Notre pays des quatre langues
Sainte
Lucie de Coumboscuro
:

Nous sommes très
proches du Piémont, ici, et à l’ouest s‘étirent
les vallées provençales d’Italie, dans la montagne
au dessus de la ville de Cuneo. C’est la seule région
d’Europe où les enfants parlent le provençal dès
"lou brès, le berceau ", comme ils
disent.
Une région où le
français a cet accent inimitable aux r bien roulant
comme les torrents des montagnes, et où les fins des
phrases sonnent comme sonnent langues du sud
On est
officiellement en Italie, pourtant, aussi les enfants
apprennent-ils l’italien à l’école, il faut bien
parler de temps à autre avec l’administration, avec l’Europe,
avec tous les autres.
Et puis il y a le
piémontais, c’est comme une courtoisie de gens
accueillants, provençaux et piémontais ont toujours
fait bon ménage, et ont toujours francisé ensemble
comme on partage quelque chose à la fois de proche et d’exotique
Provençal,
italien, français, piémontais, voici le petit village
des vallées aux quatre langues, Sainte
Lucie de Coumboscuro, au pied du Bram

Dans l’exigu
musée des arts et tradition populaires, essentiellement
consacré à la transformation du chanvre, je rencontre
un petit homme passionné, aux grands yeux noirs.
Sergio Arneodo a soixante et quinze ans, et
il n’a pas changé : toujours ce beau visage aigu
et mat, toujours ouvert, généreux,
attentif, subtil et intelligent, les larmes aux yeux
lorsqu’il reparle des grands mouvements de sa vie.
Cinquante ans qu’il
lutte et se bat. Il se bat contre les Charybde de l’étouffement
de ses langue et culture, qui sont aussi les nôtres,
gens du sud de France, et les Scylla de certaines
versions du régionalisme/nationalisme raciste et
xénophobe. L’équilibre n’est pas facile à
trouver.
Ses poèmes d’amour
et de piété sont en provençal, sans doute un des
provençaux le plus authentique que l’on puisse
trouver actuellement en Europe, le plus vivant.
En voici deux,
dans mes traductions françaises, et l’un d’entre
eux dans sa version en piémontais
Troupel
d’uéi
Ti pià
fouja dins la poursièro
De milo
an, que l’estelado
A semena,
virant la terro
Ti lonjo
pià, que an fach bialiero
Dal
pastural, d’uno valado
Passant en
l’autro, à la nuech nièro
Et quouro
esbriho lou souléi
E quouro
fai neblo terranho
E quouro l’auro
fréto i puéi
D’amoun…
I a ni auro que les cuéi
Ni neblo
ou pievo que les banho
Vé-ilai :
quniten lo ciel, long troupèl d’uéi ! |
Troupeau
d'yeux
Tes pas
empreints sur la poussière
Des mille
ans que les étoiles
Ont
étalés tournant le monde
Tes si
longs pas qui ont creusé sillon
En
pâturage de vallée passant dans l’autre
A la nuit
noire
Et quand s’élève
le soleil
Et quand
la brume se fait terre
Et quand
le vent du Nord se retourne
Là-bas…pas
de vent qui les cueille
Ni brume
ni pluie
Regardez
vers le ciel ce long troupeau d’yeux !
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(poème
dans sa version piémontaise)
J’heu
sërcate ënt ël feu che la neut dij mort
Ij bërgé
visco sij montruch desert
J’heu
sërcate sël prime lus ënt ël ginch
Ed nebia,
ch’o s’ënvortoja come serp
D’argent
sij brichn j’heu sërcate ënt l’ort
Ed San
Giaco steilà, ën cel, quand l’euj os perda
Da leugn
sensa pi ¨ncheu
Ni doman,
sensa speté o ricordé
Tra dura
ëd mé camin, mé sënté
Cheërsu
tribuland tra scaje, ombre e verne
Man cada
passà via ën pressa, carëssa
Manca a
mé di, it truv drinta la tërsa
Staneut,
ëd na sposa mare, ën soa vos
Cèra ën
co dij temp… Ma bèica : fioca.
|
je
t'ai cherché
Dans le
brasier de nuit des morts
Que les
pâtres faisaient naître sur les sommets nus
Je t’ai
cherché à pointe d’aube
A l’entrée
du brouillard
Enroulé
comme cercle
D’argent
dessus les crêtes
Je t’ai
cherché
Dans le
lieu de Saint Jacques étoilé au ciel
Quand le
regard se perd dans le loin
Sans
présent
Sans
demain
Ni espoir
Et ni
trace
J’ai
tissé mon chemin de révolte
Ma route
difficile entre les roches
Dans l’ombre
et dans les aulnes
Mains
chaude qui vient et passe vite
Une
caresse
Tu manques
à tous mes jours
Je te vois
dans la tresse à la nuit d’une femme
Et dans sa
voix liquide
En haut du
temps
Mais
regarde
Il neige
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Isabelle Servant, le 6 juin 2004
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