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Agnès Schnell
  sélection mars 2006

elle se présente à vous.


Dans la main de l'ange

Rue Celetna, à Prague, se trouvait une boutique où on pouvait acheter des marionnettes fabriquées à la main. Vladimir Gouzchka en était le propriétaire. Son atelier était situé dans une très vieille et haute maison, si proche de l'église de Tyn qu'elle semblait s'y appuyer. Rue Celetna... Animée depuis sa création, elle est surtout fréquentée par les touristes. Elle est le passage obligé entre la visite de la tour poudrière et le quartier historique. On y flâne, on s'y attarde, on y est bien puisque la rue est réservée aux piétons. Rue Celetna... C'est ici que vivait Franz Kafka, au numéro 3.

Vladimir avait longtemps habité dans un vieux quartier, à l'est de la ville, A Mala Strana. Puis, il s'était installé rue Celetna après un « drame familial », comme disait la rumeur. Les hommes sont ainsi faits qu'ils ne supportent pas le vide et qu'ils répandent des rumeurs pour combler leur ignorance. Vladimir, discret, taiseux, ne frayait pas avec ses voisins et de ce fait, il était le sujet de bien des conversations.

Il fabriquait des marionnettes à fils. Son échoppe avait fenêtre ouverte sur la rue, les passants et les touristes pouvaient le voir travailler. Lui levait rarement les yeux de son travail, insoucieux de tous ces gens qui l'observaient. Et s'il le faisait, son regard passait au-dessus des têtes des badauds et regardait vers l'Est, vers le Mala Strana. Il s'y attardait parfois longuement.

Dans un rondin de bois, il prélevait un tronçon de la taille de son poing. Il ébauchait à la gouge ce qui sera un visage. Ses gestes rapides et sûrs fascinaient et sa boutique était l'une des plus remarquées. On pouvait assister à toutes les étapes de la naissance d'une marionnette. On aurait pu... si on avait le temps. Car Vladimir travaillait en série, comme on le fait à la chaîne. Il ébauchait quelques têtes, les finissait, les polissait, les peignait puis montait les marionnettes et les habillait. Il créait toujours ses personnages dans le même ordre et le promeneur, même le plus distrait, pouvait remarquer que les groupes exposés étaient toujours composés de la même manière : une jeune dame, deux petits garçons et un ange. De nombreux visiteurs s'étonnaient de son choix. Aux questions posées, il répondait invariablement : « C'est ainsi. Je ne sais rien faire d'autre. Je travaille selon mon inspiration et elle ne varie pas ». Cela mettait fin à toute conversation. Vladimir ne paraissait se soucier ni de l'étonnement ni des autres questions qui venaient, immanquablement. Il penchait la tête sur son ouvrage et se taisait.

Les yeux gris de la femme, sa carnation à peine rosée, son front dégagé et ses pommettes hautes étaient si nobles, si délicats qu'on savait que le modèle était idéalisé. Peut-être le portrait d'une femme autrefois aimée... Le fabriquant avait réussi, chaque fois, à lui donner une expression si humaine, si subtile, qu'elle touchait chacun. Les deux petits garçons au sourire innocent et au regard coquin semblaient si vivants qu'on s'attendait à une espièglerie. Un ange guidait les garçons et la femme, leur mère sans doute. L'ange était remarquable lui aussi : finesse, douceur, évanescence... Tout en lui était séraphique. Il se tenait un peu en retrait des autres marionnettes, l'arrondi de ses bras, ses mains ouvertes témoignaient de son rôle protecteur. Ses larges ailes au duvet d'oisillons étaient si précieusement colorées qu'on aurait pu y voir battre le sang... Mais les anges ont-ils du sang ? Son regard était inquiet, tourmenté, tragique. Que craignait-il donc pour ses protégés ? De quels secrets était-il chargé ?

En fin d'après-midi, un mardi de mai, un jeune homme poussa la porte de la boutique. Il se présenta : Ian Blasch, étudiant tchèque à l'Institut International de la Marionnette, à Charleville-Mézières, en France. Il était chargé d'un reportage sur l'importance et la spécificité des fabricants de marionnettes de son pays. Il avait remarqué la singularité et l'habileté de l'artiste. Vladimir accepta de répondre aux nombreuses questions de l'étudiant, il l'autorisa à filmer les différentes étapes de son travail, sa boutique, sa vitrine, ses œuvres. Après les questions anodines et attendues, Ian, comme tous les autres avant lui, s'étonna. " Pourquoi fabriquez-vous exclusivement ces groupes de marionnettes ? Pourquoi tous ces anges si tourmentés ? Et ce jour-là, Vladimir raconta enfin.

Nous habitions à Mala Strana, à cette époque. Notre maison, très ancienne, était située à proximité du château, sur les hauteurs de la ville. Elle s'appelait « la maison des arbres » car celui qui l'avait fait bâtir avait planté des arbres de toutes espèces dans le parc qui entourait la bâtisse. Avec les années, ils étaient devenus magnifiques et faisaient la joie des enfants du quartier. Nous partagions la demeure avec plusieurs couples, jeunes surtout.

Gallina, ma compagne, était douce et secrète. En fait, je savais très peu de choses d'elle, de son passé, de ses pensées. Elle écrivait des poèmes que je refusais de lire car j'étais persuadé que la poésie était hermétique. Trop difficile pour moi. Elle écrivait aussi de courtes saynètes qu'elle jouait avec les marionnettes que je fabriquais déjà...

Oui, depuis toujours, j'ai la passion des marionnettes. Ces êtres de bois, de chiffon ou de papier qui s'animent soudain et nous imitent, ces poupées qui vivent ce que nous vivons, à qui nous pouvons prêter nos sentiments, nos désirs et qui agissent avec toujours la même expression figée... C'est terrible de garder un sourire immuable et de vivre des choses contradictoires. Ne trouvez-vous pas ? Ne trouvez-vous pas étrange cette expression permanente comme si rien ne les affectait ? Ce sont des poupées, bien sûr... Mais elles sont à notre image... Sommes-nous, nous aussi, des marionnettes juste un peu plus complexes, plus vulnérables ?...

Vladimir réprima un léger sourire et jeta un coup d'œil rapide vers son visiteur. Ian, assis sur un tabouret, accoudé à la table de montage, au milieu de chiffons divers, avait posé un doigt sur ses lèvres comme s'il refusait d'intervenir. Il fixait l'artisan sans bouger.

« J'étais fonctionnaire alors. Il y avait beaucoup de fonctionnaires. Mon travail était peu intéressant et très routinier. J'avais hâte de rentrer à la maison des arbres, de me mêler aux jeux des enfants -quand ils me le permettaient- et surtout de revoir le sourire de Gallina. Elle était très douce et prévenante... Mais je vous l'ai déjà dit, je crois...»

Ian fit un geste rapide et assez impérieux qui avait sans doute le sens de « Continuez, je vous en prie ».

« Les enfants formaient une grande communauté bruyante. Nos garçons étaient parmi les plus jeunes, mais pas les moins délurés. Votjta avait 4 ans et Xaver à peine 6. Gallina était une mère attentive, présente mais peu possessive. Elle s'occupait souvent de tous les enfants. Elle distribuait sans compter les tartines du goûter et débarbouillait affectueusement toutes les mains ou tous les genoux écorchés.

Gallina... J'étais très amoureux d'elle mais je ne lui disais pas. Je croyais la connaître. J'aimais la vie à ses côtés. J'aimais entendre son chant, son rire. J'aimais sa voix, ses gestes. Mais je ne lui disais pas, non.

Un soir, je fus retardé par une manifestation populaire, il y avait tant de monde dans la rue que je dus attendre un long moment avant de rejoindre notre domicile. C'était en 1968, il y a longtemps, vous voyez. Gallina m'a accueilli, très énervée, elle s'était inquiétée de mon retard, elle avait entendu les rumeurs, les cris, elle avait écouté les on-dit. Elle avait eu peur pour moi. Elle criait et tordait ses mains. Je voulais lui raconter ce que j'avais vu... Elle pleurait et je me suis fâché, c'était notre première dispute. Je lui conseillai de se tenir un peu mieux devant les enfants, je lui dis qu'il était inutile de les inquiéter... Je n'avais rien compris à son émoi.

Quelques semaines plus tard, un dimanche matin, un homme frappa à la porte de notre appartement. Elle m'en avait tant parlé que je le reconnus immédiatement. Je n'eus pas le temps de le questionner, il me dit simplement : « Je suis venu les chercher. » Gallina était si pâle que j'eus envie de la serrer contre moi et de dire à l'autre qu'elle était ma compagne maintenant. Mais la surprise, la brutalité de cet incident me giflaient, m'anéantissaient. Je n'eus aucune autre réaction que de toiser l'homme sans un mot. Mais il soutint mon regard avec force. Gallina se hâta de réunir ce qu'elle possédait dans ses vieilles valises, celles avec lesquelles elle était arrivée dans ma vie. Elle s'enferma quelques instants avec les garçons dans leur chambre et j'entendis les pleurs de Votjta et les cris de Xaver. J'entendis cela et je ne pouvais pas réagir. Elle poussa les enfants dehors, je sentis la petite main de Xaver me frôler, juste un frôlement et je ne réagis toujours pas. Ils suivirent l'homme qui était venu les reprendre...

Dans sa chambre, je trouvai un papier où elle avait écrit quelques mots sous un poème de Nezval, un de nos grands poètes tchèques, qu'elle aimait beaucoup, un poème prémonitoire. ...Le temps vole et j'ai encore tant à dire sur toi. Le temps vole et j'en ai encore si peu dit... Gallina avait ajouté : « Et toi, pourquoi ne m'as-tu rien dit ? Il a été libéré, je dois le suivre. »

Elle n'était pas ma femme, vous comprenez ? J'avais été leur protecteur tout un temps, ils avaient été ma famille... Pour un temps seulement. Cela ne pouvait pas durer, je le savais. Je savais qu'il reviendrait. Mais ce moment que je craignais, je l'avais occulté, je l'avais repoussé jusqu'à presque l'oublier. Ils étaient devenus ma famille, vous comprenez ? Ma famille... Je ne les ai jamais revus. Je n'ai jamais eu de nouvelles. J'ai quitté mon travail au ministère, les évènements que nous vivions étaient propices au changement. J'ai obtenu le droit de me mettre à mon compte et de fabriquer ces marionnettes, mes marionnettes... Mon ange les protège peut-être... Pour qu'il ne se trompe pas, je représente toujours près de lui Gallina, Xaver et Votjta...

Vladimir se tut. Il se remit à son travail et laissa Ian à son trouble. Il esquissa à peine un geste d'adieu quand l'étudiant sortit.


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Créé le 1 mars 2002

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