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GUEULE DE MOTS
Où les mots cessent de faire la tête et revêtent un
visage...
Cette
rubrique reprend vie en 2010 pour laisser LIBRE PAROLE À
UN AUTEUR...
libre
de s'exprimer, de parler de lui, de son inspiration, de ses goûts
littéraires, de son attachement à la poésie,
de sa façon d'écrire, d'aborder les maisons
d'éditions, de dessiner son avenir, nous parler de sa
vie parallèle
à l'écriture. etc
Ce mois... mars 2015
Libre
parole
à… Claude Sterlin Rozema PARTIE I
« AYITI : CINQ ANS APRES LE SEISME,
QUELLE ISSUE… »
‘Le séisme a tout changé
en moi…’ ¸
Ma
feue mère me disait souvent, durant ma prime adolescence :
« Il faut une raison de vivre », et voilà
qu’en quelques secondes, face à la brusque mort qui
s’était manifestée devant moi, j’ai pensé : «
Il faut aussi une raison de mourir ». Bien plus, s’il
est une obligation de vivre sa vie avec tout son cœur, ses
espoirs les plus chers, il est identiquement obligatoire de vivre sa
mort, c’est-à-dire la voir arriver non comme un vain
aboutissement, dépourvu d’émotions, mais comme une
réalité qu’on admet avec austérité, parce
qu’en déchirant le manteau nuiteux de la crainte, elle nous
plonge dans les carcans qui nous ligotent au passé.
Tourmenté
depuis trois mois par la relecture du Contrat Social de Jean-Jacques
Rousseau, ouvrage rarissime sur le marché du livre haïtien,
l’idée m’était venue de faire allusion à la
réalité lugubre que vivaient, jusqu’à cette date
de réflexion, bon nombre de mortels de mon pays. J’aimerais dire
comme cet éminent auteur du XVIIIème siècle :
« Ma naissance fut le premier de mes malheurs ».
Bref, il
faut vivre. C’est la raison qui gouverne le monde. Dans cette optique,
deux revendications sont privilégiées pour accomplir la
tâche imposée parfois à l’être humain pour
survivre : « avoir un idéal », ensuite une
« raison de vivre ». Je ne parviens pas,
jusqu’à la maturité de mon âge, à
interpréter complètement mon entourage. Il est vrai de
dire que la vie en société est faite en partie de
duplicité, mais sous la voûte d’Ayiti Thomas, cette
mentalité est vieillotte par des postures initiatrices de
déstabilisation, là où l’idéal et la raison
de vivre ne s’édifieraient pas aisément.
La Déclaration des Droits de l’Homme stipule en son article
premier : « Les hommes naissent libres et égaux en
droits». Que la vie serait magnifique et bien
structurée, si cet article était adopté, comme il
vaudrait de l’être ! Je n’entends faire de
leçon à personne. Ma naissance : le premier de mes
malheurs et ma jeunesse, avec le séisme du 12 janvier 2010 : un
big-bang qui m’habitait et a tout changé en moi, deux tranches
d’âge que j’ai entièrement vécues entre peurs et
pleurs.
Rousseau fut, selon moi, un naïf en pensant à la mise en
place d’une société juste. J’irais même plus
loin, me demandant s’il n’avait pas perdu son temps en rédigeant
le « Contrat Social », en essayant
d’analyser en profondeur les choses qui se passaient dans mon pays,
voire dans ce monde ambigu qu’est la TERRE.
La crise de la démocratie occidentale, à la fin du
XXème siècle, n’est plus confidentielle pour personne.
Elle devient un spectre de dictature qui espionne les pays
mondialisés, un nouveau contour de subordination issue de
l’insouciance des habitants eux-mêmes pour la théorique
égalitariste. Vidée raisonnablement de sa contenance,
elle ne serait plus qu’une comédie de simulacres, en train
d’expirer faute d’honnêtes combattants. L’issue à la crise
ne peut se repérer que dans un réinvestissement de
l’idéal démocratique par l’unité de la
communauté. Un renforcement de la citoyenneté, comme
concept philosophique et opératoire, est obligatoire alors que
la dialectique inégalitaire du capitalisme mondialisé
confisque à la grande foule des individus leur verbe et la
maîtrise de leur sort.
(12 janvier 2010 -
temblement de terre)
Bien de mes compatriotes
ont vécu collectivement l’hécatombe du 12 janvier qui
s’amarrait au plus profond de leur être, mais pour n'importe qui,
en soixante secondes, c’était une expérience
indissociable en connexion intime avec soi-même et avec la vie.
Ce tremblement de terre / moral / physique, a secoué violemment
la Capitale du pays et semé la panique au sein d’une population
qui n’en croyait plus ses yeux, à la fin. Des foules
terrorisées ont déferlé dans les rues, sans savoir
ce qu’elles fuyaient ni où elles allaient. Plus tard, sortir
sous un champ de décombres, passer entre les griffes de la mort,
était une autre expérience qui, malgré la vie
sauve, m’a laissé un goût âcre, une panique contre
laquelle je lutte encore. Personne ne peut vaticiner où la mort
l’attend, mais, pour le miraculé que je suis, cependant,
l’occasion m’est propice de tâter du petit doigt la
tendreté de ma destinée tellurique et de faire le point
sur les valeurs qui ont régenté ma vie traumatisée
sur ce bout d’île de la Caraïbe devenant
concrètement, depuis plus d’un siècle,
l’arrière-cour des Etats-Unis d’Amérique.
Quand, avec un léger
recul, encore tant comprimé par les douleurs physiques
et psychiques, j’ai discerné en cet après-midi, sous le
firmament terne de
Port-au-Prince, des milliers de jeunes cadres, d’hommes et de femmes,
d’universitaires, d’entrepreneurs, d’écoliers, d’ouvriers,
d’enfants, d’animaux
découpés en morceaux sur les trottoirs des rues et
ruelles changées en amas de
chairs, d’autres encore en vie, à plat ventre, rampant, suant
dans la boue des
eaux courantes de la ville, demandant de l’aide, j’ai essayé
d’appréhender ces
instants qui furent peut-être les plus durs de ma vie, parce que
cette
perturbation m’a clairement tourmenté. Ayiti, mon terroir
originel, s’est noyée
plus que jamais dans un temps plutôt anxieux où les
minutes de sérénité ont
renouvelé des suspens, des anxiétés et des
alarmes.
Hélas ! En cette fin
d’après-midi qui a bouleversé ma vie et m’a fait
réitérer des épreuves superfétatoires et
dérisoires, des lamentations
incommodantes et pernicieuses, des cris dans ma tête, des morts
sous mes yeux,
la mort était là devant moi. Elle vadrouillait, sournoise
et assurée de son
couronnement, et moi ayant presque perdu ma lucidité, je ne
pouvais rien pour
la fuir. Tout était chaotique, tourbillonnaire. Je me retrouvais
bizarre, après
la brusque disparition de ma famille, de quelques collègues, au
milieu d’une
rue délabrée, bras ballants, livré à
n’importe quels éléments en furie et sans
points de repère, en face de toute une escorte d’irrationnels.
Pas de
désespoir, mais j’étais quand même bourré
d’inquiétude ronflante et de révolte
devant l’impuissance de me fixer à un lieu sûr qui aurait
pu me donner la force
de trotter en avant. En pensant à mon enfance, je me restais
figé, incapable de
réagir. Réagir pour ne pas me déposséder
mais tout en restant réaliste. L’une
de mes premières réflexions était de franchir le
« mur invisible»,
quitter la terre de ma souffrance (si à ce moment j’en avais la
possibilité) et
partir vers le large où m’attendrait l’air et la magie
tonifiante des espaces
exotiques. J’essayais de combiner mes raisonnements pour voir comment
j’aurais
pu reconstituer le puzzle du patriotisme qui se dissipait.
J’étais, sans le
vouloir, comme une bête traquée à la merci de ce
chamboulement majeur en
murmurant : « Ô terre qui ne cesse de s’immobiliser
dans les goudrons de la pauvreté ! Ô terre qui
fredonne plaintivement l’air des damnés solitaires !
Ô Ayiti, terre souche désorganisée par tant
de factices ! »
Quelques minutes
après, je me remémorais mes émotions dans une
sorte de dépression complète. Et subitement, un cri me
hélait à la réalité, m’incitait à
prendre le cap. Je virevoltais avec les yeux toujours rougis par la
poussière et j’apercevais un ami qui s’avançait au loin
avec un bras amputé, un autre inconnu, paraissait, une femme
avec le visage baigné de sang, son crâne était
défoncé. Mais hélas ! Ces victimes n’ont pas
survécu dans les trentaines de minutes qui allaient se suivre.
Ce n’était pas tout, une cohorte de rescapés gravement
blessés s’approchaient en pas chancelants. J’observais autour de
moi le scénario, encore tout abasourdi, et je demandais
inconsciemment: « Est-ce un film d’horreur ? Ma compagne et une
enfant que j’ai laissées à la maison, sont-elles encore
en vie ? Ma grand-mère qui n’est pas tout à fait
énergique ? » Deux informations me parvenaient, coup sur
coup, ma tête se mettait à virer comme si j’avais
reçu un coup de massue en pleine tempe et, mes deux mains
pleines de sang sur le visage, j’éclatais en sanglots. Ma
tête tournait comme un manège actionné par le
souffle de la mort. Tout s’écroulait autour de moi. Quatre de
mes amis qui étaient rentrés à Port-au-Prince pour
un séminaire étaient aplatis à l’intérieur
d’une auberge où ils étaient logés pendant la
matinée. Je les ai à peine laissés pour me rendre
à une superette qui n’était pas trop loin. En quelques
minutes, Port-au-Prince, béton-ville et bidon-ville, me semblait
subir les mêmes bombardements qu’Hiroshima et Nagasaki. C’est le
béton qui a causé le plus de morts. Des parades de
victimes défilaient hâtivement comme sur une pellicule en
accéléré. « Port-au-Prince est
réduit à néant. Pas d’espoir pour le reste du pays…
» lançait une femme complètement
affolée. Cette phrase dans ma tête avait tinté
comme un clairon de cavalerie, parce que je savais que Port-au-Prince
représentait tout pour le reste du pays. «
Si Port-au-Prince une
fois dévasté, les provinces seront touchées
gravement…» me disais-je. Tout est centralisé à
cette Capitale - l’exode rural - ayant à elle seule plus de
trois millions d’habitants d’une population frôlant les huit
millions.
Trois jours plus tard… je
me réfugiais dans les parages du Champ-de-Mars où j’avais
tant de gêne à sommeiller paisiblement à la belle
étoile, non seulement la nuit était chaude et j’ai aussi
appris que la résidence d’une de mes tantes s’écroulait,
après une sale réplique effectuée quelques heures
avant. J’ai essayé toutefois d’accepter
l’inévitable, de calmer l’effroi qui me côtoyait
incessamment. Tous les « radio-djols » journaliers ont
véhiculé plus d’interrogations que de réponses –
mais ils avaient quand même raison parce que même les
experts ne pouvaient rien encore assurer - plus de contingences que
d’espérance. La Capitale entière était
privée d’électricité et d’eau, point de
communication entre proches, les magasins par terre, les écoles
détruites ou gravement endommagées, des centaines de
milliers de personnes privées de leur foyer, d’énormes
difficultés pour charger son téléphone portable et
acheter un ou deux sachets d’eau. Les prix grimpaient à chaque
minute qui s’écoulait. Ce fut une révolution, dans
certains endroits, axée sur le « chacun pour soi
».
Six jours plus tard!
Port-au-Prince s’était de plus en plus converti en fosses
communes – une sorte de maquette d’un cimetière ambulant. Des
dépouilles amassées les unes sur les autres
dégageaient des relents pestilentiels. Défaut de
cache-nez en circulation. Parfois une odeur puante charriée par
le vent faisait geindre les passants qui, par un geste rapide de la
main, bouchaient leur nez, d’autres fois, certains tiraient la manche
de leur chemise ou leur corsage pour apaiser l’envie de vomir.
A cet instant, j’aurais
plutôt aimé la vie, ô comme au temps de mon enfance
un peu pénible, sur le Bicentenaire, durant les vacances
d’été, où je contemplais la mer dans son
éclat radieux, pendant que les goélands chantonnaient la
vie au grand air de liberté, et aussi dans leurs
égarements brusques, quand ils ensemençaient
l’inquiétude dans des bruits passifs, écœurants mais
suaves à la fois, car toujours la placidité et la
lumière revenaient pour chanter la vie, pour accorder au
rêve encore plus d’espoir et de beauté.
A chaque rumeur, je
faisais un saut dans le passé pour regarder cette enfance
où j’ai vécu de nombreux jours pleins d’espoir. Je
repensais aussi à cette période ténébreuse
des années quatre-vingt-six où la misère, la
souffrance soufflaient sur ma famille, le chaos dandinait sur mon pays.
D’autres instants me traversaient, ces temps où j’ai aussi
goûté à des matins de promesses baignés dans
la lumière rayonnante des jours tout neufs, qui me faisaient
oublier l’âpreté de la vie.
Treize jours ! La mort présentait toujours sa
physionomie austère et affreuse....
à suivre le mois prochain...
***
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CLaude Sterlin Rozema a accepté de venir nous
parler un peu plus de lui-même l'avant et l'après du
terrible tremblement de terre... "ce séisme a tout
changé en moi..."
1.Collectif
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poésie, littérature.
*Articles sur Haïti parus chez Francopolis
- Choix de poèmes
de Camille Loty Malebranche, par André Chenet (2010)
- Spécial Haïti
2010 par Juliette Clochelune
- Poètes pour
Haïti, Dana Shishmanian, Khal Torbully, sous la
direction de Témoignanges poétiques,
Littérature Poésie Monde Caraïbes, Haïti
(Dana, membre du Comité Francopolis)
- Présentation des
poètes haïtiens, recherche Dana Shishmanian (
2012)
- Vue de poésie-Yves-Patrick Augustin
(fevrier 2015)
-
Rubrique Coup de coeur - C.Sterlin Rozema, choix Éliette
Vialle ( 2015)
pour Gueule de mots mars 2015
Claude Sterlin Rozema
recherche
Gertie Millaire
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