NINA
ZIVANCEVIC
Poèmes
du
recueil inédit Guérison (Isceljenje),
traduit
du serbe par Ljiljana Huibner-Fuzellier & Raymond Fuzellier
(en
préparation chez L’Harmattan)

Sur les menus objets
(O
malim objektima)
Les menus objets sont
tellement précieux
Il leur faut du temps
pour respirer
Épancher de
l’énergie et alors marcher
Bavarder avec diverses
personnes, causer avec tous
Tandis qu’elles parlent
ainsi, babillent, soufflent légèrement, causent
L’escalier mesure le
battement d’un cœur
Vois comme il se met
à flotter et puis s’envole
Couvert des couleurs de
la rouille, couvert de sable et d’algues
Et Beckett avait raison
de dire
Que « brioche
» n’est qu’un mot et qu’ « homme » non plus
N’est pas « un
mot beaucoup meilleur »
Hé, respirons la
fraîcheur d’un été,
Les menus objets
précieux, le sable et les mouettes paresseuses
Qui prennent leur envol
Il importe de recycler
Le temps
présent, futur, mais aussi passé
De cet objet indigeste
qu’on place
Sur la paume, sur une
balançoire, cet éclair d’un instant heureux
Les souvenirs viennent
et s’en vont par saccades
Ils ne nous
dévorent pas encore mais seulement nous déploient …
La parfaite crinoline
d’une dame se promène à travers un jardin
Où la nuit a
fait ses adieux à
Un gravier et à
de magnifiques glycines
Ici et maintenant il te
faut découvrir une issue
Dénicher la
clé
Pousser un soupir
Avant de descendre pas
à pas
L’escalier, avant de
Redevenir jeune fille
et nouveau-marié d’outre-tombe
Avant de lancer un menu
gravier
Sur quelques personnes,
sur toutes,
Je les dénombre
… Et jamais je ne joue avec elles
Trop lasse pour jouer
Qui sont-ils tous ces
gens ?
Trop émus pour
danser
Abandonnés
à la merci
Des mouettes et d’un
sable lumineux étincelant
Sans
pardon sans hirondelles triangulaires
Sans
plumages sans
apparat sans remords
Sans
hirondelles sans
plumages sans apparat
Sans remords
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L’amour vrai
(Prava ljubav)
L’amour est mélancolique, bleu, fait d’or et vrai
Cesse de bouffonner écris ta
poésie
Bois ton remède fais briller tes
chaussures
Va en classe encanaille-toi
Sors de ta tour personnelle jette-la en
l’air,
Orlando disait :
Midi est modeste et se nourrit de miettes
Les menus objets parlent swahili et conservent
Un brillant postmoderne, post-comateux où la nuit frissonne
Et clôt sur les têtes un voile bruissant
Sauvé par la sécurité assurée d’un savoir
réfléchi,
D’une misérable information
Le long d’un quai glissant
Un objet s’est niché,
Arrondi, sage et nourrissant.
Qu’il ne prononce aucun mot et dissimule ses jours
secrets saveur étrange,
Son passé glorieux
Il est intemporel.
Mère est-ce que tu m’aimes ?
Mère est-ce que tu tiens à
moi ?
Et moi, à toi ?
Voilà, tu t’en iras clopin-clopant sur le sentier de gravier et
me laisseras
Seule dans un univers rempli de brioches et d’étoiles, et
D’objets brillants de gros livres et
d’une musique puissante,
D’objets sublimes de joyeux dictionnaires
prisonniers d’un temps
Rempli de carottes de betterave rouge et
d’autres remèdes,
D’un tranchoir du démon de
pavé de bagues en opale et
d’un crépuscule de cobalt.
Une pluie légère rince des robots
énormes des factures insolentes,
Des emprunts et des crédits de
stupides accessoires ourlés de silex.
Un amour me revient et maintenant il est déjà
Mélancolique, bleu fait d’or et
vrai.
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Mort de philosophe
(Smrt filozofa)
Jamais je n’ai réfléchi à ton propos tant que tu
n’étais pas parti
La table est nettoyée le verre est
vide mais l’assiette
Remplie de fautes tu t’es seulement
glissé par la porte
elle était fermée et on a frappé contre elle
« entrez » ai-je dit
le vent l’a ouverte toute grande
et sur elle une vieille au visage ridé
crachait du sang plus ou moins
solitaire habillée
comme ma mère elle me ressemblait
elle m’a souri et m’a jeté
une malédiction édentée : Je suis ta mort,
a-t-elle fait
dis donc, ai-je soupiré, je ne suis pas encore prête
ce n’est pas déjà mon heure, je dois achever de lire tous
les Stoïciens,
atteindre l’illumination du Bouddha …
Prépare-toi vite, a-t-elle sifflé, mais je l’ai
repoussée, j’ai claqué la porte
et suis tombée sur le plancher, pour me réveiller ensuite
couverte
d’une horrible sueur.
J’ai allumé la radio et écouté du Bach
je vivais avec des gens qui haïssent la poésie
les découvertes étaient à la
mode bêtise enceinte.
Et là, ces doigts de Glenn Gould …
Un beau jour, a-t-il dit, j’ai rencontré Dieu,
Le contrepoint est la chose la plus grande, dans la musique et dans la
vie,
Il parlait et a siffloté d’allègres variations de Bach,
Il a repassé des rides pour obtenir une netteté
cristalline arrosé
des plates-bandes avec sa vie quotidienne
nourri des souris domestiques d’attentes soulevées
qui n’étaient ni vastes ni solides, ni froides non plus
Ces faibles échos du sonore
Staccato de sa folie de l’arpège
insupportable de son rire,
Infâme contrepoint à sa promesse pouilleuse …
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Des médecins
viennent et repartent
(Doktori dolaze i odlaze)
Un médecin est venu, il m’a regardée et que m’a-t-il
prescrit ?
Nous avions eu quantité de poèmes pour le dîner
Et beaucoup trop de drames, trois mauvais romans, deux nouvelles
douteuses,
Cinq imitations au petit déjeuner et une biographie
romancée à midi.
C’est très mauvais pour votre alimentation, très
mauvais très mauvais
pour votre esprit.
VOTRE ESPRIT N’EST PAS UN POT
D’ÉCHAPPEMENT VOTRE ESPRIT
N’EST PAS UN POT D’ÉCHAPPEMENT
VOTRE ESPRIT
Et ainsi viennent et repartent des
médecins ils grignotent des
raisins secs pourris
Portent des pèlerines
râpées prononcent des phrases
à double sens
Dans une vie pleine d’un traumatisme d’un
dogme et de lard
de lard et d’un dogme porcelets et
roulés au fromage
formés au fond
de la plus profonde des mers pourpres.
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Industrie de la
distraction
(Industrija razonode)
Mais, de quelle loufoque, bavarde,
planète venez-vous,
à ce point sérieux, programmés tels des
ordinateurs,
tous prêts à m’arracher de force le dernier
centime/dinar/dollar dans l’immense tohu-bohu
de l’argent, de l’information, des données,
écoutez :
je suis prête à tout, et même à pire que cela,
pour obtenir l’espace qui est mien,
qu’on m’a ôté comme dans un séisme,
qu’on m’a fait payer conformément à mon karma,
qu’on m’a restitué en architecture et en urbanisme ―
où suis-je donc à présent ?
Au pied de très étonnants désirs d’autrefois,
Prête, ô oui, dans mon sommeil, depuis toujours,
À poser un chapeau ou une capuche, une couronne
Sur la tête d’un amant de la vérité ;
Vêtue de noir, j’annonce la fin de l’hypocrisie,
Dans un recoin désert,
où j’enseigne l’« avant-garde » à ceux qui en
ont
depuis longtemps déjà pronostiqué la fin.
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Passage du temps
(Proticanje vremena)
(« Le temps non, mais nous nous en allons
», Ronsard)
Et c’est ainsi que nous passons avec le temps,
et avec nous passe l’amour
et il laisse derrière nous un silence,
et en nous ne reste que du silence,
et nous sommes muets alors même que nous sourit un amour,
il nous sourit dans le silence
d’un temps où nous languissons d’entendre
au moins un son, dans un désert de silence,
dans un désert à la fois réel et virtuel,
où sur l’écran d’un autisme
défilent les mots « mère, tu es vraiment belle
aujourd’hui » ;
un silence qui est tendre à l’égal du regard
retrouvé
sur un visage, semblable à une douce musique qui
résonne sans la moindre note.
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2010
(Janvier-Février)
(2010
Januar-Februar)
Tant de morts cet
hiver :
Le laurier rose
desséché, et aussi le rosier grimpant racorni,
Je n’ai même
pas osé souffler sur une dent-de-lion,
La touffe de lavande
jaunie, seul encore
Se maintient le
jasmin d’hiver, mais aussi le cactus de ma chambre, bien sûr,
Et même les
amis, les uns disparaissent, d’autres sont déjà partis
Mais certains se
maintiennent, grâce à Dieu et au charme particulier de
leur esprit,
D’aucuns ont trop
vite, en une nuit, grandi et ainsi brusquement mûri,
Engloutis par la
tristesse, tout comme moi,
Ah, désirer
ardemment le retour du désir,
menu quotidien des
poètes vieillis !
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Et toutes ces rencontres…
(I
svi ti susreti …)
Et toutes ces
rencontres qui ressemblaient à de l’amour
Et tous ces
entretiens exigeants qui suggéraient une amitié
Et toutes ces heures
de solitude qui suggéraient l’éclat de la création
Et toutes ces vagues
de névrose qui ressemblaient à un frémissement de
l’intellect !
Et tous ces
gribouillages qui passaient pour je ne sais quelle littérature
immortelle !
Et toutes ces
pompeuses déclarations ressemblant à la sagesse d’on ne
sait qui
Et tous ces cris de
désespoir qui évoquaient la folie d’on ne sait qui !
Et tous ces
poèmes épars pareils à des diamants
écrasés …
En fait, ce furent de
véritables nuits de cristal, confirmation de ma
véritable
existence et si je disparais,
elles seront les
dernières à partir, et si je survis,
je les installerai
rapidement dans une amnésie d’occasion
|
La nuit
dernière j’ai rêvé de toi
(Prošle
noći sanjala sam te)
Mon lointain
arrière-arrière-
Grand-père,
Tout seul tu as
quitté le village,
Tu lui as tourné
ton dos fragile,
Tu marchais vers une
clairière dans une forêt illuminée par le soleil ;
Tes jambes
flageolaient, tu ne pouvais pas même aller,
Derrière toi
restaient des centaines de morts,
Plus tard on a
baptisé ce village « Tchoumitchi » ou bien
Le-lieu-où-la-Peste-Noire-a-moissonné.
Tu t’es fait appeler
Jivantchévitch ou « Celui-qui-est-resté-en-vie
»
Tu parvins ensuite sur
un coteau,
Tu l’as promptement
ceint d’un mur et as élevé une église à la
gloire du Seigneur
Et de l’Archange qui
t’avaient laissé en vie.
Cet endroit est devenu
Arkhandjélovats ou bien
«
Lieu-touché-par-la Grâce ».
Hier, moi aussi, j’ai
prié tous les anges
Qui m’ont maintenue en
vie, j’ai longuement pensé à toi, à
L’avenir,
génétiquement gravé dans une molécule
d’acide.
8 mars 2009
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Ode à la soupe
de Kirilla (que nous n’avons pas encore goûtée)
(Oda
kirilinoj čorbi (koju nismo još probali))
J’apprécie en
elle cette épice ― le fenouil
Qui garde toujours son
parfum de jeunesse, et cela c’est
Ce don particulier de
congeler un instant ―
Comme sur une photo,
pour que soit raconté un non-dit, voilà, nous femmes avons
Arrêté un
autobus (mais il s’agissait d’un camion pour Auschwitz), embarqué
Dedans tous les sacs
et, nous étions en route vers l’inconnu … il y a là
Des jeunes filles
allègres, des jeunes gens, pas mal de sexe, de coups d’œil,
Bouffis par manque de
sommeil et par le sel des larmes,
Il y a là des
crayons à maquiller, des poudres, des sous-vêtements en
dentelle et,
Bien sûr, le
souvenir de Klimt ― pour la gloire de l’esthétique ;
Il y a là
psychanalystes, obsessions et psychoses, rencontres
Devant un frigo en
pleine nuit, des petits carrés nappés de chocolat,
Des grumeaux d’opium
doré et un mouchoir en dentelle de Cocteau
Où nous mouchons
notre nez, affaibli par les ans et le fort
Parfum d’un accord de
cet exceptionnel
Fenouil qui toujours
diffuse encore les senteurs de sa jeunesse
Et que maintenant nous
mettrons dans la soupe.
29 décembre 2010
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Cercle caucasien
(Kavkaski
krug)
Alors ça
recommence. Le cercle de craie caucasien
La ronde des derviches
possédés et moi, l’intenable,
L’intouchable, qui
pince encore toutes les cordes
Du départ
quotidien, j’efface les frontières de toute patience,
Un clin d’œil à
un comportement prétendu sensé …
J’observe le mouvement
le plus secret de ma pensée
Je virevolte autour en
cercles rapides comme un requin,
Tournoyant tel un
épervier.
Les outrages, je les
brise comme du verre en hurlant fort « ha, ha, ha »,
Je contrains les
malveillants à blêmir,
Je verse quelque
boisson forte, j’enfile des gants fins,
Je sors, calmement
Je rentre chez moi.
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À quoi bon le
cirque ?
(Čemu
cirkus)
Je ne sais pas pourquoi
les gens vont au cirque
Sinon pour admirer
quelqu’un ou quelque chose,
Pour un exemple de
force et d’endurance,
Mais pour moi, un
cirque s’installe chaque jour,
Au travail je dompte
des bêtes sauvages
Et puis alors un chien
aboie mais le vent l’emporte,
Ensuite, sur la piste,
on pile de l’eau dans un mortier,
Durant la pause du
déjeuner viennent me rendre visite un caniche et sa madame,
Un clown blanc
m’écoute, tout en hochant la tête,
Pour le goûter :
la tête en bas ― « oui », la tête vers la
gauche, puis la droite ― « non »,
Après quoi je
lis « Le cirque » de Koch1 qui est un beau
Poème,
romantique, mais ici, dans ma vie,
Le cirque ne
s’arrête pas ;
Avant le soir la piste
se transforme toute et se défait,
Aux sons
pénétrants d’un amplificateur le fils s’exerce à
la basse,
Avec le cri aigu et le
ronflement d’un magnétoscope,
On mange aussi un
morceau ― le temps est venu de
Rédiger et de
payer les additions ; des téléphones fatigués
Se mettent à
sonner : quelqu’un appelle d’un hôpital,
Le chat de quelqu’un d’autre a crevé,
Un troisième appel m’invite à prêter ce que je n’ai
plus,
Et pour finir, sur un journal où dansent toutes les lettres,
Les lumières s’éteignent. La piste tombe dans le noir. Et
quand je dors
Un éternel acrobate se balance, au trapèze, en avant – en
arrière,
Au-dessus d’un filet déchiré.
Je me réveille, en sueur,
On est demain, comme toujours
Un jour nouveau blanchisseur de la nuit
Rince les fautes du langage
1Kenneth Koch (1925-2002), universitaire,
poète et dramaturge américain, ami proche de Frank O’Hara.
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Poète,
essayiste, auteur de fiction et critique d'art, Nina Zivancevic (Živančević en
orthographe
serbe) a publié son premier ouvrage "Les Poèmes" en 1982 pour
lequel elle a obtenu le prix Branko Radicevic, récompense
décernée à Belgrade
pour le premier meilleur livre de l'année. Elle a
également été lauréate de
trois prix littéraires: le Z-Press, le Prix de la traduction
à New York et à
Novi Sad.
Elle a publié treize recueils de
poésie en serbe, en anglais et en
français, et trois volumes de nouvelles à Paris, New York
et Belgrade. Elle a
participé à de nombreuses anthologies internationales de
littérature contemporaine. Nina Zivancevic faisait partie du
comité éditorial de
nombreuses revues littéraires: Delo,
Knjizevne Novine, New York Arts Magazine, Modern Painters, American
Book
Review, East Village Eye, République de lettres.
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Elle vient de commencer
une collaboration au comité éditorial de
la revue Au Sud de l'Est.
L'ensemble de son œuvre a été largement
diffusé sous forme d'émissions radiophoniques à
Belgrade, Londres et
Paris. Elle a passé son doctorat avec une étude
monographique dédié à
Milosh Crnjanski, célèbre écriviain moderniste
serbe (Cnrjanski, La
Serbie, exil et retour, L'Harmattan 2007). Elle enseigne "Le
Théâtre
d'Avant-garde" à l'Université Paris 8.
Recueils de poésie en
français :
- J’ai été cette
journaliste de guerre en Égypte (bilingue).
Préface de Jean-Pierre Faye, L’Harmattan, 2004
(Poètes des cinq continents)
- Sous le Signe de Cyber
Cybèle (bilingue), L’Harmattan, 2009 (Poètes
des cinq continents)
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Textes : Nina Zivancevic,
tirés du recueil inédit
"Guérison (Isceljenje)".
Salon de lecture
Francopolis Juin 2012
recherche Dana Shishmanian
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