Je parle, je marche, j’automatise,
j’exécute, je le fais sans y penser, je le pense sans le faire.
J’écris et j’outille l'ouverture au monde, un peu comme j’ouvre
la boîte, la boîte du sens, le sens en travail, une
fermentation, un décorticage, écrire fait penser la
langue, discours pour soi.
Écrire est un acte de création
répétition d’une réappropriation, d’une
existence-naissance restituée. Écrire déconstruit
et reconstruit sa réalité, une réalité, la
réalité. La dynamique en effet porte en contre-coup cette
réalité, apporte une acuité, aiguise les sens, les
sentiments, rapproche, éloigne, fait de l'ordre, du
désordre propose indispose, remet en cause, bouleverse,
in-transige, retourne, détourne. Écrire c'est fonder une
pensée, c'est penser, organiser, trier, mettre ensemble,
découvrir des attaches, en créer. Notre regard, le sien,
unique, mis en valeur devient critique par le choix et l'ouverture
à la complexité : la simplicité n'existe pas. Le
travail est inévitable, travail comme une levure en
fermentation, décomposition même du mélange,
réchauffement, transformation, augmentation (expérience,
langue, mots, modes, pensées...) troque, et se modifie
insensiblement ou brusquement, saut, à cloche-pied, en courant,
prise-emprise, un levier pour exercer, activer nos immobilités,
une envie qui se dépasse et qui se trouve/cherche un
équilibre, une marche en avant sans chemin. Écrire est la
juxtaposition inventive, nous composons notre langue du tous les jours,
le quotidien et les besognes répétitives endorment :
toute écriture réveille. À chaque fois le mot
n’est que la partie immergée de ce que l'on voudrait dire,
petite portion mais il faut faire le pari sur ce qui est caché
et livrer au masqué l'envie, la possibilité, la
tranquillité de pouvoir se dévoiler. Ce que nous
écrivons n'est pas ce que nous sommes, une fraction, juste une
apparence d'instant. L’écriture est une rencontre fixée
de trajectoires aléatoires, le difficile est de sortir des
règles imposées, la cohabitation, l’autre, les structures
où nous respirons, l'imprégnation, la rumeur du temps,
l’urgent, le chant du monde. Écrivons, usons de tous les
subterfuges pour cela, pour se quitter, pour se perdre, pour semer,
distancer et prendre la liberté et s’installer dans son
quotidien une pose, l’écriture ritualisée, en appuyant
cette écriture sur les résonances journalières. Ce
n'est pas la somme des mots connus qui fait écrire, le
déclenchement est autre, l’origine serait l’envie, l’en-vie
urgente, urgence pour se dire, dire, bafouiller, faire soi les mots,
décrire, s’écrire, pour se lire, se relire, se distinguer
miroir fixe sans reflet, crayonné du soi en contrechamp pour
acceptation, pour survivre autre, autrement. Dans le vide, les premiers
mots s'organisent, les mots mêmes sont guides, après se
joue la journée, le quotidien nourrit, donne mots, impression ,
contresens, feu et braise, essence et foyer, harmoniques du temps
passé, de mémoire bilboquet où les mots sont
ficelles, et travaillent le nouveau à l’identique, en une
différence proche, décalage du besoin, fissure pour
respirer. L'ensemble donne une traduction en forme d'échos de ce
que je vis, un décalage structurant hors d’un descriptif et
passant par lui, organisation neuve sans cesse semblable et
différente, dissemblable et similaire, étrange. C'est un
journal de bord en dérive qui vient, il existe sans visée
singulière, chaque écrit fait signe, témoignage
d’une possibilité, d'une existence, d'un pari, d'une
alternative, d'un moment nécessaire comme boire et respirer un
jour, une fois. On peut parler ou écrire sans y penser, il n'est
pas question d'être doué ou pas, en tant qu'outil du
langage, il demande un usage, une ouverture interrogative sans
préjugé toute tentative est une construction personnelle,
un rapport domestiqué aux mots, à sa langue, à
l’écriture, à la vie, à son temps. Nous avons tous
une voix différente, il en est de même pour
l’écriture. En ce lieu, personne ne peut nous aider, nous
soutenir, nous éduquer, l’écriture est une voie intime,
solitaire, personnelle. Un accès au monde où nous nous
accouchons de la main, du crayon, chaque jour, au mot à mot de
nos lignes, au fil des pages tournées nous transformons, aux
insistances nous déployons, aux nœuds nous délions.
Patience du marin à partir une nouvelle fois en mer,
traîner ses encres au fil d’une plume, ramasser sur un sol lisse
toutes les poussières des mots. User les cals aux ravaudages des
textes, du contexte faire venir l’heure puis vivre, survivre, exister,
chanter, partager, aimer, mots écrits d’une énergie
émue. Pour vivre simplement. Poétiquement ?
Philippe
Vallet
pour Francopolis, septembre 2005