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Coup de coeur : Archives 2010-2013

  Une escale à la rubrique "Coup de coeur"
poème qui nous a particulièrement touché par sa qualité, son originalité, sa valeur.



 
( un tableau de Bruno Aimetti)


À Francopolis,
la rubrique de vos textes personnels est une de nos fiertés.
Elle héberge un ensemble de très beaux textes, d'un niveau d'écriture souvent excellent,
toujours intéressant et en mouvement.

Nous redonnons vie ici à vos textes qui nous ont séduit
que ce soit un texte en revue, en recueil ou sur le web.


Poèmes - Coup de Coeur du Comité

SEPTEMBRE 2016

Pierre-Albert Jourdan
Fernando Pessoa
Patricia Larenco
Flavia Cosma
 Catrine Godin
Gilbert Renouf



PIERRE-ALBERT JOURDAN



   Pierre-Albert Jourdan, choix Dominique


          
   J’ai dû rêver cette place
            où s’engouffrait un vent rouge
            par toutes les portes des collines et de la mer
            j’ai dû rêver ce nocturne
            où les visages s’effaçaient
            cette place des départs
            où dans la nuit redevenue vivante
            un paysage traversait mon corps
            comme un charroi de pierres
            j’ai dû rêver la charrette
            grinçante et la silhouette
            qui laissait retomber ses bras
            coulait comme une ombre
            s’enfuyant peut-être en riant
            vers les collines et la mer
            mais soudain elle se retournait
            dans un mouvement de fureur telle
            que j’aurais dû me reconnaître en ce miroir
            si j’avais accepté de sortir de mon rêve
            si j’avais tenu dans mes mains
            ne serait-ce qu’une feuille de sauge
            que cette lampe de terre à bout de bras
            l’huile sainte
            pour franchir les fossés


            La colline a crié vers toi
            elle a perçu ce tremblement de tes mains
            vous n’êtes plus ensemble
            qu’une masse frottée de thym
            de ces petites étoiles
            égrenées sur la peau
            vous êtes cette constellation
            au creux le plus intime du ciel
            l’amertume du breuvage…
            il fallait en passer par là
            tes mains sont apaisées
            laisse venir le temps

                                                 *

            Tu as déchiré l’air d’un seul cri
            les nuages se sont dispersés
            pour que le miroir s’aggrave


Le Bonjour et l’Adieu, Pierre-Albert Jourdan « Ciel absinthe », octobre -novembre 1973, Mercure de France

                                          




FERNANDO  PESSOA

        
 Fernando Pessoa, choix François Minod

Le passage des heures
Ode sensationniste
(Extraits de cette ode inachevée)



Tout sentir de toutes les manières,
Tout vivre de tous les côtés,
Etre la même chose de toutes les façons possibles en même temps,
Réaliser en soi toute l’humanité de tous les moments
Dans un seul moment diffus, profus, total et lointain.

[…]

Je me suis multiplié pour me sentir, j’ai eu besoin de tout sentir,
J’ai débordé, je n’ai fait que me répandre,
Je me suis mis à nu, je me suis offert,
Et il y a dans chaque recoin de mon âme un autel à un dieu

      Différent.

Les bras de tous les athlètes m’ont enlacé soudainement féminin,
Et rien que d’y penser j’ai défailli entre les muscles inventés.
Sur ma bouche ont été donnés les baisers de toutes les ren-
contres,
Dans mon cœur ont été agités les mouchoirs de tous les adieux,
Toutes les invites obscènes en gestes ou en clins d’œil
Frappent de plein fouet mon corps tout entier en privilégiant
     les centres sexuels.

J’ai été tous les ascètes, tous les laissés-pour-compte, toutes
      les comme on les appelle quantités négligeables,
Et tous les pédérastes – je dis bien tous (pas un n’a manqué).
Rendez-vous en rouge et noir aux fins fonds, enfer, de mon
      âme !

[…]
 

Tout sentir de toutes les manières,
Avoir toutes les opinions,
Etre sincère dans les contradictions de chaque instant,
Se rebuter soi-même pour sa totale libéralité d’esprit,
Et aimer les choses à l’égal de Dieu.


[…]


J’ai couché avec tous les sentiments,
J’ai été le maquereau de toutes les émotions,
Tous les hasards des sensations m’ont payé un coup,
Tous les motifs d’agir et moi nous sommes faits des œillades,
J’ai pris la main de tout ce qui pousse à partir,
Incommensurable fièvre des heures !
Angoisse de la fonderie des émotions !
Rage, écume, l’immensité qui ne tient pas dans mon mouchoir,
La chienne qui hurle en pleine nuit,
Le lavoir de la ferme passant et repassant autour de
      mon insomnie,
Le bois tel qu’il était le soir où nous l’avons traversé, la rose,
L’accroche-cœur blasé, la mousse, les pins,
Tout la rage de ne pas contenir tout ça, de ne pas détenir
      tout ça.

Ô faim abstraite des choses, rut impuissant des instants,
Orgie mentale pour sentir la vie !

Obtenir tout pour autosuffisance divine-
Les soirées, les accords, les opinions,
Les belles choses de la vie-
Le talent, la vertu, l’impunité.
La propension à raccompagner autrui chez soi,
La condition de passager,
L’obligation d’embarquer sans tarder pour avoir une place,
Et toujours une chose manque, un verre, une brise, une phrase,
Et la vie fait d’autant plus souffrir qu’on en jouit et qu’on l’invente.


Pouvoir rire, rire en y mettant toute la gomme,
Rire aussi fort qu’un verre qu’on renverse,
Dément en absolu rien que de sentir, =
Eliminé en absolu de me frotter tout contre les choses,
Blessé à bouche rabattue de trop mordre dans les choses,
Les ongles ensanglantés de me cramponner aux choses,
Et après jetez-moi  au cachot de votre bon plaisir : je m’y
    Souviendrai de la vie.


Anthologie essentielle de Fernando Pessoa, bilingue,  Editions Chandeigne, 2016, présentée, traduite et commentée par Patrick Quillier

(Extraits de "Le passage des heures", ode sensationniste de Fernando Pessoa, traduit par Partick Quillier et publié chez Chandeigne  (Fernando Pessoa, Anthologie essentielle, 2ème trimesre 2016)

                                                                                             


PATRICIA LARANCO


  Patricia Larenco, choix Éliette Vialle

         Après la mort de mes parents
         la maison que l'on doit vider
         les armoires, les penderies,
         les gilets
         aux dos des fauteuils......
         les vêtements remplis d'odeur
         désormais vains, exempts de sens,
         vides des corps qu'ils étreignaient
         et qu'ils ne réchaufferont plus.
         Les vieux châles et les peignoirs
         froissés dessus les couvre-lits
         comme attendant
         qu'on vienne à eux
         et qu'on les enfile à nouveau
         selon
         la routine des jours
         aux allures d'éternité.

         tiré du Facebook,  Le Collectif Francopolis

***


FLAVIA COSMA


   Flavia Cosma, choix  Dana Shishmanian

             L’été impossible

         Fermenté, l’air s’ensable,
         cela sent comme si la ville
         S’était déplacée comme par miracle,
         Au bord d’un lac.
         Des mouettes aux plumes ébouriffées
         S’endorment sur des pavés brûlants.
         Les miasmes pesants nous transportent brutalement
         Sur les rives d’autres continents ;
         Nous revoyons en pensée les lacs ténébreux,
         Les épidermes dorés respirant des désirs,
         Les cieux mous, oranges, bleus,
         Les tristesses profondes, les plaines vastes.

         Pont franchissant le monde,
         Cet amour étranger
         Me dévore sauvagement
         Avec sa grande absence.

         XXX


         Des mots sans corps

         Des mots sans corps, décharnés,
         Traversent de temps en temps les murs—
         Le cœur vide, les mots-fantômes
         errent partout dans l’espace,
         En allant, en revenant –
         En rêves nocturne, affamés.

         Laisse- moi te dire adieu maintenant, mon ange,
         Le temps du départ nous a attrapés
         Et voici qu’il nous laisse en arrière.
         Il sera présent à nos premiers rendez-vous,
         A notre première poignée de main,
         A notre premier échange de regards.

         En phrases rudes, trébuchant nerveusement,
         Nous mettons la fin avant le commencement,
         Tandis que l’amour, présentant son  avenir
         Se tord amèrement.

Extraits du recueil Quartier latin, Editions du Cygne, 2014 – qui vient de sortir en anglais (voir Annonces)




CATRINE GODIN

         
       Catrine Godin, choix  Gertrude Millaire

la nuance

un jour, une nuit, en un moment vient une nuance. frappante comme foudre, elle vient à l’esprit et entre dans le corps. lorsqu’elle s’installe, ne nous lâche plus ni la pensée ni la main. elle nous tient comme si elle nous avait enfin trouvé. cette nuance est un volet à jamais ouvert, une paupière impossible à refermer, un plein jour dans la nuit, un éblouissement : on ne peut plus l’exclure. la nuance qui nous a trouvé nous devient aussi évidente que le beurre est jaune et le chien saure. on me dira que pour beurre et saure c’est évident. je dirais que c’est tout aussi vrai de l’écriture et de l’écrire. mais expliquer une évidence n’est pas toujours une mince affaire puisqu’il y a toute l’habitude du penser de l’autre, tout son confort et ses aises avec des idées et notions inculquées depuis… hof inculquées depuis des siècles. et prisées, et dorlotées aussi : il en va ainsi de l’écriture.

l’écriture est ce qui veut faire de la littérature (j’insiste sur le vouloir), s’installer à l’Académie française pour y être chez elle comme chez le pape. d’ailleurs elle se voit déjà dans La Pléiade ou chez Gallimard, se projetant dans une sorte de rêverie romanesque de la publication au format classique, se concocte sa recette. elle se plaît et se flatte le petit gras de l’intelligence, se gargarise de son Savoir et d’avoir fait le Monde. elle se targue en bonne vantarde qu’elle est  : « Ha ! L’écriture, vous savez, ce n’est pas donné à tous….» l’entend-on à qui mieux mieux, répéter d’un ton supérieur et fat, forte de se croire. élitisme, snobisme et paraître des gens qui rêvent d’être un auteur à la mode et fort heureusement tous les écrivains ne sont pas ainsi, ni à réécrire le même livre dix fois de dix manières, déguiser le moule, changer les noms et les cadres, ou la nature du drame. heureusement tous ne le font pas, car alors où s’en irait toute la littérature ? …

l’écrire ne vise que l’écrire. ce n’est pas qu’il soit tourner sur lui-même, ni vers, c’est qu’il se concentre. s’il ne sait pas, ne connaît pas, ne prétend pas, il sait pourtant que s’il triche tout est perdu. aussi défriche-t-il parmi de grandes forêts, de celles qui sont denses et noires, ombrageuses. discret autant que secret, il se retire dès qu’il le peut. il n’ajoute pas, il ne cherche que la nudité la plus nue. la justesse de ce nuement. la force rassemblée du peu et complet, ce qui est. l’écrire ne fuit ni la rugosité ni l’âpreté, il ne sacrifie rien au beau ni au style ni au commun, il ne penche vers le conformisme, ne pêche par le velléitaire, n’est ni séduit ni corrompu. il travaille une main en profondeur, se sculpte dans la lenteur, et si l’espace est son eau la patience est son pain. l’écrire n’a pas besoin d’école ou de panthéon, il fuit les concours et les médailles parce qu’il cherche, il cherche ce qui n’a été ni dit ni lu. et nu, et simple, il rencontre sa véracité.

(Publié le 11 juin 2015par4ine)
tiré de son site Trajectoires vers l'incertain

***
Catrine Godin vient de Québec où elle y a étudié les arts. Elle vit à Montréal, dessine, peint et écrit. En 2006, paraît un premier titre, Les ailes closes, aux Éditions du Noroît.
Puis, paraît en 2012, Les chairs étranges suivi de Bleu Soudain, également aux Éditions du Noroît.

En 2013 Catrine Godin est invitée au Festival International de Poésie de Trois-Rivières, elle participe au Festival Québec en toutes lettres en 2014 par l’entremise du projet Les oracles de Production Rhizome, puis en 2015, elle participe au projet Plus Haut que les Flammes, également de Production Rhizome
1.(Avec Les Oracles, nous avons voulu construire des passerelles entre écrivains et chorégraphes. Premier tableau de ce qui deviendra un diptyque, Percées résulte de la rencontre entre la poète Catrine Godin et la chorégraphe Karine Ledoyen.)




GILBERT RENOUF

 
     
Gilbert Renouf, choix Mireille Diaz
La douceur poème
Tactiques pour une guerre

(Editions du Petit Véhicule, 2016)

Mais loin de tout l’or et rouge des arbres que les nuages courtisent
c’est la montagne retrouvée d’automne où seules la nuit les gouttes et les feuilles touchent encore aux sentiers
une chouette appelle tu lui réponds dialogue de sauvages
qui pourrait en ce lieu rêver de blesser quelqu’un
l’absence de civilisation en est ici le degré le plus élevé
c’est-à-dire le plus simple

le plus dépouillé

Quand tu la rejoins dans le lit elle dort déjà et quelques heures après c’est elle qui t’offrira l’aurore

****** 
Nos éternités sont venues de loin
il m’aura fallu une vie pour apprendre à ne pas crier
une autre pour savoir attendre
une dernière pour laisser être

Dans les labours le soleil du soir semble avoir le temps
J’y ai planté mes meilleurs souvenirs
ils y germeront pour d’autres bonheurs possibles

il faudra savoir les cueillir

******
Alors retour à la fenêtre. Depuis des mois, un sac en plastique est éclos sur l’arbre en face. Depuis des mois, je l’observe qui se fane, déchiqueté des vents. L’amandier à côté est régulièrement visité jusqu’à son faîte par un écureuil qui s’empare de son déjeuner et retraverse la rue pour rejoindre son garde-manger dans un pin. Depuis quelques jours, l’amandier a commencé de me livrer ses fleurs. L’écureuil ne vient plus. Un peu plus loin, au-dessus des poubelles, un autre amandier pleut sur moi ses pétales.

Tant qu’il y aura cette vie en lutte, je regarderai par la fenêtre.







Coup de coeur  des membres
  Éliette Vialle, Gertrude Millaire,
   Dominique Zinenberg, Dana Shishmanian
François Minod, Mireille Diaz
Francopolis septembre 2016