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Pieds des Mots : Actu 2010 - 2011

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LES PIEDS DES MOTS
         Où les mots quittent l'abstrait pour s'ancrer dans un lieu, un personnage, une rencontre...


mars 2011

Connaissez-vous le Journal de Jules Renard ?

par Bernard Chotil

Abonné fidèle d’une voix étonnante de modernité, tous les sept ans environ je relis le Journal de Jules Renard(1867/1910). Besoin irrépressible de me plonger dans un univers proche, de subir une cure de liberté, de sourire et de courage. Pourtant c’est bien le chemin de la désillusion qu’explore méthodiquement l’auteur.

Même s’il nous est parvenu amputé de quelques passages – nous y reviendrons – et tout en sachant que de nombreux caviardages ont tenté d’adoucir l’aigu d’une pensée radicale pour l’époque, ce livre reste un moment phare dans l’histoire de la littérature. Jusque là les mémoires, souvenirs et journaux intimes se contentaient de prolonger une œuvre, de l’expliquer, de lui donner un écrin flatteur, de valoriser le cheminement de l’auteur ; ils étaient le miroir sans cesse retouché, travail de correction et compte-rendu interminable de telle ou telle rencontre avec des gens plus ou moins célèbres. Là, rien de tel, Jules Renard nous livre pour la première fois dans la littérature un témoignage délivré d’une certaine complaisance. Non pas qu’il ne la professe pas, simplement il la revendique sans fard. Il sait combien sa propre quête ressemble à celle d’autrui et combien elle est entachée de présomption. Fort de ce constat il décide de tout dire : « On ne peut rien cacher. La force, c’est de n’avoir rien à cacher ». L’extraordinaire réside dans cette profession de foi d’honnêteté.

Plus qu’un écrivain c’est un homme qui se raconte et que l’on accompagne dans sa vie quotidienne. Un quotidien qu’il transfigure par l’acuité de son regard et l’implacable rigueur de son jugement. Dès le début Jules Renard ne s’en laisse pas compter. Son enfance douloureuse et rebelle l’a conduit à déchiffrer la vie selon d’autres paramètres que ceux communément admis. Il a sans cesse la conscience de la méchanceté, de la petitesse et de l’intéressement de tout individu. Pour lui les grands sentiments n’existent qu’à l’état de déclaration ou de littérature. Le réel se construit sur des accommodements perpétuels avec l’égoïsme, l’arrivisme, le désir de se mettre en avant, les peurs de l’autre, les jalousies, les ambitions plus ou moins légitimes. Il nous offre des tranches de vie épaisses et dures à mâcher puis digérer.

Alors qu’il n’a que 25 ans, Renard a trouvé son style. Il n’en bougera quasiment plus, affinant ici, retouchant là. La plume va s’économisant, elle décrit sans épithète superflue. Simplicité et rectitude sont les guides de l’écrivain. Dégagée de tout dogme, la pensée renardienne découvre l’étendue de la misère humaine confrontée à sa propre fragilité. La migraine et la neurasthénie guettent à chaque coin de phrase : « C’est fini. Je n’ai plus rien à dire. C’est le désastre. C’est une catastrophe de silence. Je ne peux pas faire le moindre effort d’imagination : elle ne soulèverait pas une paille », il faut donc en rendre compte sans pour autant perdre ni la face ni la dignité. N’oublions pas « Poil de carotte », l’enfant maltraité et rebelle qui l’a rendu célèbre et qui reste au cœur de sa vision du monde. Alors l’humour et l’ironie permettent à l’homme d’affirmer sa singularité d’artiste. Renard est la synthèse de l’esprit fin dix neuvième siècle, il coagule l’esprit boulevardier, l’intelligence de la Bruyère et l’humour anglo-saxon.

Ses descriptions de rencontres littéraires sont désopilantes, elles captent les travers, les tics, les outrances de chaque individu. Tel écrivain célèbre n’est plus qu’un animal ridicule, affligé de petites manies et surtout vecteur d’une parole terrible, jalouse, assassine. Les vacheries des artistes entre eux atteignent des sommets, le petit monde littéraire et théâtral de l’époque s’amuse à se hacher menu. Pas une réputation ne résiste à l’analyse minutieuse de ses motivations ; la bassesse de l’homme éclate au détour de la moindre rencontre. Renard a découvert très tôt ce théâtre vivant, il ne l’a jamais oublié, il en fait un vivier pour ses propres pièces et les observations de ses « Histoires Naturelles ». Il ne s’est pas privé d’outrances, d’exagérations littéraires. Il a cherché à ridiculiser maints de ses confrères, à se venger d’avance de ses propres échecs. Mais en ce sens il nous a renvoyés à nos faiblesses, à l’amertume que tout être est amené à rencontrer au moins une fois dans sa vie. Car nous ne restons pas insensibles au jugement d’autrui, nous l’anticipons, l’analysons et l’incorporons sous toutes nos coutures sensibles.

On a reproché à Jules Renard sa misogynie alors qu’elle est l’exact reflet des rapports entre sexes de l’époque. Il a tenté de démystifier le rapport amoureux, de l’approcher et le décrire sous un angle instinctif presque animal. Mais c’est pour explorer le mystère de la différence, pour tenter de nommer le désir abrupt suscité par l’attraction des sexes. Il faut aussi se replacer dans le contexte et la condition féminine de l’époque, le rôle de chacun était bien défini, la femme était la mère des enfants ou la maîtresse entretenue d’un bourgeois enrichi. Seule, elle ne pouvait s’attabler dans un café sous peine de passer pour une catin. Fréquentant le milieu le plus évolué de la société française, Renard a côtoyé les premières femmes émancipées, telle Rachilde, Sarah Bernhard, Colette ou Séverine. Il a su rendre hommage à leur indépendance et à leur intelligence, même s’il ne s’est jamais départi de son ironie. Pour lui la femme n’était pas inférieure, elle avait une singularité native et restait la compagne indispensable à l’équilibre de l’homme.

« La bonté n’est pas naturelle : c’est le fruit pierreux de la raison. Il faut se prendre par la peau des fesses pour se mener de force à la moindre bonne action ». Pour Renard être honnête homme c’est accepter aussi sa part de lâcheté, de veulerie, d’évitements, de petites échappées mesquines, parfois de couardise. C’est aller derrière le masque, exprimer l’inexprimable comme seul un homme dégagé d’autocensure peut le faire. A ce propos il est vraiment regrettable que le Journal nous soit parvenu expurgé. Sa femme, jalouse gardienne de l’œuvre, a supprimé ou caviardé de nombreuses pages. On peut imaginer qu’elle a ôté les remarques désobligeantes à l’égard d’elle et de ses enfants. On peut aussi la soupçonner d’avoir retiré les allusions à d’éventuelles aventures extraconjugales, qu’à cette époque tout homme d’un certain niveau social entretenait. Malgré ces manques le Journal reste un monument sans égal. Jules Renard ne s’est pas contenté d’analyser son rapport au monde, il a aussi tenté d’en faire la jonction avec sa démarche intellectuelle et son aventure familiale, même intime. Amené à côtoyer l’esprit boulevardier, les acteurs et auteurs du tout Paris de la belle époque, lui-même ami de personnages célèbres : Edmond Rostand, Alfred Capus, Lucien Guitry, Renard n’a jamais oublié ses racines. Il a sans cesse fait l’aller-retour Paris – Chitry-les-Mines (dans le Morvan), comme aimanté par l’attrait de la terre, du terroir et des hommes qui peuplaient son pays d’enfance. Quel contraste entre la vie citadine, les mondanités, la superficialité érigée en règle de vie et le quotidien campagnard rude, austère, silencieux. C’est grâce à ce double exil que l’écrivain a pu capter le travers de chaque monde. S’ajoute la nature dépressive de l’artiste dans sa fragilité plus ou moins avouée.

Jules Renard a fait face à toutes ces contradictions. Il les a notées, disséquées, en a fait des jeux de mots, des aphorismes, des pensées et de belles images poétiques : « Les mille pattes du troupeau de la pluie ». Il a toujours su que son Journal était l’œuvre capitale, qu’il recélait des richesses innombrables que seule la postérité pourrait apprécier. Aussi a-t-il libéré, débridé sa plume, une liberté vagabonde à laquelle rien n’échappe. Chaque réflexion, même issue d’une anecdote, renvoie à une dimension existentielle.

Laisser courir sa plume, c’est prendre le risque de l’abondance, du bavardage, de l’afféterie littéraire, de l’humeur accidentelle. Mais y a-t-il un autre moyen de capter le temps qui passe, de traduire ce qui nous traverse l’esprit ? Le nouveau roman a essayé de façon systématique, méticuleuse, de décrire les ressorts cachés de notre fonctionnement interne dans notre rapport au monde ou aux choses. Renard se contente d’observations, d’appréciations à l’emporte-pièce, tout ceci sur fond de bon sens paysan. Sa gratuité apparente, souvent à la recherche d’un bon mot, cache toujours une intention plus subtile comme auto-analytique. En traquant la petitesse de l’autre il explore sa propre dimension : « Chez moi, un besoin presque incessant de dire du mal des autres, et une grande indifférence à leur en faire ».

Ses convictions citoyennes (il sera Maire de son village), politiques, socialisantes, disent l’aspiration à une plus grande justice, à une forme d’égalitarisme qu’il perçoit bien comme utopique ou dérisoire. De la même manière la description du monde paysan n’épargne aucun travers de ces êtres obstinés, rustres, fermés, tatillons, généreux parfois mais toujours méfiants et économes sur le fond. Confronté à la superficialité du monde parisien, aux caprices des comédiens et des auteurs, Renard sent que la vraie vie ne s’y trouve guère. Pourtant il en a besoin pour exister en tant qu’artiste et surtout pour satisfaire son amour-propre à la recherche d’une revanche éclatante : la célébrité. Intuitivement il sent que cette célébrité ne lui est pas accessible « Ils me disent tous – Quel grand bonhomme de théâtre vous ferez ! Et je sais qu’ils se trompent, et je sais pourquoi ». Sa façon d’écrire, de penser, s’écarte trop des formats de l’époque. Qu’il le veuille ou non, il ne peut trahir sa vraie nature. Son écriture, dépourvue d’imagination l’oblige à affûter, élaguer, réduire, couper. Il avance vers le dépouillement et la concision alors que ses amis dramaturges écrivent des pièces de trois, quatre, voire cinq actes ! Il sait bien que cette loquacité a pour fonction de brouiller les cartes et souvent masquer l’indigence d’une pensée. Mais elle rencontre le succès, elle plaît au public. Lui n’y parvient pas, même en forçant la note.

Avec le Journal de Jules Renard nous sommes en présence d’un curieux paradoxe : plus de mille trois cents pages d’une prose qui frise l’anorexie. Et pourtant elle contient le sérum vital, celui qui nourrit l’arbre de vie. Une phrase suffit à capter une image : « Le vent qui sait tourner les pages et ne sait pas lire », à traduire une émotion, à noter une rencontre. L’entre mot se trouve chargé de sens, au lecteur de faire les jointures. L’intelligence devient l’outil d’échange entre l’auteur et le lecteur. Ce dernier sourit, se rapproche et saisit les marques de complicité généreusement distribuées. Le dialogue quand il s’établit ne se rompt plus. La plongée dans ce livre est un moment charnière, un choix de gourmet, d’initié. Qui l’accepte en sort différent, comme vacciné d’une certaine littérature bavarde et surfaite.

Plus que jamais aujourd’hui, dans ce nouveau siècle standardisé, asservi à tant de censures sociales et autocensures médiatiques, lisez et relisez le Journal de Jules Renard, patrimoine d’une langue française rare et déjà en péril. Vous y découvrirez l’extraordinaire pouvoir d’une écriture parvenue à sa plus haute simplicité. Vous en goûterez sa verdeur, sa précision, sa beauté, sa concision, son humour et sa poésie. Et surtout vous y rencontrerez l’aventure d’un homme authentique qui a fait de son métier d’écrivain une quête éperdue de lucidité.

 (Les passages en italiques sont de Jules Renard)

par Bernard Chotil (2011)

 



le Journal de Jules Renard
        pour Francopolis mars 2011
par  Bernard Chotil

 

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Créé le 1er mars 2002- rubriques 2010