LES PIEDS DES MOTS
Où les mots
qittent l'abstrait pour s'ancrer dans un lieu, un
personnage, une rencontre...
Novembre 2016
Le boucher de la rue Saint Jacques
Mireille Diaz-Florian
Il
y a dans la rue St Jacques un boucher aux mains de pianiste et rien n’est si
étrange que de le voir toucher de longs doigts des quartiers de viande rouge
et humide. Il a un visage mince, un sourire timide et plein d’humour, comme
si à chaque instant de sa vie de boucher, il prenait un certain recul, comme
si la venue circonspecte de toutes les ménagères carnivores était d’une
absolue incongruité.
Ses
gestes sont lents, précis et ses paroles parfois surprennent :
« c’est une belle bête », en flattant des entrecôtes sanglantes.
Cette tendre palpation de la chair paraît en totale contradiction avec son
allure timorée, comme « en excuse ».
Il
évolue derrière son comptoir par glissements successifs et prend soin de
ranger méthodiquement les morceaux qu’il vient de découper. Les clients font
mine de s’intéresser aux différences entre le rond-de-gîte, la macreuse, les
côtes dans le filet ou l’échine. De fait, on sent monter une tension dans la
file d’attente qui observe, fascinée, les longues mains habiles et souples.
Dans
ces vitrines improbables de la boucherie où se juxtaposent les corps
morcelés, les saucissons farineux, les cervelles grisâtres au sang coagulé,
alternant avec des bouquets de persil et des fleurs plastifiées, il officie
avec la doucereuse inclinaison et le sourire du prêtre. D’où vient ce
sacerdoce ?
Le
boucher de la rue St Jacques, tout près du Val de Grâce, a d’étranges mains
de pianiste ou… d’assassin.
Mireille
Diaz-Florian
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