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(2010-2016) |
GUEULE DE MOTS
Cette
rubrique reprend un second souffle en ce début 2014 pour laisser LIBRE
PAROLE À UN AUTEUR... Libre de s'exprimer, de parler de lui, de son
inspiration, de ses goûts littéraires, de son attachement à la poésie, de sa
façon d'écrire, d'aborder les maisons d'éditions, de dessiner son avenir,
nous parler de sa vie parallèle à l'écriture...etc. Libre parole à… Guy
Allix Poèmes
et aveux…
« Le
poème, cette
urgence qui te foudroie » Entretien
avec Dana Shishmanian D.S. Ayant suivi depuis quelques années ton
écriture que l’amie Jamila Abitar
m’a fait découvrir, j’ai été touchée
principalement par l’immédiateté du dire, une sortie des mots comme sous
l’emprise d’une urgence – le vers cité en guise de sous-titre le dit bien –
mais une urgence qui apparaît avec autant de naturel que la poussée d’un
arbre, la chute de l’eau, la disparition d’un être aimé, le tremblement de la
terre (oui les catastrophes – dans nos vies comme dans le monde – sont toutes
naturelles…). Est-ce toi qui ressens
cette urgence de l’expression ou est-ce le poème qui s’accouche à travers
toi ? G.A. Ah merci à Jamila
de nous avoir mis en contact ! Oui, Dana, tu as parfaitement raison
d’insister sur ce point : l’urgence. Très tôt je crois, le mot est
apparu dans mes poèmes. J’avais même créé le néologisme « urger ».
On peut lire quelque part : « Ca urge » (Dans Mouvance mes mots peut-être, je n’ai pas vérifié). Je mettrai le terme
« urgence » comme synonyme de « nécessité ». Le poème
doit naître dans l’urgence, il doit être nécessaire.
Trop de poèmes ne le sont pas, nécessaires. Et selon moi, ils ne sont pas
alors poèmes. C’est sûrement ce que j’aime aussi dans les meilleurs poèmes
d’un Paul Eluard par exemple ou dans les plus purs
aphorismes de Char. Mais il convient d’éviter certains écueils. Urgence n’est
pas précipitation. C’est tout au contraire. Et là quand tu évoques la
« poussée de l’arbre », cela me parle. Il y a bien une urgence dans
l’arbre, dans l’origine de l’arbre, dans ce moment où la graine germe. Dans
cette poussée à laquelle rien ne résiste d’une certaine façon (oui, un arbre
peut même pousser sous l’asphalte, sous des couches très dures, et les
transpercer). Il y a cette urgence qui s’allie à la durée et la durée
elle-même témoigne de l’urgence, de la nécessaire urgence. Car une fois que
la graine a poussé ses premiers mots en quelque sorte, il faut cette longue
patience de la terre, même après ces catastrophes que tu évoques. Les
premiers mots nés dans l’urgence doivent mûrir longuement. Sauf peut-être quand la catastrophe,
justement, a submergé le temps lui-même. Ce que dit, de façon sublime selon
moi, le poème écrit par Eluard le jour de la
disparition de Nush : « Vingt-huit novembre mille neuf cent
quarante-six Nous
ne vieillirons pas ensembles. Voici
le jour En
trop : le temps déborde. Mon
amour si léger prend le poids d'un supplice. » Quand « le temps déborde »,
ou tout au moins quand nous sommes dans cette sidération de son débordement
(de fait il nous déborde chaque jour), le poème peut venir sur la page avec
cette belle, et terrible, simplicité
qui dit tant. C’est ce que tout au fond j’essaie, laborieusement peut-être,
de dire et de faire. Et comme le poème doit être nécessaire et urgent, il
m’arrive d’être de longues périodes sans écrire… Périodes qui ne sont pas
pour autant « blanches » comme une page. Je vis, je souffre, je
partage… J’aime ! Et cet amour un jour arme les mots. La graine
longtemps cachée, silencieuse, germe. D.S. Il me semble avoir discerné aussi un certain
glissement d’une composition musicale complexe, à la limite du baroque, sur
l’ensemble d’un recueil, en dépit du dépouillement d’images du texte lui-même
(j’ai ressenti cela surtout dans l’enchevêtrement de motifs de Survivre et mourir), vers le chant
monodique le plus élémentaire, comme si le dépouillement passait des strates
les plus visibles vers la profondeur de l’écriture, là d’où surgit le
mouvement musical qui la porte (il y en a toujours un). Est-ce lié à cet
effort d’humilité dont tu parlais lors de ta séance de lecture au Territoire
du poème, le 27 février dernier ? G.A. J’ai parlé de
« durée » dans ma première réponse. C’est aussi bien parler de
musique, cette musique que, toi-même, tu convoques tant dans Le fruit obscur… L’urgence-même, l’urgence seule, c’est le cri. Et c’est le cri qui
pousse et qui est poussé. Mais ce cri doit s’inscrire dans la durée. Il faut
donner du temps à l’urgence. Dompter cette durée où elle doit s’inscrire. La
rythmer. Traces, répétitions, échos… Le terme « motifs » que tu
emploies me semble très juste. Il y a le poème-cri et le recueil qui articule
le cri. Qui pousse encore plus loin. La musique est essentielle même dans le
silence qui cerne la note. Le poète doit composer
son recueil, c’est là un travail essentiel qui permet au poème-cri de
vraiment rayonner, résonner, d’être proprement en harmonie. Je travaille
beaucoup à cela en fait chaque fois que je prépare un recueil. Du reste je
n’aime pas ce mot « recueil » qui justement escamote ce travail.
Ceci étant c’est toujours un travail inachevé, comme dans la chanson grise
verlainienne (j’adore Verlaine !), inachevé car inachevable ! C’est sur ce point, oui, que je
retrouve cet effort d’humilité dont tu parles. Et c’est là une tension. Il y
a quelque chose de céleste dans la musique, comme un envol, mais nous ne
pouvons regarder le ciel qu’à partir de l’ici-bas, qu’à partir de cet
« être-peu » que je nomme dans Le sang le soir, cet « être-peu » qu’il faut
assumer. Oserais-je dire qu’il faut fouiller l’humus au plus profond pour envisager le ciel. Le poème s’écrit
(et s’écrie) les mains pleines de terre autant que de sang. Plus
justement : le poème s’écrit les mains propres de terre, car la terre est le propre de l’homme. Il faut
tenter d’atteindre cette justesse… inaccessible. J’ai suggéré dans Survivre
et mourir que le poème au fond c’est l’impossible. Comme la musique
elle-même peut-être. Le poème n’est que l’ombre du poème. La musique n’est
que le soupçon de la musique. Mais le poète doit affronter l’impossible et
l’échec lui-même. J’aime rappeler cette phrase de
Cadou : « Je ne conçois pas la poésie sans un miracle d’humilité à
la base ». Et je terminerai par cette citation
qui m’a véritablement convoqué à l’écriture il y a déjà si longtemps. « Avec
des mots chantés à voix profonde et douce Avant
qu’un peu de terre emplisse notre bouche Confier
à la vie notre lucide amour C’est
là notre travail sans trêve et notre fête Notre
raison de vivre et de mourir poète Notre
ultime et divin recours Guy-Charles Cros Je crois, vraiment, que ces deux citations
répondent beaucoup mieux à tes questions que je ne l’ai fait avant.
Recherche et
entretien Dana Shishmanian |