OIE RÊVE À L’AZUR
« Imagine des oies sauvages
pour changer » (Apothicaria)
Édité par la jeune maison d’édition
rennaise Wigwam, le poème Apothicaria a été
inspiré à Valérie Rouzeau par Fernando Pessoa.
Plus précisément par le recueil de poèmes
intitulé Tabacaria (Bureau de tabac)
[1928-1933]. Apothicaria de Valérie Rouzeau se
présente sous la forme de deux cahiers volants. Deux cahiers
séparés, non massicotés, non foliotés, deux
cahiers de quatre pages insérés dans une couverture
cartonnée à double rabat. Couverture d’un beau rouge
vénitien, dont la quatrième est élégamment
griffonnée ? plume d'oie façon main ? ? d'un fragment de
manuscrit. Un bel objet que cette pochette à
l’élégance sobre. Et une invitation sensuelle à
entrer dans l'ouvrage.
La particularité première qui s’offre
à la lectrice que je suis, c’est qu’il me faut déplier
avec soin chaque cahier, le tourner, le retourner, et tourner autour
des poèmes comme je le fais habituellement pour une œuvre d’art,
chercher dans quel ordre entrer dans le texte, par quelle page
entreprendre ma lecture. Le poème se dérobe ainsi
à la prise en mains et à la captation, et se
présente, au premier abord du moins, comme une énigme.
Une énigme à deux temps, à deux volets. Un
diptyque avec thème et variations.
Dès la page de faux-titre du premier cahier est
donné le personnage principal du poème : l’apothicaria,
qui donne son titre à l’opus ; « l’affreuse apothiquerie
», la pharmacie avec sa vitrine et son « rideau de fer
», la pharmacienne et ses poisons, ordonnances et sérum
physiologique.
Au-delà de la pharmacie surgit la banlieue
parisienne, celle de Saint-Ouen, Seine-Saint-Denis. Banlieue où
« gîte » le poète. Un monde de la
modernité ? au sens baudelairien du terme ?, mouvement et vie
grinçante, « crasse », « gaz carbonique
» et flaques d’huile, un monde d’images grises,
dégradées, qui offre peu de prise à l’imaginaire,
à moins d’être poète et de savoir jouer avec les
signes et les transfigurer à « cloche-pied ».
À la manière de Valérie Rouzeau.

« Tout le ciel changé dans une flaque
au petit matin » (Apothicaria)
S’il y a la pharmacienne et son « rideau de fer » ou
quelque part ailleurs une « jeune femme qui brûle
» dans son véhicule sinistré, il y a aussi
Robert qui attend Valérie. Et Valérie que le conducteur
du camion-benne au nom d’immigré beur ou black attendrit par la
beauté de son oreille, de ses yeux bleus et de son sourire. Il y
a Valérie, qui ne se décide pas à rentrer chez
elle. Et rêve, au pied du sycomore, qui a quitté pour elle
son caractère altier. Il y a Valérie qui contemple sa
vie, « cette vitrine en vis-à-vis », et
s’interroge, à la manière de Fernando Pessoa : «
Où est ma vie qu’en ai-je fait ». Hantise
existentielle fondamentale qui se résout dans l’humour, comme
chez l’écrivain de « l’intranquillité », dans
cette étrange proposition : « Si j’épousais le
fils… De ma blanchisseuse ». Mais. Mais il n’y a pas de
blanchisseuse chez Valérie, avenue Gabriel-Péri. Dans le
présent pluvieux encombré d’objets sans âme, il ne
reste, pour conjurer la vie, que le recours aux facéties
espiègles de l’enfance,
« Mère-grand je ferai des fusées
Mère-grand je ferai des cocottes
avec tes ordonnances »
espiègleries mêlées au souvenir
d’une « enfance blême » sur fond de «
tôle carbonisée ».
Le second cahier, plus dense et plus complexe, s’ouvre
sur une double dédicace. À Alvaro de Campos et à
Olivier Bourdelier. L’un est « l’ami qui annagramma » le
nom de Valérie Rouzeau : « oie rêve à l’azur
». L’autre n’est autre que Fernando Pessoa lui-même. Dont
on sait qu’il affectionnait l’hétéronymie pour brouiller
les pistes de son écriture. Hétéronyme favori de
Fernando Pessoa, Alvaro de Campos est aussi son double le plus complet.
Valérie Rouzeau, sœur cadette d’Alvaro de Campos ?
Et l’on retrouve Valérie qui ouvre son
poème par ce néologisme rap et râpeux de son cru :
« Je me redeux ». Une façon de préparer son
lecteur à re-passer par des re-dites, des
répétitions, des re-commencements. Et à la «
passante » qu’elle est, de re-passer par ses topiques pour mieux
les cerner et en déjouer pièges et limites. Ainsi, au
hasard des déambulations, la pharmacie repère de la vie
quotidienne revient avec toute une petite batterie de
nouveautés, avenue des Batignolles cette fois-ci, la croix verte
qui clignote, la femme nue dans la vitrine qui fait dire à celle
qui dit « je » :
« J’espère seulement être plus
vraie que la femme nue dans la vitrine »
ou encore, dans un autre épisode du poème
:
« J’ai mis mon cœur aux encombrants dessous un
bouquet
d’anémones
Mais je n’ai pas jeté ma vie ».
Une façon de répondre en écho
positif à l’interrogation du tout premier poème :
« Où est ma vie qu’en ai-je fait ». Le «
Je » qui parle tout au long de ce cheminement à travers la
ville et à travers soi est un « Je »
détaché. Semblable à celui d’Alvaro de Campos, le
« je » regarde les autres et lui-même avec une
distanciation non dénuée d’ironie cocasse :
« Une dame entre dans la pharmacie avec deux
fesses
Une dame sort de la pharmacie avec deux seins
Je ne sais plus l’endroit ni l’envers des choses »
Une façon pour la passante de se regarder aussi
et de tenter de comprendre ce qu’elle voit d’elle-même :
« Quelquefois j’ai deux seins quelquefois j’ai
deux fesses
quelquefois mes seuls yeux »
Et si, dans la poésie de Valérie Rouzeau,
les comptines et rêves d’enfant côtoient les foules
familières du quotidien ? depuis le monsieur de la pharmacie qui
vient se fournir en « xanax », « les familles en
longues files » poussant poussettes et caddies, jusqu’aux «
beurettes qui jurent comme leurs grands frères et crachent
» ?, ce surgissement du passé se fait sans aucune
compassion.

« Où voulais-je en venir
ah oui à la maison » (Apothicaria)
« (C’est ma petite enfance je n’y reviendrai pas)
», écrit entre parenthèses ? en forme de
conclusion ? Valérie Rouzeau, après avoir
évoqué bassine à lessive et Canard de Barbarie. Il
n’y a pas chez le poète de récupération faussement
sentimentale des souvenirs. Au Canard de Barbarie de l’enfance
répond « l’oie rêve l’azur » d’aujourd’hui.
Un fameux pied-de nez ou mieux, un subtil «
cloche-pied » fait à la vie et à la poésie
par celle qui dit s’éterniser faute de n’être
aperçue de personne.
Au terme de ses tours, détours et circonvolutions,
Valérie Rouzeau peut bien s'autoriser à rentrer dans sa
maison, en Apothicaria. Avec tout le talent qui lui colle à la
peau.
Angèle Paoli
Voir/écouter aussi :
- (sur Terres de femmes) Valérie Rouzeau/Quand je passerai ;
- (dans la galerie Visages de femmes de Terres de femmes) le Portrait de Valérie Rouzeau
(+ un extrait de Va où) ;
- (sur le site de Laurent Grisel) un ensemble de pages consacré à
Valérie Rouzeau ;
- (sur Poezibao) une notice bio-bibliographique sur Valérie
Rouzeau ;
- (sur le site des Découvreurs de poésie) un article de Thierry Guichard paru dans Le Matricule
des Anges (Numéro 027 - août-septembre 1999) ;
- (sur LibéLabo) Valérie Rouzeau disant des extraits de Pas revoir (L’Idée
Bleue, 1999).
Commentaires sur le blog Terres de
femmes
C'est vraiment très généreux
à vous cette lecture d'Apothicaria. Vous n'avez pas
découpé les pages en haut si bien que vous avez lu autre
chose que ce que j'ai écrit (un unique long poème de 167
vers en fait, composé donc sur la Tabacaria de Pessoa
précisément, mais totalement autonome heureusement !) et
du coup ça m'a intéressée de voir que les strophes
elles-mêmes sont indépendantes - d'ailleurs le fait
qu'elles soient séparées par des astérisques porte
à confusion, c'est ma faute, j'aurais dû les ôter
aux épreuves et enfin c'est une belle lecture, une vraie
attention à mon travail, je vous en remercie de tout coeur. Avec
toute ma gratitude,
Valérie
Rédigé par: Valérie Rouzeau | le 14
décembre 2007 à 23:14
Par Angèle Paoli
Terres
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