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Florence Bonifaci   sélection mai 2007

elle se présente à vous.


 Le souffle du Vivant
Une voix féminine, faussement chaleureuse, d'une tonalité grave, faussement sensuelle, annonça, dans un anglais appauvri, standardisé, l'atterrissage  imminent de l'appareil.
Impressions de fausseté, d'inauthenticité, de routine commerciale de cet Occident des années 80, noyé dans la consommation, … la consumation.
Pourtant, la terre que les voyageurs vont fouler, dans un instant,  n'a rien d'ordinaire.

L'avion n'est pas plein, loin s'en faut !
Période des fêtes de fin d'année, les quelques voyageurs trépignent d'impatience, les yeux fixés sur leur montre, calculant déjà leur retard aux festivités familiales de Noël.
Dans cette atmosphère perceptiblement tendue, un jeune couple affiche  le calme de ceux que personne n'attend.


Dédale de couloirs déserts, gris, froids, avec, pour fil visible, les pancartes de sortie judicieusement espacées.
Course des pressés de la vie.
Ouverture des deux battants de la porte vitrée, libérant le flux humain cascadant des couloirs.
Immobilité brutale et totale de tous.
Le temps se fige, pendu à la corde de l'incompréhension : des hommes,  vêtus de combinaisons et de cagoules noires, armés de fusils Uzzi, ciblent les voyageurs.
De la flaque stagnante d'humains, retenue par la digue de la peur, s'échappent, tranquillement, quelques habitués qui, selon leur sexe, se dirigent  vers un poste d'interrogatoire.

Le jeune couple comprend et, docilement, répond aux questions des agents de sécurité.
La jeune fille explique qu'elle a 22 ans, française, voyageant avec  son petit ami. Non, elle n'est pas juive. Oui, elle est corse. Non, elle ne sait pas fabriquer  des bombes !
L'interrogatoire se poursuit plus longtemps que prévu.
Son ami, juif et de ce fait, libéré très vite, observe la scène de loin, dodelinant de la tête.
Puis, d'un geste de la main, lui intime de se calmer.
Le sang bouillonnant de ses ancêtres pulse dans ses veines.
Pourtant, elle explique, calmement, les raisons de sa présence : 
touristique.
Le regard froid, qui scrute, cherchant à violer les secrets des âmes, se réchauffe brutalement à l'or du pendentif que porte Savéria : sur sa petite corse, désormais muette, la lettre de l'alphabet hébraïque, lettre de Vie, du Sceau, de  l'Alliance et, pour elle, juste, la lettre de l'amour que son compagnon lui porte.
Un « Welcome to Israel. Shalom ! » la libère de cette impression oppressante de s'être trompée de destination.
Shalom.
La Paix, ici, passe par les armes ?
Étrange sentiment. La réalité de la Terre Sacrée déroute sa puissance 

vers le
noir du sang
versé.

Savéria et Simon ont besoin d'oxygène.
Ils louent une voiture et quittent l'aéroport très vite.
Simon, juif, non pratiquant, pense et vit ce séjour comme une ballade
touristique à travers le pays, cherchant uniquement à le faire découvrir à son amie.
Savéria tente d'oublier les désagréments de l'aéroport, se raisonnant
intérieurement, se disant qu'elle devrait y être habituée, car, à chaque arrivée sur un  territoire étranger, sa corsitude lui joue des tours.
Simon sourit. Il est heureux, d'être là, avec elle. Sa main efface  les nuages du front de sa passagère. Savéria sourit. Shalom Israël !
Ils roulent, roulent, encore et encore, dans tous les sens, au gré des rencontres et de leurs envies.

Elle entend, éprouve, comprend que le pays est en guerre, au nord avec le Liban, à l'est avec la Syrie, au sud avec l'Egypte.
En guerre aussi avec lui-même, de l'intérieur, morcelé, déchiré.
En guerre fratricide au nom de Dieu.
Mais, du haut de ses 22 ans, sa conscience universelle est fugace, 
occultée par sa recherche d'identité, par ce grand boulevard qui s'ouvre devant elle,  immense de possibles, sur lequel il lui semble impossible de chuter, boulevard  de sa vie qui commence et qui paraît ne devoir jamais finir.
Mourir, c'est si loin, si incertain.
Et, avant, tant de choses à découvrir sur soi et sur les autres, tant de questions auxquelles il lui faudra répondre.

Avant … avant … avant, c'est maintenant.

**********************

Le petit cahier bleu, retrouvé près de Massada, par des touristes et remis au poste de garde, laissa les militaires indifférents.

Il traîna longtemps sur l'étagère de la guérite, feuilleté parfois,  refermé aussitôt, le déchiffrage de la langue française, rédhibitoire.

Dov, comme tous les jeunes israéliens, filles et garçons, devaient deux ans de sa vie au service de la nation.
Ce soir, il était de garde. Il s'ennuyait. La guerre, les armes, le  mythe du soldat héroïque, tout ça, il en était las.
Combien de désastres, combien de ces jeunes vies avortées, tuées ?
Et le silence du téléphone de Naïma, qui, plus jamais, ne répondra,  et son sourire qui le mettait en ébullition, qu'il ne reverra plus jamais, et ses rondeurs  assassines, qu'il n'aura pas eu le temps ou l'audace de caresser ?

Dov était triste, de cette tristesse amère que vous laisse le destin, quand il frappe, aveuglément et définitivement.


Il attrapa le cahier bleu, à la couverture griffonnée de contours  d'un continent de lui inconnu, l'ouvrit et déchiffra.
Lentement, d'abord.
Les premières lignes furent difficiles à déchiffrer.
Puis, comme un corps qui s'habitue à l'effort, ne sent plus la  douleur et persévère dans la durée, Dov enchaîna les pages.
La nuit avançait.
Le petit matin se rapprochait.
La longue route qui partait de Jérusalem, traversait le désert de la Mer Morte et finissait à Eilat, près de la frontière égyptienne, était, de nuit, très peu  fréquentée.
Petite lumière dans le désert, le poste de garde et l'ombre du soldat lecteur semblaient irréels.

« Je suis venue sur ce sol, sans savoir pourquoi et ce que j'allais y  trouver.
Ma terre à moi est bien loin, petite île perdue en méditerranée.

Les miens sont restés là-bas.

Raconter les musées, l'architecture, les mœurs, les gens du pays,  c'est ce que je pensais pouvoir faire, au retour.
Mais.
Je me souviens.
J'ai vu.
J'ai vu la lumière sanguinolente s'écraser sur le désert.
J'ai vu les ténèbres avaler le sel et l'eau.
J'ai vu la lumière renaître et vibrer d'un amour irisant l'argile 
craquelée.
Mon regard perdu, cherchant au plus loin, la réponse aux questions de l'humanité errante.
Et la plainte de la Terre Sacrée, orpheline de ses enfants meurtriers, qui appelle, sans fin, de ses plaies déversant le sang de l'homme, à une fraternité d'âme.

Le désert de la Mer Morte porte son nom, comme un aveu de supplicié  et comme un mausolée expiatoire.


L'ardeur du soleil ne laisse aucune chance à la vie.
Pas de vert, ni d'arbre, ni de fleurs ou d'herbes.
Seul du minéral, comme au commencement.
Et, comme dans la légende, la vie qui se transforme en statues modernes de sel.
L'eau prisonnière étouffe et se meurt.
Dans un dernier élan d'amour, elle nous livre, en partage, son élixir  de vie.

« Vous êtes le sel de la vie ».
Une forme fragile se détache de l'ocre de la terre.
Une longue robe.
Un bâton.
Un pas lent, de ceux qui vont loin.
Le soleil brûle mes yeux.
Ou, peut-être, est-ce la lumière puissante de ce que je vois.
Mes yeux pleurent.
Mon cœur et mon âme, aussi.
La vision disparaît.
La vibration explose.
Je sens.
La Présence.
L'Omniprésence.
J'entends.
Sa Voix.

Et la voix de celui qui criait dans ce désert, il y a deux mille ans.
Et les voix de tous ceux, avant, après, ici, ailleurs, qui appelaient à l'Amour, pour que, dans nos veines, coulent plus de pardon que de sang.
Ils sont tous là, fantômes de nos incroyances, hantant cette Terre pour notre survie.

La peur nauséeuse me quitte.
Maintenant, je sais.
Je sens.
Je vibre.
Je ne lutte plus.

J'accepte, avec humilité, de me laisser emplir de cette vibration cristalline, à la douceur duveteuse et à la plénitude du Tout.
Je vibre.

D'amour.
D'amours.
D'Amour.

Il s'avance vers moi. Sa lumière m'aveugle … pour que je pleure, de  larmes, de compassion. Il s'avance vers moi. Son amour m'irradie … pour que, plus jamais, je  crie :

pourquoi m'as-tu abandonnée ?
Le désert résonne.
Le désert enfle.
Le désert marche … vers l'avènement.
Et je vois, sur la Mer Morte, se déployer, ailes de lumière, le souffle du Vivant… »

Dov passe sa main sur la page ensanglantée.
Le jour s'est levé.
La relève de la garde va arriver.
Il a fermé le petit cahier bleu.
Il le tient à plat contre sa poitrine.
Son regard s'étire sur l'immensité rocailleuse.

Il entend claquer, au loin, des coups de feu. La Syrie reprend ses tirs.

Ben apparaît à l'encadrement de la porte. Souriant, il lui tend le journal du jour et quelques pitas pour déjeuner.
Dov mange et parcourt distraitement les nouvelles. Un entrefilet  attire son attention : « La jeune femme retrouvée morte, près de Massada, a été identifiée par  son compagnon de voyage. Elle a été vraisemblablement victime d'une balle perdue  provenant de la côte syrienne. Son corps va être rapatrié en France. … ».

Dov démarre sa moto, le cahier bleu toujours contre sa poitrine, entre sa chemise et son blouson. Il prend la direction du fort de Massada. Arrivé à  proximité, il laisse son engin et poursuit à pied.
Il cherche.

Il ne sait pas quoi, mais il cherche.
Longtemps.
Dans toutes les directions.
Vient.
Repart.
Puis, se désespère.
Va abandonner.

Et, aperçoit, au milieu des pierres, sous le soleil incandescent, un reflet puissant.
Il s'avance.
Se penche.
Prend dans sa main le petit objet brûlant et regarde, encore et encore.
Et comprend.
Se souvient des contours griffonnés sur la couverture du cahier bleu.

Il marche.
Il marche.
Enjambe les blocs de sel.
Et, face à la Mer prisonnière, hurle, en jetant la petite médaille insulaire dans l'eau :
« Eli, Eli, lama sabaqthani ! ».
« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? »
« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi nous as-tu abandonnés ? »


Le désert résonne.
Le désert enfle.
Le désert marche … vers l'avènement.
Et, sur la Mer Morte, se déploie, ailes de lumière, le souffle du  Vivant …


 ***

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Créé le 1 mars 2002

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