Julien Gracq inédit :
« Valéry est le colosse de la pensée pour
album »
Mort de
Paul Valéry. Qu'on ne se permette plus d'en dire du mal. Deux ou trois
seulement de ses contemporains ont manié la langue française comme lui. Et
la langue française est après tout notre fonds commun, qui la besogne avec
cette perfection nous accroît.
C'est un
grand poète et cela crève les yeux. Qui ne le comprend pas est un définitif
imbécile. C'est cela qui le sauve et cela seul qui le sauve.
Son
drame a été celui de l'exténuation ultra-rapide du pouvoir créateur par
l'exercice de l'intelligence analytique. Il a traité avec maîtrise, avec
une parfaite réussite, ses abcès par la méthode du dessèchement – mais
reste que pour être au niveau des plus grands, il lui manque ce que
j'appellerai la hernie ombilicale. C'est un Goethe sans Faust.
Son œuvre de prose, magnifiquement écrite, n'est qu'essais critiques et
fragments.
Ami des
médecins, il s'est vraiment beaucoup préoccupé d'asepsie. Il a tué beaucoup
de germes, en lui et autour. Il n'a jamais ouvert aucune fontaine secrète –
même pas la sienne, ou alors n'y coulait qu'un érotisme sans accent d'homme
du Midi. Il ne l'a peut-être pas cherché, mais c'est aussi qu'il en était
incapable.
De tous
les écrivains français, sans doute celui dont le pouvoir sur les hommes
aura été le plus mince. Pouvoir uniquement constitutionnel, conféré par la
forme.
Qu'elle
était donc symbolique et convenable à lui, cette cérémonie funèbre.
Sarcophage et marbres, momie encore chaude, déjà exorcisée de tout démon,
belle et magnifique idole d'or aux yeux vides – tant de marbre tremblant si
peu d'ombre.
Je lis
dans Les Nouvelles littéraires, né à Sète d'un père corse et d'une
mère italienne. Oui, au fond toute la question est là. Il est l'homme de la
mer fermée et solaire, et je n'en ai qu'aux hommes de l'océan. Valéry est
le colosse de la pensée pour album.
*
La
somptueuse, l'éblouissante poésie de Mallarmé et de Valéry est un peu pour
moi comme le trésor de Toutânkhamon. Gemmail en
effet, état dernier, totalement stable, des transformations d'une matière
verbale qui cousine enfin avec la mort. On ouvre la porte sur le
ruissellement des feux dans l'ombre, et on la referme, saisi et
respectueux : un tel entassement de masques d'or, d’aromates et de
pierreries – viatique funèbre pour la comparution devant quelque dieu
souterrain de la poésie – n'a pas été amoncelé pour ce qui bouge encore
insouciant sous le soleil.
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