L’affaire Monsenge
– M. Monsenge
est entré dans le bar à 15h38. Il s’est assis à la table jouxtant le
portemanteau, a commandé un demi-pression à 15h43, a consulté son agenda à
15h48, a demandé au garçon où étaient les toilettes à 15h57, s’y est rendu,
est retourné à sa table à 16h04, a terminé son demi à 16h07, a sorti son
téléphone portable à 16h08, a passé un coup de fil et a raccroché à 16h10.
Il a ensuite demandé au garçon
d’encaisser l’addition, s’est levé à 16h13, et a quitté le bar à 16h14.
– C’est tout ?
– Eh bien oui, je crois.
– Ne croyez pas, dîtes tout.
Allez ! Cherchez !
– Ah oui, il s’est gratté la tête
pendant dix secondes
à 15h42.
– Juste avant de commander le
demi ?
– C’est ça.
– Autre chose ?
– Oui, il a toussé en regardant vers
la table de droite près de la fenêtre.
– Autre chose encore ?
– Oui, il a pété quand il s’est
déplacé pour aller aux toilettes.
– Quand ça ?
– À 16h01.
– Intéressant. Quoi d’autre ?
– Vous en voulez encore ?
– Oui, bien sûr, je veux savoir tous
les faits et gestes de cet individu durant son passage dans ce bar.
– Tout, absolument tout ?
– Oui, tout, je ne veux pas être
soupçonné de négligence, c’est trop important.
– D’accord mais on ne va pas y passer
toute la nuit, on ne peut pas tout relater.
– Si, je vous l’ai dit, je ne veux
rien négliger, sinon on risque de me reprocher de mentir par omission.
– Ah oui, je vois. Bon, c’est bien
parce que c’est vous.
Au
fait, vous me couvrez
toujours pour mon petit business ?
– Mais oui, puisque je vous l’ai dit.
Allez dites-moi. Quoi d’autre ?
– C’était juste pour être sûr. Vaut
mieux par les temps qui courent.
– Allez, allez, dites-moi tout ce que
vous savez encore et surtout n’omettez rien, hein, sinon je vous
considèrerai comme menteur par omission, et alors là, votre petit business,
vous pouvez lui dire adieu pour toujours.
– Non, non, menteur par omission, pas
question. Bon, nous disions donc… Ah oui, il a demandé des cacahuètes au
garçon à 15h54.
– Vous voyez quand vous voulez, quoi
d’autre ?
– Après ce sont des détails.
– Allez, allez, dites tout ce que vous
savez.
– Il a croisé les bras à 15h44, les a
décroisés à 15h45.
– Encore, encore !
- Il s’est gratté la narine à 15h47.
– Droite ou gauche ?
– Quoi ?
– La narine.
– Je ne me souviens plus.
– N’essayez pas de mentir par
omission, hein ?
– Droite, mettez droite.
– Vous êtes sûr ?
– Oh que oui ! Droite la narine,
on ne peut plus droite.
– Autre chose ?
– Oui, oui, il a eu des mauvaises
pensées à 16h05.
– Comment le savez-vous ?
– Ça se voyait.
– Ce n’est pas factuel, c’est votre
interprétation.
– N’empêche…
– Il n’y a pas de n’empêche. Des
faits, des gestes, le reste ne nous regarde pas.
– D’accord, d’accord, ne vous énervez
pas.
– Autre chose ?
– Non.
– Vous êtes sûr ?
– Non, heu, oui.
– Non ou oui ?
– Non, je veux dire…
– Non, donc terminé
– Et mon affaire ?
– Quelle affaire ?
– Vous savez bien, mon petit business.
– Vous avez un business ?
– Ben oui, vous savez bien !
– Non, je ne sais rien.
– Mais enfin, je suis votre indicateur
et mon business… c’est notre arrangement… vous fermez les yeux…
– C’est ça, je ferme les yeux, je ne
sais rien, allez salut.
F. Minod in
L’homme au banc,
Ed. Hesse, 2013
Septembre 2017
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