Abonné fidèle d’une voix étonnante de
modernité, tous les sept ans environ je relis le Journal de Jules Renard(1867/1910). Besoin irrépressible de me plonger dans un univers proche, de
subir une cure de liberté, de sourire et de courage. Pourtant c’est bien le
chemin de la désillusion qu’explore méthodiquement l’auteur.
Même s’il nous est parvenu amputé de
quelques passages – nous y reviendrons – et tout en sachant que de nombreux
caviardages ont tenté d’adoucir l’aigu d’une pensée radicale pour l’époque, ce
livre reste un moment phare dans l’histoire de la littérature. Jusque là les
mémoires, souvenirs et journaux intimes se contentaient de prolonger une œuvre,
de l’expliquer, de lui donner un écrin flatteur, de valoriser le cheminement de
l’auteur ; ils étaient le miroir sans cesse retouché, travail de correction et
compte-rendu interminable de telle ou telle rencontre avec des gens plus ou
moins célèbres. Là, rien de tel, Jules Renard nous livre pour la première fois
dans la littérature un témoignage délivré d’une certaine complaisance. Non pas
qu’il ne la professe pas, simplement il la revendique sans fard. Il sait
combien sa propre quête ressemble à celle d’autrui et combien elle est entachée
de présomption. Fort de ce constat il décide de tout dire : « On ne peut rien cacher. La force, c’est de
n’avoir rien à cacher ». L’extraordinaire réside dans cette profession de
foi d’honnêteté.
Plus qu’un écrivain c’est un homme qui se
raconte et que l’on accompagne dans sa vie quotidienne. Un quotidien qu’il
transfigure par l’acuité de son regard et l’implacable rigueur de son jugement.
Dès le début Jules Renard ne s’en laisse pas compter. Son enfance douloureuse
et rebelle l’a conduit à déchiffrer la vie selon d’autres paramètres que ceux
communément admis. Il a sans cesse la conscience de la méchanceté, de la
petitesse et de l’intéressement de tout individu. Pour lui les grands
sentiments n’existent qu’à l’état de déclaration ou de littérature. Le réel se
construit sur des accommodements perpétuels avec l’égoïsme, l’arrivisme, le
désir de se mettre en avant, les peurs de l’autre, les jalousies, les ambitions
plus ou moins légitimes. Il nous offre des tranches de vie épaisses et dures à
mâcher puis digérer.
Alors qu’il n’a que 25 ans, Renard a
trouvé son style. Il n’en bougera quasiment plus, affinant ici, retouchant là.
La plume va s’économisant, elle décrit sans épithète superflue. Simplicité et
rectitude sont les guides de l’écrivain. Dégagée de tout dogme, la pensée
renardienne découvre l’étendue de la misère humaine confrontée à sa propre
fragilité. La migraine et la neurasthénie guettent à chaque coin de phrase : « C’est fini. Je n’ai plus rien à dire. C’est
le désastre. C’est une catastrophe de silence. Je ne peux pas faire le moindre
effort d’imagination : elle ne soulèverait pas une paille », il faut donc
en rendre compte sans pour autant perdre ni la face ni la dignité. N’oublions
pas « Poil de carotte », l’enfant maltraité et rebelle qui l’a rendu célèbre et
qui reste au cœur de sa vision du monde. Alors l’humour et l’ironie permettent
à l’homme d’affirmer sa singularité d’artiste. Renard est la synthèse de
l’esprit fin dix neuvième siècle, il coagule l’esprit boulevardier,
l’intelligence de la Bruyère et l’humour anglo-saxon.
Ses descriptions de rencontres littéraires
sont désopilantes, elles captent les travers, les tics, les outrances de chaque
individu. Tel écrivain célèbre n’est plus qu’un animal ridicule, affligé de
petites manies et surtout vecteur d’une parole terrible, jalouse, assassine.
Les vacheries des artistes entre eux atteignent des sommets, le petit monde
littéraire et théâtral de l’époque s’amuse à se hacher menu. Pas une réputation
ne résiste à l’analyse minutieuse de ses motivations ; la bassesse de l’homme
éclate au détour de la moindre rencontre. Renard a découvert très tôt ce
théâtre vivant, il ne l’a jamais oublié, il en fait un vivier pour ses propres
pièces et les observations de ses « Histoires Naturelles ». Il ne s’est pas
privé d’outrances, d’exagérations littéraires. Il a cherché à ridiculiser
maints de ses confrères, à se venger d’avance de ses propres échecs. Mais en ce
sens il nous a renvoyés à nos faiblesses, à l’amertume que tout être est amené
à rencontrer au moins une fois dans sa vie. Car nous ne restons pas insensibles
au jugement d’autrui, nous l’anticipons, l’analysons et l’incorporons sous
toutes nos coutures sensibles.
On
a reproché à Jules Renard sa misogynie
alors qu’elle est l’exact reflet des rapports entre sexes de
l’époque. Il a
tenté de démystifier le rapport amoureux, de l’approcher
et le décrire sous un
angle instinctif presque animal. Mais c’est pour explorer le
mystère de la
différence, pour tenter de nommer le désir abrupt
suscité par l’attraction des
sexes. Il faut aussi se replacer dans le contexte et la condition
féminine de
l’époque, le rôle de chacun était bien
défini, la femme était la mère des enfants
ou la maîtresse entretenue d’un bourgeois enrichi. Seule, elle ne
pouvait
s’attabler dans un café sous peine de passer pour une catin.
Fréquentant le
milieu le plus évolué de la société
française, Renard a côtoyé les premières
femmes émancipées, telle Rachilde, Sarah Bernhard,
Colette ou Séverine. Il a su
rendre hommage à leur indépendance et à leur
intelligence, même s’il ne s’est
jamais départi de son ironie. Pour lui la femme n’était
pas inférieure, elle
avait une singularité native et restait la compagne
indispensable à l’équilibre
de l’homme.
«
La bonté n’est pas naturelle : c’est le fruit pierreux de la raison. Il faut se
prendre par la peau des fesses pour se mener de force à la moindre bonne action
». Pour Renard être
honnête homme c’est accepter aussi sa part de lâcheté, de veulerie,
d’évitements, de petites échappées mesquines, parfois de couardise. C’est aller
derrière le masque, exprimer l’inexprimable comme seul un homme dégagé
d’autocensure peut le faire. A ce propos il est vraiment regrettable que le
Journal nous soit parvenu expurgé. Sa femme, jalouse gardienne de l’œuvre, a
supprimé ou caviardé de nombreuses pages. On peut imaginer qu’elle a ôté les
remarques désobligeantes à l’égard d’elle et de ses enfants. On peut aussi la
soupçonner d’avoir retiré les allusions à d’éventuelles aventures
extraconjugales, qu’à cette époque tout homme d’un certain niveau social
entretenait. Malgré ces manques le Journal reste un monument sans égal. Jules
Renard ne s’est pas contenté d’analyser son rapport au monde, il a aussi tenté
d’en faire la jonction avec sa démarche intellectuelle et son aventure
familiale, même intime. Amené à côtoyer l’esprit boulevardier, les acteurs et
auteurs du tout Paris de la belle époque, lui-même ami de personnages célèbres
: Edmond Rostand, Alfred Capus, Lucien Guitry, Renard n’a jamais oublié ses
racines. Il a sans cesse fait l’aller-retour Paris – Chitry-les-Mines (dans le
Morvan), comme aimanté par l’attrait de la terre, du terroir et des hommes qui
peuplaient son pays d’enfance. Quel contraste entre la vie citadine, les
mondanités, la superficialité érigée en règle de vie et le quotidien campagnard
rude, austère, silencieux. C’est grâce à ce double exil que l’écrivain a pu
capter le travers de chaque monde. S’ajoute la nature dépressive de l’artiste
dans sa fragilité plus ou moins avouée.
Jules Renard a fait face à toutes ces
contradictions. Il les a notées, disséquées, en a fait des jeux de mots, des
aphorismes, des pensées et de belles images poétiques : « Les mille pattes du troupeau de la pluie ». Il a toujours su que
son Journal était l’œuvre capitale, qu’il recélait des richesses innombrables
que seule la postérité pourrait apprécier. Aussi a-t-il libéré, débridé sa
plume, une liberté vagabonde à laquelle rien n’échappe. Chaque réflexion, même
issue d’une anecdote, renvoie à une dimension existentielle.
Laisser courir sa plume, c’est prendre le
risque de l’abondance, du bavardage, de l’afféterie littéraire, de l’humeur
accidentelle. Mais y a-t-il un autre moyen de capter le temps qui passe, de
traduire ce qui nous traverse l’esprit ? Le nouveau roman a essayé de façon
systématique, méticuleuse, de décrire les ressorts cachés de notre
fonctionnement interne dans notre rapport au monde ou aux choses. Renard se contente
d’observations, d’appréciations à l’emporte-pièce, tout ceci sur fond de bon
sens paysan. Sa gratuité apparente, souvent à la recherche d’un bon mot, cache
toujours une intention plus subtile comme auto-analytique. En traquant la
petitesse de l’autre il explore sa propre dimension : « Chez moi, un besoin presque incessant de dire du mal des autres, et
une grande indifférence à leur en faire ».
Ses convictions citoyennes (il sera Maire
de son village), politiques, socialisantes, disent l’aspiration à une plus
grande justice, à une forme d’égalitarisme qu’il perçoit bien comme utopique ou
dérisoire. De la même manière la description du monde paysan n’épargne aucun
travers de ces êtres obstinés, rustres, fermés, tatillons, généreux parfois
mais toujours méfiants et économes sur le fond. Confronté à la superficialité
du monde parisien, aux caprices des comédiens et des auteurs, Renard sent que
la vraie vie ne s’y trouve guère. Pourtant il en a besoin pour exister en tant
qu’artiste et surtout pour satisfaire son amour-propre à la recherche d’une
revanche éclatante : la célébrité. Intuitivement il sent que cette célébrité ne
lui est pas accessible « Ils me disent
tous – Quel grand bonhomme de théâtre vous ferez ! Et je sais qu’ils se
trompent, et je sais pourquoi ». Sa façon d’écrire, de penser, s’écarte
trop des formats de l’époque. Qu’il le veuille ou non, il ne peut trahir sa
vraie nature. Son écriture, dépourvue d’imagination l’oblige à affûter,
élaguer, réduire, couper. Il avance vers le dépouillement et la concision alors
que ses amis dramaturges écrivent des pièces de trois, quatre, voire cinq actes
! Il sait bien que cette loquacité a pour fonction de brouiller les cartes et
souvent masquer l’indigence d’une pensée. Mais elle rencontre le succès, elle
plaît au public. Lui n’y parvient pas, même en forçant la note.
Avec le Journal de Jules Renard nous
sommes en présence d’un curieux paradoxe : plus de mille trois cents pages
d’une prose qui frise l’anorexie. Et pourtant elle contient le sérum vital, celui
qui nourrit l’arbre de vie. Une phrase suffit à capter une image : « Le vent qui sait tourner les pages et ne
sait pas lire », à traduire une émotion, à noter une rencontre. L’entre mot
se trouve chargé de sens, au lecteur de faire les jointures. L’intelligence
devient l’outil d’échange entre l’auteur et le lecteur. Ce dernier sourit, se
rapproche et saisit les marques de complicité généreusement distribuées. Le
dialogue quand il s’établit ne se rompt plus. La plongée dans ce livre est un
moment charnière, un choix de gourmet, d’initié. Qui l’accepte en sort
différent, comme vacciné d’une certaine littérature bavarde et surfaite.
Plus que jamais aujourd’hui, dans ce
nouveau siècle standardisé, asservi à tant de censures sociales et autocensures
médiatiques, lisez et relisez le Journal de Jules Renard, patrimoine d’une
langue française rare et déjà en péril. Vous y découvrirez l’extraordinaire
pouvoir d’une écriture parvenue à sa plus haute simplicité. Vous en goûterez sa
verdeur, sa précision, sa beauté, sa concision, son humour et sa poésie. Et
surtout vous y rencontrerez l’aventure d’un homme authentique qui a fait de son
métier d’écrivain une quête éperdue de lucidité.
(Les
passages en italiques sont de Jules Renard)
par Bernard Chotil (2011)
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