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Coup de cœur : Archives

(2010-2017)

Une escale à la rubrique "Coup de cœur"
découvrir un poème qui nous a particulièrement touché
par sa qualité, son originalité, sa valeur

 

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(un tableau de Bruno Aimetti)

 

À Francopolis,
la rubrique de vos textes personnels est une de nos fiertés.
Elle héberge un ensemble de très beaux textes,
d'un niveau d'écriture souvent excellent,
toujours intéressant et en mouvement.

Nous redonnons vie ici à vos textes qui nous ont séduit
que ce soit un texte en revue, en recueil ou sur le web.

***

Poème Coup de Cœur du Comité

Novembre - décembre 2018

 

Jules Supervielle, choix Dominique Zinenberg

Eric Costan, choix Éliette Vialle

Jean-Claude Leroy, choix François Minod

Odysseas Elytis, choix Mireille Diaz-Florian

Luc Vidal, choix Dana Shishmanian

 

 

 

 

Jules SUPERVIELLE

choix Dominique Zinenberg

 

 

Les amis inconnus

 

Il vous naît un poisson qui se met à tourner

Tout de suite au plus noir d’une lame profonde,

Il vous naît une étoile au-dessus de la tête,

Elle voudrait chanter mais ne peut faire mieux

Que ses sœurs de la nuit, les étoiles muettes.

 

Il vous naît un oiseau dans la force de l’âge,

En plein vol, et cachant votre histoire en son cœur

Puisqu’il n’a que son cri d’oiseau pour la montrer.

Il vole sur les bois, se choisit une branche

Et s’y pose ; on dirait qu’elle est comme les autres.

 

Où courent-ils ainsi ces lièvres, ces belettes,

Il n’est pas de chasseur encor dans la contrée,

Et quelle peur les hante et les fait se hâter,

L’écureuil qui devient feuille et bois dans sa fuite,

La biche et le chevreuil soudain déconcertés ?

 

Il vous naît un ami, et voilà qu’il vous cherche,

Il ne connaîtra pas votre nom ni vos yeux,

Mais il faudra qu’il soit touché comme les autres

Et loge dans son cœur d’étranges battements

Qui lui viennent de jours qu’il n’aura pas vécus.

 

Et vous, que faites-vous, ô visage troublé,

Par ces brusques passants, ces bêtes, ces oiseaux,

Vous qui vous demandez, vous, toujours sans nouvelles ;

« Si je croise jamais un des amis lointains

Au mal que je lui fis, vais-je le reconnaître ? »

 

Pardon pour vous, pardon pour eux, pour le silence

Et les mots inconsidérés,

Pour les phrases venant de lèvres inconnues

Qui vous touchent de loin comme balles perdues,

Et pardon pour les fronts qui semblent oublieux.

 

 

 

Les chevaux du temps

 

Quand les chevaux du Temps s’arrêtent à ma porte

Je ne puis m’empêcher de les regarder boire

Puisque c’est de mon sang qu’ils étanchent leur soif.

Ils tournent vers ma face un œil reconnaissant

Pendant que leurs longs traits m’emplissent de faiblesse

Et me laissent si las, si seul et décevant

Qu’une nuit passagère envahit mes paupières

Et qu’il me faut soudain refaire en moi des forces,

Pour qu’un jour, où viendrait l’attelage assoiffé,

Je puisse encore vivre et les désaltérer.

 

 

 

Le pommier

 

A force de mourir et de n’en dire rien

Vous aviez fait un jour jaillir, sans y songer,

Un grand pommier en fleurs au milieu de l’hiver

Et des oiseaux gardaient de leurs becs inconnus

L’arbre non saisonnier, comme en plein mois de mai,

Et des enfants joyeux de soleil ou de brume

Faisaient la ronde autour, à vivre résolus.

Ils étaient les témoins de sa vitalité.

Et l’arbre de donner ses fruits sans en souffrir

Comme un arbre ordinaire, et, sous un ciel de neige,

De passer vos espoirs de toute sa hauteur.

Et son humilité se voyait de tout près.

Oui, craintive, souvent, vous vous en approchiez.

 

 

Extraits de Les amis inconnus, 1934

 

 

 

 

Eric COSTAN

choix Éliette Vialle

 

 

Dédale


1*

J'ai rendez-vous

Au milieu des robes

Des chats et des places

Avec un fantôme

Celui de la fable étranglée

Des chemins refusés

Je me perds toujours dans les pages des cahiers lacustres

 

2*

Venise est vide

Pleine de soleil et de canaux

Mais les arches, les ruelles ne mènent à rien

Si j'y pense trop

J'inonde la ville

 

3*

J'enlève son nom à la cité ébahie

Je ne sais rien de sa genèse

Rien de la foule

L'eau salée n'est pas la mer

La rue n'est pas la route

L'eau est un pas

Je pose un pas hermétique sur chaque quartier de murs

Un pas sur l'eau

Un pas au-dessus de l'eau

L'œil ne connaît que la façade

Le voisin n'est pas l'habitant

Le chat n'est plus

Et l'herbe est morte

J'invente l'absence de tout ce qui fait la ville

Et nomme ce qui fait sa douceur

Tout glisse entre les murs

Les murs si beaux

Et les façades fantômes

 

4*

La ville posée là est miracles

Les canaux drainent la poussière

Son labyrinthe rompt les courses

Marche et vogue à mes côtés

mon Soleil

L'inflexion de la lumière

sur toi

N'a pas de prise

 

Eric Costan collabore parfois à la revue en ligne Lichen et sera édité en mars 2019. Son blog : http://ericcostan.over-blog.com/

 

 

 

Jean-Claude LEROY

choix François Minod

 

 

Tu

né d’une mère ou d’un phénomène

sans savoir sous quelle lumière

tu satures l’encre de remords

heurtant des lèvres un bruit qui tue

noir sur blanc surgit le sang des mots

 

                                                                                          *

avec la peur et se croire utile

défends-toi mortellement d’un corps

 

où tu te regardes prisonnier

l’horizon te rêvait irresponsable

viens-tu ?

                                                                                          *

La joie te prend la main d’être seule

Il faudrait courir si vite

Se rattraper

En vieillissant tu deviens territoire

L’amour-une poignée de feu-rétame les sentiments

 

                                                                                          *

 

Ça contre ça

 

Guerre contre guerre

pierre contre pierre

feu contre feu

la mort te renouvelle

l’autre te prend ta place

un témoin parle pour toi

des héros sont arrimés à la proue

chaudes larmes de drapeau

caresses de linceul pour cérémonies assorties

dès que les dés sont jetés de l’animalité

 

c’est gagner pour perdre et perdre pour gagner

mais qui s’oppose à quoi ?

mais quoi s’oppose à qui ?

combien d’éclats pour ce miroir insupportable ?

je me suis dedans vu écorché

et basculant dans l’abîme aussi vieux que vertige

vertige originel

interdit essentiel

connais-toi toi-même

et tu mourras pour le vrai

tu prétexteras des images

 

des images te léchant la face

des images prenant ta place

pour ne pas mourir d’impossible

de ce néant primordial

d’où tu viens

big-bang peut-être

ou gélatine pseudo-galactique

tu ne peux plus tirer la chasse

d’être écœuré tu étouffes

enfant condamné

vagissant perpétuel

                                                                                          *

 

Tandis que les écrans des smartphones saturés de débris

     d’idées maigres

ou aussi d’une pensée majuscule

tout qui navigue en faits divers divertissants pour shootés

     bien chauffés

la culture comme expédient dans la profondeur d’un

     ennui qui s’ignore

le sourire-ersatz d’un rescapé de circonstances parqué en

     camp de rétention administrative

pour ne pas dire « d’épuration ethnique »

car les élus sont finalement rares et crucifiés d’insignes

en direct sur l’hôtel d’un plaisir fébrile mais immédiat

toujours ÇA de pris à l’éternité sans pardon

ÇA de pris à ton désespoir interdit

ÇA de pris à la vanité d’exister

tandis que les codes illisibles clignotent sur la vitre

tandis que le thermostat nous préfigure

tandis que tu ignores le sens même de tes appels

tandis que tu zoomes sur un vide intérieur.

 

Extraits de Ça contre ça, Editions Rougerie, mars 2018.

Auteur de plusieurs recueils de poésie publiés entre autres chez Rougerie et de romans, Jean-Claude Leroy est photographe de formation. Il anime Tiens, une « revue locale d’expression universelle » depuis 1996 devenue en 2009 le site Tiens, etc.  Il a reçu le prix Loin du marketing en 2016

 

 

 

Odysseas ELYTIS

choix Mireille Diaz-Florian

 

 

Grecque me fut donnée ma langue

     Grecque me fut donnée ma langue

humble ma maison sur les sables d’Homère.

     Mon seul souci ma langue sur les sables d’Homère.

Là, sars et perches de mer

     verbes battus des vents

courants verts dans le bleu

     tout ce que je vis s’allumer dans mes entrailles

éponges méduses

     aux premières paroles des Sirènes

coquillages roses aux premiers frissons noirs.

     mon seul souci ma langue , aux premiers frissons noirs.

Là, grenades et coings

     dieux basanés, oncles et cousins

versant l’huile dans les jarres immenses ;

     et souffles exhalés du ravin fleurant

l’osier et le gattilier

     le genêt et le gingembre

aux premiers pépiements des pinsons

     douces psalmodies avec les tout premiers Gloria !

Mon seul souci ma langue, avec les tout premiers Gloria

     Là, lauriers et rameaux

louanges et encensoirs

     bénissant les sabres et les fusils

Sur la terre que couvrent les nappes

     fumets, bruit des œufs qu’on entrechoque

« Christ est ressuscité »    

     aux premiers coups de feu des Grecs

Amours secrètes aux premières paroles de l’Hymne.

     Mon seul souci ma langue, aux premières paroles de l’Hymne !

Extrait de Axion Esti (1959)

 

 

Le corps de l’été

Il y a longtemps que la dernière pluie s’est tue

Au-dessus des fourmis et des lézards

A présent le ciel flambe immense

Les fruits maquillent leur bouche

Les pores de la terre s’ouvrent peu à peu

Et près de l’eau qui balbutie ses gouttes

Une plante gigantesque dévisage le soleil !

 

Quel est celui qui, étendu à la renverse sur les rivages de sable,

Fume des feuilles d’olivier argentées

Les cigales se chauffent à ses oreilles

Les fourmis s’agitent sur sa poitrine

Des lézards glissent sur l’herbe de ses aisselles

Et parmi les algues de ses pieds passe une vague légère

Messagère de la petite sirène qui a chanté :

 

Ô corps de l’été nu et brûlé

Rongé par l’huile et le sel

Corps du roc et frisson du cœur

Grand déploiement de la chevelure du gattilier

Haleine du basilic sur le pubis frisé

Parsemé d’asters et d’aiguilles de pin

Corps insondable radeau diurne !

 

Viennent les douces pluies les drues bourrasques

Passent les terres rouées de coups aux griffes des grands froids

Qui bleuissant au plus profond lèvent des vagues farouches

Plongent les collines dans les mamelles pesantes des nuées

Mais toi derrière leur dos tu gardes ton insouciance

Et tu retrouves en souriant ton heure d’éternité

Ainsi sur les rivages de sable te rejoint le soleil

Et dans ta saine nudité le ciel.

 

Extrait de Soleil premier (1943)

 

Cds poèmes sont extraits du volume Le soleil sait de Odysseas ELYTIS, Traduction Angélique IONATOS, Edition bilingue Cheyne, 2015.

Elytis est né en 1911 en Crète. Il est mort à Athènes en 1996. Proche des poètes surréalistes français, il est un acteur majeur de la renaissance littéraire de l’hellénisme. Il publie des poèmes dès 1935 et appartient à l’avant-garde poétique pendant la Seconde Guerre mondiale, puis il séjourne en France de 1948 à 1951, où il se lie d’amitié avec René Char, Albert Camus, Paul Éluard. De retour en Grèce, il rédige Six plus un remords pour le ciel et le grand poème Axion Esti. Il reçoit le prix Nobel de littérature en 1979.

 

 

 

Luc VIDAL

choix Dana Shishmanian

 

La migration

Avec la vie derrière moi comme une obole

mes yeux ont pris feu un soir de migration

les indicibles couleurs au fond de ma mémoire

je fus le beau jeune homme des misères

et je suis celui-là qui n’est plus consommé de nuits

ma fiancée reviendra avec ses prunelles de beauté

l’amour est un brasier de chimères

l’étreinte magique des bras de fée

« l’embarquement pour Cythère se fait à bord de la nef des fous » (1)

une médaille à la main que mon cou ne veut plus

je serai celui qui ne sera plus happé

par la pluie de la prochaine heure et des jours sans fin

ma gorge devenue bleue appelle le ciel

devenu moi-même la fête et l’oubli

un collier bleu et rouge pour ce dieu et ce diable

perdus d’insomnies et d’infini dans les villes du temps

ma vie et derrière moi comme un dernier printemps

ultime voyage ni sagesse ni folie mon cœur débordant

d’oiseaux les couleurs étrangement vivantes abandonnées de ma mémoire

et je peindrai inlassablement les miracles d’aimer.

 

(1) Vers de Michel Manol.

 

Extrait du recueil Orphée du fleuve, volume bilingue (traduit en géorgien par Anna Bouatchidzé), Éditions du Petit Véhicule, 1999, 205 pp.

Grand animateur de la vie poétique en pays nantais et fondateur des éditions du Petit Véhicule, où il publie des livres de poésie et d’art d’une grande originalité et qualité graphique, Luc Vidal est surtout un poète de vaste respiration orphique. Francopolis se propose de mieux le faire connaître à ses lecteurs dans les prochains numéros.

 

 




Coup de cœur

Jules Supervielle, choix Dominique Zinenberg

Eric Costan, choix Éliette Vialle

Jean-Claude Leroy, choix François Minod

Odysseas Elytis, choix Mireille Diaz-Florian

Luc Vidal, choix Dana Shishmanian

 

Francopolis novembre-décembre 2018