La Haine charriait son habituelle
moisson. Elle traversait le village, récoltait les potins,
essaimait les ragots et les effluves.
Etait-ce un village
triste ? Les maisons étaient usées d’être
récurées et les femmes d’être asservies. Les
enfants, vieux avant de naître, cherchaient leur chemin en
solitaire. Mal attendus, mal acceptés, mal venus, ils
n’étaient que des bouches à nourrir avant qu’on puisse
les mettre au travail. Plus tard, ils étaient des hôtes
qu’on n’avait pas invités.
La Haine charriait
des flots de mémoire. On échangeait ses souvenirs. Les
familles des uns et des autres se mélangeaient par mariage, par
indiscrétion surtout. On vivait en transparence, croyait-on. On
vivait surtout en apparence, en surface.
On parlait beaucoup pour taire
l’essentiel. On parlait pour resserrer les baillons, pour aveugler
l’autre. On brassait l’air et les mots pour ne pas toucher à la
lie, à la boue du passé. Chaque famille dissimulait
un secret. Plusieurs pour certaines, plus canailles.
Le vent balayait la
longue plaine, soulevant poussières et mélancolie. Il
s’infiltrait sous les portes de vieux bois, passait et repassait dans
les cours étriquées, s’attardait, dérangeait les
tuiles, agitait les branches. On avait souvent froid. On était
accoutumés au ciel chiffonné, aux maisons
sévères de briques rouges, aux jardins étroits, au
mauvais goût, aux manières faussées…
… Il arrivait qu’un
proche passe dans l’autre monde. Son absence soudaine réveillait
les consciences, remuait les questions. Alors, on s’échappait.
On recherchait la complicité du végétal, du
minéral. On voulait ignorer la précarité humaine.
On gravait dans l’écorce ou dans la pierre des cris que nul ne
lirait. On se sentait proche de l’infime. On portait haut
l’espérance d’un envol, la foi en des étoiles vestiges
sans doute.
On écoutait les rumeurs et les
gestes de la nature. On écoutait la douceur des nuits, la
morsure du froid, les eaux sous terre retenues, la patience de la
rivière et son appel toujours pressant.
La Haine charriait sa
moisson… L’eau reflétait le bleu sous les nuages. Elle s’irisait
sous de faibles rayons, elle rosissait à l’aurore, se dorait au
crépuscule. Elle gardait le souffle de ceux qui l’avaient
épousée par désespoir. Elle gardait leurs regards
fanés, leurs corps tordus.
La
Haine muait lors de ses crues. Elle rejetait alors détritus,
herbes et os blanchis en un magma sauvage où certains
craignaient de reconnaître un des siens.
Les nuits alors
étaient sans rives. Les réveils, un lent accostage qui
arrachait un peu d’âme aux survivants que nous étions.
La Haine, indifférente, décantait sa
lie et coulait limpide vers la mer…