout ailleurs
L’art roman fêtera bientôt mille ans d’Europe
Puissions-nous convoquer aujourd’hui semblable ferveur !
Mais vers quel horizon oublié, renouvelé ?
L’universelle fraternité ?
Le patrimoine culinaire de son enfance, ses cinq piliers
du goût :
-la flamiche, tourte aux poireaux venue du nord sous l’exode du
père
-les tomates farcies et leur opercule de chapelure : il aidait beaucoup
-le pot-au-feu, la moelle de l’os religieusement étalée
sur le pain
-les juteuses tartes aux fruits de saison : il goûtait du doigt
-le fameux « quatre heures » : tartines de crème de
lait entier en direct
des vaches de la ferme, le régal des retours d’école
En Russie, chaque église en cache plusieurs autres
; tournant après carrefour, leur symphonie florale
entraîne l’œil dans des débauches de dévotions
colorées
Nombre d’entre nous, garçons d’origine souvent
modeste, étions enfants de chœur
Le surplis officialisait l’apprentissage du latin et du
chant choral, la découverte de la Bible et des missions
d’Afrique, la réflexion spirituelle et l’engagement associatif
Heureux d’avoir reçu, de tout cela, en temps utile,
la juste part
Juchés sur leurs hauts cubes de prière,
coupoles et bulbes bleu étoilé (dédiés
à Marie), or (la gloire de Dieu), rouges (Christ), verts
(Saint-Esprit, Sainte Trinité), gris (saints, prophètes)
ou multicolores (Saint-Basile, sur la Place Rouge), toujours
différents en nombre et taille et répartition, reflets
des joutes de la beauté en terre orthodoxe
C’est l’aîné qui allait chercher le lait, le
bidon de trois litres à la main
En récompense, il avait le droit de lécher
la casserole, une fois le lait bouilli et la crème
précautionneusement transférée dans son bol
L’icône, croisement – unique – de l’art et de la foi
: la Sainte Face de Rostov, la Vierge de Vladimir - ou Vierge de
tendresse – émeuvent les visiteurs, siècle après
siècle
Rencontrer une fois au moins leur intense regard !
On baisse les yeux devant tant de limpidité puis on
implore, les yeux dans les yeux, leur immense compassion. Parfois, des
larmes coulent
Ce qui nous fut incrusté dans l’enfance nous
modèle à jamais
Essuie ton assiette, avait coutume de dire la mère
à son fils, injonction née du rationnement de nourriture,
vite devenue inutile
Comme le chien marque son territoire, l’ado, en nous,
délimite le sien, aisément reconnaissable à la
chaîne des tubes rock and roll :
Beatles, Pink Floyd, Velvet underground, The who, Jimmy
Harrison, Simon and Garfunkel, Joan Baez, Bob Dylan, Leonard Cohen…
Depuis, il y a au moins une assiette impeccable à
la fin du repas
Avec l’âge, la mémoire s’effiloche mais ces
chanteurs s’enclenchent dans la tête comme sur un juke-box,
gravés, indélébiles
Même en plein brouillard, leurs musiques
ressurgissent par bribes
On lui apprit qu’on ne doit pas sucer son couteau avec sa
langue, parce qu’on peut se couper, parce que ça ne se fait pas
Et lui, il l’a toujours vu faire par les ouvriers proches
de son père
Angkor, capitale du royaume khmer, exceptionnelle
concentration de temples, de palais
Toutes les cathédrales de France assemblées
en un carré de vingt kilomètres de côté,
suggérait André Malraux qui succomba d’ailleurs à
la tentation
L’épreuve du temps, la présence de la
forêt, la pression des immenses fromagers, le patient travail des
archéologues sur chaque pierre sculptée… renforcent
l’inoubliable impression
Besoin de couper le cordon des travaux et des heures, de
s’isoler dans l’île, d’élire le rire des mouettes pour
unique compagnon
Et ces kilomètres de fresques taillées dans
la pierre, immense bas-relief sculptant le Mahâbhârata et
le Râmâyana sur les quatre faces du palais. Ici et
là, des doigts fervents ont poli la pierre
Un très haut lieu sacré du monde
Huit siècles plus tard, pourtant, Pol Pot, l’enfer
khmer rouge…
Difficile de s’abstraire des affres de l’époque, si
complexe et meurtrière, bouillonnante et égoïste,
aventurière et consumériste
À peine un timide rayon s’est-il installé
que l’angoisse sourd, qu’un gouffre se creuse, parfois vite
refermé, jamais comblé
Cette sensation d’artifice qui saisit le voyageur à
son retour dans les cités modernes :
Sur son seuil, sans ostentation, le menuisier de
l’île Kiji (Carélie, Russie nord-ouest) taillait, un
à un, des aisseaux de tremble pour restaurer la toiture de la
célèbre église aux vingt-deux bulbes
argentés
Il accusait son contradicteur d’angélisme, lui, ce
bloc épais de raideur militaire
Ces deux là ne s’entendraient jamais
Gestes précautionneux, élégants,
gestes simples, traditionnels, par lesquels cet orfèvre des
toitures s’accordait aux rythmes naturels, à la beauté
des lieux, au chœur confiant, bien que menacé, des habitants
Vingt-quatre mois déjà ! Les Syriens, leurs
enfants, tombent comme des mouches sous les bombes, la torture : plus
de soixante mille morts
Chaque vie, infiniment précieuse… Pourtant le
massacre continue
Cités verre et acier. Technologie et profit
balaient la saveur du geste, nient le talent des mains,
gangrènent la palette des savoir-faire
Comment faire comme si de rien n’était, quand la
fureur de l’hécatombe hante l’esprit, de l’aube au sommeil ?
Devant le mur le mieux tagué du port, une brochette
de petites vieilles et petits vieux devisent à l’ancienne, de
tout, de rien
Ils furent jeunes en leur temps, ceux-ci s’en souviennent
Le sens de l’existence nous taraude, la mort fait peur
En fait, ce n’est pas la mort qui fait peur, cette fin si
naturelle
C’est savoir qu’on ne règle à l’avance ni
les circonstances de sa mort ni celles de ses proches : type,
degré, durée des souffrances
Ces vieux réveillent le souvenir de soirées
comblées à Metsovo, Monemvasia, Kritsa… partout en
Grèce, de l’Épire au Péloponnèse et dans
les îles, dès que s’offrent une place publique, une
fontaine, un banc, un platane et, portées par les souffles
tiédis et les voix rauques du soir, la plainte d’une clarinette,
la fièvre du bouzouki
Un nénuphar jaune éclate de bonheur dans le
bassin, devant la rotonde de granit poli et sa couronne de verdure
Au sortir de la chaudière de pleurs, tous
assemblés autour du corps poudreux, il fait signe
Même la vie d’une fleur est précieuse,
infiniment
Dispersion ? Non, nouaison
Jardin du Souvenir : G. tes cendres désormais
ensemencent nos vies
La mort, c’est aussi la peur de perdre tout ce que l’on
possède
Retrouver la terre, la frugalité saine, les gestes
de partage
Économiser l’eau ; puiser l’eau à la
fontaine commune, échanger quelques mots ; faire la
vaisselle au point vaisselle, échanger quelques mots ; faire sa
toilette au point toilette, échanger quelques mots
La montagne s’y retrouve : plus proprette, plus active,
plus attr’active pour ses filles et ses fils après les vagues de
dépeuplement
Économiser le feu au barbecue commun,
mélanger les fumets, comparer les viandes, les modes de cuisson,
échanger quelques mots
Être, le temps de l’été, plus
respectueux de la nature, moins dispendieux de ses bienfaits, partant
plus fraternels
Difficile d’évoquer une aria de
Jean-Sébastien Bach, un concerto de Wolfgang Amadeus Mozart, une
sonate de Ludwig van Beethoven
On n’évoque pas la musique, elle transperce,
transporte, transfigure
Les mots restent en deçà, font de la
figuration, au mieux de l’imitation
La nuit tombe plus vite, plus fraîche, en montagne ;
on s’y couche plus tôt pour s’y lever plus tôt en
prévision des travaux rustiques, des longues marches toniques
Écrans délaissés, la dictature de la
pensée unique n’aigrit plus la nuit
À bonne distance des villes, la
féérie étoilée opère mieux
La musique
– chacun arpente ses espaces comme il l’entend : l’essence de la
beauté, le parfum de l’âme, le règne de
l’intemporel
Il suffit de congédier les mots, d’ouvrir les
vannes du silence, aussitôt comblé, de laisser couler la
mélodie, aussitôt reine
Hauts mamelons en profusion et leur toison compacte :
châtaigniers prolifiques, sombres escadrons
d’épicéas, escouades de sapins, acacias sensitifs, maquis
de chênes verts
Et, inoubliablement dispersés au milieu
d’eux, tous ces cimetières à carcasses blêmes de
châtaigniers morts
Un lacis de sentiers irriguait jadis la
châtaigneraie, tant de murets pour témoigner…
quelques-uns, souvent parsemés de ruines, que raniment les
amoureux du coin et quelques randonneurs
Jean-Sébastien Bach : la base de la musique, de
Dieu le Père, côtoyé chaque dimanche, aux jazzmen
noirs & blancs qui fraternisent avec lui
L’œuvre est immense : Variations Goldberg, Passion selon
Saint Matthieu, L’art de la fugue… Bach, assurément, le musicien
de l’île déserte
D’épais murets de pierres méticuleusement
ajustées racontent l’énergie autrefois
déployée sur ces pentes, l’effort constant, une solide
joie de vivre à l’ancienne aussi. Rien à voir avec nos
murs de haine
Parmi les préférées : Sonates et
Partitas pour violon seul – Hilary Ann, parfaite –, Six Suites pour
violoncelle seul – Pablo Casals : à tout seigneur, tout honneur
(et qui n’a pas tenté de se les mettre dans les doigts ?)
Ces monts immémoriaux connurent les habitats
pionniers, la sueur qui domestique la terre, les convoitises, pillages
et massacres, les villages brûlés, les champs
saccagés, les recommencements confiants
Pourtant, rien n’y semble avoir changé : tout juste
se sont-ils un peu affaissés sous la ponce du temps
Magie, la lente remontée de la bande à
poudre d’or sur les flancs de la montagne, suivie du déclin du
jour, puis l’exhalaison des buées et légendes du
crépuscule, l’envol de la Lune, belle grosse balle
énergiquement propulsée ce soir-là au-dessus du
cirque et sa dentelle crénelée, avant de rejoindre, sans
hâte, le versant ailé des étoiles
La nouvelle première violoniste de l’orchestre :
rien qu’à la voir jouer, on entend la musique
Quelques rares lumignons accrochés aux pentes, en
contrebas, désignent les hameaux, leurs pierres de granit,
brûlantes, il y a peu, durant l’ascension
Le plus proche, peut-être de tous les musiciens :
Frédéric Chopin, le grand frère, la nostalgie
sublimée sur l’arc-en-ciel du clavier
Excès de sensibilité, envie de ressembler un
peu à ce héros polonais exilé pour, à
travers lui, s’enfuir un peu de ses propres limites ?
Un vin local, généreux, secret, hors pair,
achève la lévitation
Ivres marcheurs, possédés du bonheur,
totalement déliés après la longue et acrobatique
reptation dans le ravin
Reines et rois, la nuit les a choisis. Le versant d’encre
offre son royaume des songes tandis que le sang veille, fourbit son
écriture
Sous la coulée de campanules, trois ânes se
rabrouent : tonitruant chahut qui n’affecte pas l’équilibre des
masses ni l’onde délicate des bleus en fleurs
La nuit, doucement, étend sa cape de murmures
Ce que révèlent les ombres reste assujetti
à d’intimes crépuscules
Le sommeil balisé par la chauve-souris, que chacun
accède à la paix qui planifie
Trente-deux Sonates pour piano de Ludwig van Beethoven, le
chemin de vie des grandes passions humaines
Une pléiade de pianistes les interprètent
superbement
Voies romaines, voies royales, voies pérégrines…
Kilomètres méticuleusement empierrés,
moellons de granit, ajustés comme pavés de luxe, bande
médiane matérialisant les deux sens de circulation,
caniveaux en biais réglant l’écoulement des rus,
imposants blocs de bordure, murs de soutènement si
nécessaire
L’Allemand Wilhelm Backhaus, aux limites du tragique ; la
Portugaise Maria João Pires, l’intériorité
à fleur de peau ; l’Italien Arturo Benedetti Michelangeli, le
jeu solaire ; le Libanais Abdel Rahman El Bacha,
sérénité d’Orient ; l’Allemand Christian
Zacharias, somptueuse palette sonore ; la Française
Hélène Grimaud, bloc de volonté conquise sur
cataractes ; le Canadien Glenn Gould, rigueur cérébrale :
chaque note, une leçon de piano ; l’Autrichien Alfred Brendel,
le juste : rien de plus, rien de moins, Beethoven tel qu’en
lui-même ; tant d’autres, plus anciens, plus jeunes
Voies bordées d’arbres parasols, parfois
reconquises par le végétal, piétinées par
les sangliers, bouleversées par les torrents, les éboulis
et, plus récemment, massacrées au passage des motos et 4x4
Merveilleux grands interprètes
S’il faut à l’oreille de patientes écoutes
pour déguster leurs subtiles variations, elles sont pour eux
l’aboutissement d’un travail acharné
Singulier témoignage du labeur, de la sueur des
hommes
Voies d’excellence voulues par les rois pour convoyer les
fûts sélectionnés pour la Marine Royale, canaliser
le flot des pèlerins en route vers Saint Jacques de Compostelle,
favoriser les échanges commerciaux, mater les soubresauts
protestants
Joue, écris, peins, chante, bats-toi comme si tu
allais mourir demain
Mais qui peut soutenir un tel rythme sans y laisser sa
peau ?
Les Tableaux d’une exposition de Modest Petrovitch
Moussorgsky, version originale pour piano : interprétés
par le jeune David Kadouch à La Folle journée de Nantes
2012 : l’émotion à chaque touche et, d’un tableau
l’autre, des foulées de sensations neuves
Voies oubliées, quasi secrètes, parfois
vandalisées… L’UNESCO ferait bien de s’en préoccuper
1. Les
muses (grec : Mousa, racine : Men = penser) sont les filles de Jupiter
et Mnémosyne (Mémoire). Elles demeurent dans les
montagnes de l’Helicon (Boétie) et de l’Olympe
(Macédoine), en Grèce.
Au début, selon Pausanias, elles sont trois (puis neuf, V°
siècle avant J-C) et représentent les arcanes de l’art
poétique : les poètes, qu’elles inspirent, les invoquent
en commençant leurs poèmes
Elles se nomment Aoedé (chant), Mélété
(méditation), Mnémé (mémoire). On les
désigne aussi selon les trois cordes des lyres primitives :
Nété (aigüe),
Mésé (médiane), Hypaté (grave) ; belle mise
en musique de la poésie
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