Le poème ne se déclame, ni ne se récite. Il se dit.
C’est une confession qui s’emploie à intéresser une
écoute, tant attentive qu’éparse. Le mot y est
isolé, pris d’abord pour sa sonorité, sa
musicalité, son rythme. Il compose avec l’oubli, avant de
devenir détonateur enclenchant un flot d’émotion.
Le corps demeure l’élan et la destinée du poème.
Le dire du poème est un jeu éphémère.
Son immédiateté se manifeste par la portée et la
coloration du grain de la voix régulée par le souffle,
les hachements de la respiration, la gestuelle, l’esthétique du
silence et l’accueil de l’espace.
Néanmoins, cet acte n’engage, en premier lieu, que le
récitant, quand bien même la justesse de sa voix
toucherait des territoires multisensoriels, jusque là
négligés. Le récitant s’adresse à une
écoute, loin d’être entière et continuellement
attentive, elle est traversée, çà et là,
par des fuites inattendues, vagabondage de l’instant ou par le refus
épidermique de se laisser pénétrer par
« le tiers secrètement inclus ».
C’est un acte d’effacement ou de démesure.
Car le poète est ailleurs.
Serait-ce alors un acte violent se substituant à
l’étrangeté de l’absent, géniteur du poème,
se voulant intermédiaire et faisant sien le récit du
corps de l’autre, à partir d’une voix détachée de
son origine, mettant en évidence un « je »
accompli, mais usurpateur en présence de témoins, alors
que le « il » est quelque part inachevé,
impersonnel ?
Ce malentendu, inhérent aux artifices de transformer
l’écrit en oral, aux performances du corps disant s’adressant
à un corps imaginaire, à la disponibilité et
à la perception de l’auditeur, aux paramètres forgeant la
nature de l’instant, laisse sourdre, paradoxalement, la
représentation d’une signification qui s’annonce en tant
d’accueils et d’interprétations.
A l’arrivée, le mot surchargé existe autrement et
régénère d’autres sens, subtils, inédits
mais jamais définitifs.
De ce fait, la dimension devient, au moins, triangulaire.
Elle prend un angle dans la page ou dans la mémoire, un autre
dans l’échelle sonore de la voix et un troisième dans
l’oreille (ou l’œil) qui enfin reçoit après autorisation
du système nerveux.
La diction s’exécute, se laisse entendre en usant du continu et
du discontinu, reliés par le silence. Elle peut attirer
l’acuité du regard vers un autre angle spatial, là
où le corps disant est taillé, présence physique
d’où s’égrènent des sons, des suggestions, des
invites sournoises ou manifestes .
Simultanément, l’ouïe, le regard réceptionnent des
mots, après avoir parcouru la distance de toutes les aventures
puisque, entre temps, le sens risque de s’altérer, la
sonorité n’être que dissonance, le bruit n’engendrer que
pertes.
Ainsi, du silence à la parole, la magie du mot faisant corps
avec la voix se couvre de tant de vies, tant de sens, tant de
souvenirs, de rêveries, de subjectivités, tant de
vêtures de liberté…
S’appropriant le semblant d’intimité d’un être absent,
elle devient, par effraction tolérée, le monde à
soi.
Et on y croit.
Dans l’écriture, quand le mot s’enfante, il peut être
remis en cause. Heurt, Brisure. Dissonance. Ratures pour
incompatibilité ou mal agencement avec l’avoisinant. Le noyau
central est bien ancré quelque part, bien entouré de
mystère et d’étonnement, dans la mémoire d’un
vécu. Le corps à corps se pratique en aparté. Le
mot y est graphiquement fixe, bien tracé, bien agencé
dans un espace lisse. Il est en semi-éveil. Gonflé de
sens dormants, il attend celui ou celle qui daignera interroger ses
silences, à sa guise, selon son rythme, ses humeurs et caprices,
selon ses aptitudes à lire l’à-peine-voilé, entre
le noir et le blanc ; celui ou celle qui aura la latitude d’avoir
recours à d’autres outils, de s’arrêter, brûler les
étapes, revenir sur ses pas, de poursuivre ou quitter à
jamais. La liberté est pleinement consommée, n’est
conditionnée par aucune contingence, hors de soi.
Alors que dire le poème est une mise en condition, un acte
prémédité dépendant d’un organe, d’une
présence cérémoniale et d’une
disponibilité, tant s’en faut aléatoire. Il s’agit de
moments singuliers, bien délimités, ne laissant,
après acte, que le souvenir de la vibration d’une voix, que des
mots retenus plus que d’autres, que des réminiscences
réhabilitées par des accents en italique ou en gras, des
images frôlant, par inadvertance, la paroi des
résistances.
De même, le poème dit ne tolère qu’exceptionnellement les ratures vocales.
Le mot est là.
Quand il est dit, il engage sa totalité sonore. Il ne peut
revenir sur les mêmes traces, une fois hors escale, où le
conduirait le dire. Il ne peut plus être
récupéré, ni (re)ciselé, ni
remodelé. A moins de le redire et ça sera un autre.
Pareil à la respiration, il ne peut être inspiré,
une fois expiré.
Le mot a une destination physique, un cap émotionnel, non
balisé ni "boussolé " d’avance, qu’il
espère toucher, pénétrer, influencer… De la
qualité de l’accueil dépendra le déroulement de
son trajet. Mais sans retour possible. Son impact est une sorte de
conscience en dehors de soi, conditionné par la prestation du
récitant, la qualité de la réception et les
paramètres liés au temps et à l’espace.
Donc, ce que résout l’écriture en aparté, dans la
verticalité, la diction ne peut le faire qu’au grand jour,
à partir de l’ouverture par où s’introduit le mot et
d’où jaillit l’aisance de transmettre des émotions,
durant un temps imparti, à l’adresse d’un auditoire, tant
physiquement repérable qu’indéfini.
C’est un acte temporel.
Il arrive que l’écoute soit distraite ou simplement
séduite par d’autres images, d’autres intonations et souvenirs,
au point que la voix du récitant ne constitue, au mieux, qu’un
tissu léger, transparent, ne transmettant que des sons
péniblement accueillis.
Il suffit d’un déclic,
pour que les sons deviennent inaudibles, que la voix frôle
à peine l’oreille et que l’écoute émigre vers
d’autres rivages aussi lointains qu’inattendus ; et voilà
que l’attention bifurque, emprunte un autre chemin, laissant la voix
errer entre bruits et pauses.
Pourtant, c’est l’intonation de la voix du récitant qui a
réveillé l’attention de l’écoute,
interpellé les sens, enclenché les sourds silences. La
voilà contrariée par d’autres sonorisations, brouillage
et d’autres images mentales, étant donné que
l’écoute suit la voix, non là où celle-ci veut la
conduire, mais nulle part ailleurs ; là où il serait
possible de construire un nouveau lieu d’accueil momentané.
De ce fait, le récitant n’est que prétexte pour que
l’écoute découvre l’intimité de sa propre voix
intérieure et forge,
à l’occasion, le silence en soi d’où éclot un entre-plusieurs du même et de l’autre.
***
M.Mohamed Loakira vient de recevoir Le Prix du Grand Atlas du Maroc 2010 pour son roman "
L'inavouable."
présenté sur Francopolis par Khalil Rais.