Le Salon de lecture

 

Des textes des membres de l'équipe ou invités surgis aux hasard de nos rencontres...








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THOMAS VINAU





 


Une flaque d’eau pour se noyer

C’est un lundi inutile, une flaque d’eau pour se noyer.
La verveine sur le balcon ne poussera pas moins bien que la veille.
Les moteurs viennent salir l’aube, souiller nos rêves encore moites qui ont pris corps au cœur humide d’une nuit d’été.
L’homme n’a que du bruit à offrir, du bruit et de la sueur.
Il voudrait pleurer d’avoir quitté ses rêves, il voudrait crier d’être un compte à rebours.
Il n’ose espérer une vie sans réveil, sans radio, sans voiture, sans travail, il n’ose espérer une raison valable de se lever.

C’est un lundi inutile, une flaque d’eau pour se noyer.
Il y a ce vent qui effraie les mouches, cette vieille dame qui joue déjà aux mots croisés en
attendant le jour, il y a cette machine qui siffle et gémit en mâchant nos ordures.
Il y a déjà ceux qui s’agitent pour que le monde ait l’air en marche à notre arrivée.
Les heures commencent déjà à défiler, le temps se dévore lui-même et bientôt le soir tombera pour nous donner des raisons d’oublier à quel point nous avons perdu notre temps.

Dans la douceur de nos fatigues, nous retrouverons enfin ceux que l’on aime, ou nous ne
retrouverons personne et ça n’aura plus d’importance parce que la nuit nous offrira ses
bras tendres et paisibles comme un piège.

Elle nous délivrera d’aujourd’hui pour nous faire prisonniers de demain.

Dans l’obscurité tiède, nous essaierons de résister au sommeil. Quelques minutes sereines de divagations ou de tendresse avant de disparaître.

Et demain sera déjà derrière la porte à se gratter le ventre.



Rentabilité

Je vous donne mes bras, faites en ce que vous voulez
Faites en des piliers, des poteaux ou des planches
Faites en du bois mort, un support pour les ronces
Faites en des bougies ou des pelles à creuser
Car ce n’est pas moi qui les rentabiliserai
Je vous offre mes jambes
pour cultiver les poils ou nourrir les fourmis
pour arpenter sévère,
pour marquer territoire
pour jalonner le temps
Car ce n’est pas moi qui les rentabiliserai
Je vous offre carcasse
pour boucher l’horizon
monticule de viande
pour vous baigner dedans
pour élever des mouches
pour être apéricube
car ce n’est pas moi qui la rentabiliserai
Je vous offre ma tête, mes rêves, mes cheveux
je vous offre mes yeux, ma tendresse et ma curiosité
Je vous offre mon temps, patience illimitée
Car ce n’est pas moi qui les rentabiliserai.
 


Le jour où l’automne est arrivé...

Le ciel a attendu.
Le jour a hésité à tourner le dos à l’été.
Un peu plus que la veille, la terre s’est nappée de son sucre glacé.
Le vent à recouvert chaque arbre d’un nouveau vêtement de lumière.
Un nuage a traversé l’horizon le temps que je retrouve mes mots.
Les mouches se sont affolées devant les premiers crépitements froids de l’aube.
Les reflets diaphanes du ciel se sont étalés dans une flaque d’eau.
Chaque têtard a abordé la surface, chaque oiseau s’est méticuleusement nettoyé les ailes, chaque humain a arraché les restes de rêves dans ses yeux.
Le vent a dansé avec la lumière, il a caressé la silhouette fragile de l’horizon.
Chaque brin d’herbe est devenu un grouillement, chaque poussière est devenu un reflet, chaque feuille morte est devenue un miroir.
Les nuages ont brouté l’azur comme des animaux paisibles qui remontaient le cour du temps.
Les branches se sont affolées.
Le ciel s’est voilé d’une uniformité grise et froide.
Chaque feuille s’est faite giflée parcimonieusement.
Les gouttes ont fait rebondir la poussière.
Elles ont hissé chaque odeur sur le perron du monde.
Elles ont dégouliné comme des mots blancs du ventre cotonneux d’un mouton aérien.
Les gouttes ont fait crépiter le matin.
Le ciel s’est couvert de hiéroglyphes humides.
Le jour s’est caché sous les jupes du vent.
L’espace d’un instant, tout s’est arrêté dans un silence serein.
Le monde a attendu avec la clarté de l’évidence.
L’horizon a cessé de fuir.
Le tonnerre a éclaté en déflagrations sèches.
Le ciel s’est mis à claquer comme une porte dans un courant d’air.
Abondance de gouttes.
L’eau a fait briller la terre à chaque éclat de boue.
Le jour où l’automne est arrivé, le monde entier s’est rincé dans sa boue.
Le ciel a copié ses humeurs.
Le ciel a copié ses couleurs.
Pour la première fois de leur vie, les diptères se sont sentis vieux.
Le jour a retrouvé son rythme dans le battement des gouttes qui encerclaient les flaques.
Les fruits pourris sont tombés des arbres en voulant imiter la pluie.
Les feuilles ont commencé leur voyage vers la galaxie des poussières.
Et l’obscurité m’a souri.


 
 


MÉTHODE DE SURVIE

technique numéro 1 _DIAPRER L’OBSCURITÉ:

LA TENDRESSE EST UNE COULEUR
UNE BRISE CHAUDE CARESSE LA NUIT
PUR VÊTEMENT DE SILENCE

technique numéro 2 _TISSER FILS DE LUMIÈRE:

MANTEAU DE DISSEMBLANCE
CATHÉDRALES ÉPHÉMÈRES
POÉSIE DU LUCIDE

technique numéro 3 _DE L’AMOUR DES NANOCKS:

L’OMBRE EST L’ÉCHAFAUDAGE DE LA CLARTÉ
L’AUBE EST RESPIRATION
SA MAIN DANS LA MIENNE

technique numéro 4 _ARCHITECTURE DES VENTS:

LE RIRE FROID DU MISTRAL
DU MOUVEMENT DES CONTRAIRES
ÉPARGNER LES NUANCES

technique numéro 5 _MÉTAMORPHOSE SENSIBLE:

TERRE, CAILLOUX, BRINDILLE, NUAGE
CHIEN, PÉTALE, ARBRE, POUSSIÈRE
FLEUR, PLUME, PARFUM, ORAGE

technique numéro 6 _PIERRE PAR PIERRE:

MOT PAR MOT, SECONDE PAR SECONDE
GRAPPILLER UNE À UNE CHAQUE MIETTE DE FORCE
DE L’ÉSTHÉTIQUE DES RUINES

technique numéro 7 _PROJECTILE

PENSER À DEVENIR
AUTORISER L’OUBLI
INVESTIR DANS LA PERTE

technique numéro 8 _AMASSER CENDRES

COLLECTION DE DÉTAILS
TOMBER C’EST VOLER UN PEU
LA FOUDRE DANS UN VERRE D’EAU

technique numéro 9_RÉDEMPTION PAR LE VERBE

CACAHOUÉTE SALMIGONDI CONCOMBRE ANACHORÉTE
CUCURBITACÉ NYCTALOPE ANDOUILLETTE CALLYPIGE
GALINACÉ PYTÉCANTHROPE CHAMALO CHARIVARI




Un Répit

Sous le ciel bas et lourd
les insectes grouillants organisent le monde

L’homme est bien moins qu’un loup pour l’homme
et mes mains creuses sont pleines de la bave affectueuse
 des chiens
L’homme est bien moins qu’un brin sec de sauge
et dans les reflets vitreux de sa graisse
il règne sur un tas de cendre
mouvant comme des sables
mélangés à la boue

Je m’enfonce tendrement dans le ventre du monde
je m’enfonce lentement dans nos propres poussières
je m’enfonce dans mes yeux

N’apercevant rien d’autre qu’un ballet sirupeux qui s’étale en gluances
sur le crâne rond du vide
Et mes semblables sont comme des clous rouillés
figeant le paysage
en démonstrations froides et utiles telles un enterrement

Je m’enfonce lentement
Une mains me rattrape
Deux ailes translucides qui poussent dans son dos
Et de mes deux cavités mornes
elle fertilise le sol
et deux sources jaillissent
deux sources fraîches et douces comme du pollen glacé

Elle est
la caisse de résonance du rire fragile de la vie
qui persiste
malgré nous.
 

Le Dernier Mot

Dans l’aube fumeuse et humide
les cris des oiseaux
sont des clous
qui tiennent le jour droit
La nuit déguise ses courbes
Les chauve-souris s’endorment
la tête aux pieds des mots
Germination feutrée
Une brise mouvante
fait danser la rosée
sur une tige de menthe
Au bord d’une poubelle
les fourmis s’organisent
pour laver méticuleusement
nos traces

Tu regardes le temps qui passe
ses empreintes dans l’herbe
disparaissent aussitôt
Bien longtemps après toi
Il persistera à renaître
ce palais provisoire
Ce monde que tu piétines
aura le dernier mot




Le pays des hommes sans nom.


La ville est un monstre tendre et cruel.
C’est le pays des hommes sans nom.
Les gens se croisent sans partager leurs regards, les épaules s’évitent, les sens sont aguerris à tout capter sans réagir, à percevoir préventivement tous les risques possibles avant de les évaluer, puis de les affronter sans ne rien laisser transparaître, chacun arborant ce masque de présence froide du pays d’avant les sourires, un masque dur d’indifférence afin que chaque homme puisse se confondre sereinement avec son ombre.
La peur habille certains, pendant que d’autres éructent, hurlant au visage de l’absence, et leurs cris deviennent comme une impression colorée d’amertume qui se dilue dans la grisaille, c’est l’haleine aigre de la ville, un élevage en batterie de tristesse et de rire, une usine à plaisir et à déchirement.
Le pays des hommes sans nom est le lieu du possible, il est donc inéluctablement le berceau des échecs, des possibles ratés...
Si on sort du microcosme de son milieu, si on visite une ville comme un étranger, un anonyme qui parcourt le dédale des rues vides sans les  repères affectifs qui peuvent se tisser parfois à l’intérieur, ce qui saute aux yeux, ce sont ces échecs avachis comme des fleurs fanées sur le bord d’une route, ces possibles ratés incarnés dans les corps cassés qui jonchent le bord de cet étrange chemin.
Lentement, on s’habitue à voir et la ville devient le pays des hommes sans nom.
C’est un pays fait de vestiges et de décombres, les solitudes en sont ses ruines, les corps écorchés ses jalons de tristesse, la misère l’odeur de ses saisons...
C’est un pays de luttes et de défaites, d’éclats de nuit et de poussières de feu, de rêves avortés et d’espoirs naissants.
Il réveille les souvenirs, faisant résonner au fond de nos ventres la petite musique de ce qui n’est plus.
Il nous ramène, comme le guide d’une visite touristique morbide, à nos propres vestiges, nos possibles ratés, “à votre gauche votre jeunesse perdue, à votre droite vos rêves bafoués”  et dans le fond de nos bouches, l’amour vient se mélanger aux cendres.
C’est le goût du pays des hommes sans nom.
Le temps se mange lui-même la queue. Les jours traversent la ville comme un convoi pressé d’atteindre enfin sa fin. Remplissant chaque rue, chaque trottoir, chaque flaque, les jours s’accumulent comme la poussière compacte de nos pertes perpétuelles dans les recoins du monde.
La ville est froide et grise, morne et lisse, comme si le jour avait échoué à renaître de ses cendres. Elle sent la solitude, elle sent les désirs moites et avortés de la solitude, elle sent sa frustration.
La ville s’exprime par le bruit, sa langue est le vacarme des bouches tristes, elle tousse, elle crache, elle vomi, c’est sa façon à elle de réclamer l’amour.
Le soleil se lève malgré lui.
Les peaux se frôlent, la vie se débat.
Les corps abandonnés se débattent sous l’illusion d’un petit matin ordinaire, sous l’illusion du parfum des boulangeries dans le soleil lointain.
Je traverse la ville.
Friche des solitudes.
Je traverse le pays des hommes sans nom.
Je suis seul. Il me manque la moitié de moi-même, ma meilleure moitié, et déjà le temps sans elle se mange lui-même la queue. Il s’agrippe à la crasse avant de disparaître, il retourne se débattre avec les autres, il recommence à se perdre, tout seul, comme un grand, dans le pays des hommes sans nom. Ma jeunesse se nécrose, elle ne me protège plus.
Pourtant, en visitant ces ruines, je sens la force qui maintient malgré tout mon corps droit et ma tête à l’endroit. L’amour distille constamment sa lumière solide dans mes veines. Je retourne d’où je viens mais je n’en fais plus partie, car l’amour me protège. Que je le veuille ou non, je suis protégé, toujours, par la grâce que quelqu’un a posé au fond de mes yeux. Je peux traverser des déserts, des pays dévastés, des mers froides de silence. Je peux traverser le pays des hommes sans nom. Je peux combattre le serpent qui se mange lui-même la queue...
Dans la rue, c’est le grand défilé des hommes sans nom.
Sur les routes, c’est la danse figée des ombres dans le vent.
L’univers s’est organisé.
Il a comploté dans mon dos pendant quinze milliard d’années pour que j’en arrive à  mâcher des glaçons de mélancolie au centre d’une ville grise et plate comme un morceau d’orage aplati au marteau.



Du courage

Il en faut du courage
pour mettre un jour devant l’autre
avec nos pieds mal dégrossis
Il en faut pour se battre
ou pour ne plus se battre
pour décider de quelque chose
dans le trou profond de chaque vie
Il en faut pour se lever
pour travailler l’un devant l’autre
et disparaître
il en faut pour apprendre
il en faut pour attendre
pour balayer devant sa porte
construire une boite d’allumette
ou déblayer le fond du puits
qui relie nos têtes à nos ventres
Pour mettre un jour devant l’autre
et caresser sans arracher
les ailes des papillons de nuit
Il en faut du courage
pour faire attention à ce monde
sans qu’il fasse attention à nous
pour investir dans la perte
se faire grignoter les secondes
séparer les gouttes de pluie
et mettre un jour devant l’autre




THOMAS VINAU
(28 ans, habite au pied du Luberon
encore des rêves et quelques mots
plusieurs participations dans différentes revues net et papier
ami des pierres et des brindilles
supporter des poussières
militant du minuscule)

invité au salon de lecture novembre 2006
par Jean-Marc La Frenière


 

Créé le 1 mars 2002

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