Vos textes publiés ici après soumission au comité de poésie de francopolis.







 
actu  
  archives

 


Yann Francis
  sélection mai 2005

il se présente à vous.


  Le feta en berlingot
ou 50 petites kabouleries de rien du tout

 

Le feta en berlingot qu'on déchire au couteau, mou comme du fromage à la crème;

les soldats afghans sur le trottoir d'une avenue encombrée, qui accrochent leur linge propre et font chauffer du thé près d'une tente kaki;

la ruelle du bazar de Macroyan où se côtoient le serrurier limant une clef, les joueurs de dames commentant un coup et le professeur d'harmonium ajustant ses instruments;

les meutes de chiens errants entendus la nuit, aperçus au détour d'un phare de voiture;

l'urinoir dans les deux salles de bain de la maison;

la couverture terne et rugueuse, l'armure de laine effilochée aux pourtours enluminés d'un trait vert, dépliant parfois des motifs discrets, rouges et blancs, qui protège la tête et le tronc des souffles de poussière, s'emploie aussi parfois comme nappe, tapis de prière, baluchon, mouchoir… et accompagne l'Afghan partout où il va;

l'électricité qui stoppe pour de bon vers 11 heures 04, la nuit;

le bonjour afghan récité la main sur le cœur :
Comment vas-tu?
Merci
Comment va ton père?
Merci
Comment va ton frère?
Merci
Comment va ton oncle?
Merci... ;

serrer à chaque occasion, cinq, six fois par jour, devant l'enclos de l'ONG, la main des tchaôkidor tout sourire;

les Afghans aux cheveux clairs, souvenir de l'occupation soviétique, qui auraient l'air d'Occidentaux si ce n'était de leur shalwar kamiz et de leurs manières, ainsi qu'une petite rouquine jouant dans un parc avec ses copines, et un bébé roux dans les bras d'une burqa bleue;

les quartiers résidentiels qui gravissent les montagnes;

les montagnes;

le bokhari incandescent au milieu de la chambre à coucher, et son tuyau de métal roussâtre qui se dresse vers le plafond, puis bifurque et s'enfonce dans le mur;

les bouquets de fleurs en plastique offerts pour un oui, pour un non;

les banderoles de tuniques et de pantalons amples, les shalwar kamiz, de burqas et de chaussettes humides, qui ornent par douzaines la façade des blocs à appartements Macroyan et les relient les uns aux autres;

le ministère afghan des Martyrs et des invalides;

planifier les rendez-vous, les trajets aériens, les achats, les sorties en évitant le vendredi, début de la fin de semaine et jour du culte, pendant lequel le travail est interdit;

les cerfs-volants qui font vibrer le ciel;

Salman Ali le chauffeur qui demande encore : « Bonjour, comment ça va ça va bien et toi? »;

les refrains électroniques qui servent de klaxon à plusieurs bicyclettes, sonate de Bach, cantique de Noël, La Vida Loca... ;

le kebab cuit sur le grill, de délicieux morceaux de viande suspecte et très épicée enveloppés par un nan emballé dans une feuille de journal, parfois accompagné de yogourt à la menthe, qu'on achète sur le trottoir;

être à Kaboul, à Kaboul, hey! être à Kaboul;

la collation de pois séchés et friables, d'amandes molles et de raisins jaunes déshydratés, qui dans une bouchée tient lieu de pâte d'amande;

les trous à scorpion, inoccupés en hiver, où l'on plonge une main afin d'ouvrir le robinet qui commande les valves du réservoir d'eau;

la ville noire la nuit;

croiser un cavalier, fier, vêtu d'une longue pelisse vert-bouteille, maniant une cravache enchâssée de pierres opalescentes, et sa monture qui s'en vont jouer au bouzkashi;

les prénoms de garçon, Azîz, Nour, Sahil, Goul, Dânish (chéri, lumière, plage, fleur, savoir)... les prénoms de fille, Mahtaab, Sherine, Zarifa, Sahar, Zohra, Arezo (lune, douce, bijou, aube, Vénus, espoir)... ;

les gamins qui portent leur cerf-volant sur le dos, telle une cape de super héros;

les chaises à trois roues conduites par des culs-de-jatte enturbannés, grâce à un pédalier incorporé aux guidons, qui évoquent les chaises roulantes du cent mètres aux jeux paralympiques;

les femmes en burqas bleues qui descendent la rue en souliers à talons hauts, rutilants et sonores;

les Afghanes qui portent la burqa retroussée sur la tête;

surprendre aux deux semaines, sur BBC News, les faits saillants d'une partie de la Ligue Nationale de Hockey opposant Nashville et la Caroline ou Calgary;

le nan sorti d'un four creusé à même le sol (la boulangerie est répartie en trois paliers : au troisième, un mitron pétrit la pâte et la jette en boule sur le plancher du deuxième palier où un autre mitron l'étend sur une pierre plate, maintenue entre ses jambes, et lui confère sa silhouette de poisson, lui sculpte des saillies, puis plonge la pierre dans le tandour et y laisse glisser la pâte qui colle aux parois, avant qu'un autre encore ne l'en retire en s'aidant de deux baguettes, une fourche et une bêche naines, afin de la remettre au caissier, au premier palier, affalé devant la vitrine, qui offre le nan par la petite ouverture, vous le vend, fumant, 6 afs);

le vieil agent de la circulation, sur Great Massoud Road, qui n'a plus la force de soulever sa petite pancarte Stop et n'en adresse pas moins des signaux aux gaz d'échappement peut-être;

la surprise, une tête d'ail, trois citrons, un bouquet de coriandre, que le marchand accroupi parmi les légumes, sur un trottoir de ruelle ombragée, glisse dans le sac à provisions, avec un sourire, pour nous remercier d'avoir payé un prix fou;

vivre dans la même ville que ma rousse;

le trio de musiciens, aux tablas, à l'harmonium et au rebaab, une guitare en forme de poireau;

Salman Ali le chauffeur qui, dans la fourgonnette, en écoutant une chanson en urdu, demande encore : « Do you understand? She signs You are yellow, I am red, Let's be orange », et camoufle tant bien que mal un sourire rougissant;

les bombardements de l'OTAN, le 11 septembre, les tanks, les avions de chasse et les hélicoptères dans Chicken Street, tissés sur des tapis pendus aux devantures des boutiques;

les petites filles qui quêtent non pas un dollar, mais un qalam, un stylo;

les chèvres qui regardent des deux côtés avant de traverser la rue;

les effluves de printemps en janvier kabouli;

les autobus et les camions bondés, peinturlurés de mille couleurs fulgurantes, chargés de paysages d'éden, de lions et d'aigles, d'yeux en amande, de slogans en anglais : King of the World, Kickin' Bus, Good Your Trip, aux pare-chocs harnachés de cent clochettes, et qui trompètent et tambourinent, carillonnent;

les buffles noirs et massifs menés à la baguette par un garçon de huit ans;

les barbes et les chevelures parcourues de reflets rouges, marbrures disparates du henné car il affine l'ouïe, cernant des paupières passées au khôl car il aiguise le regard;

le merci afghan en réponse à un compliment, cheshm hoy-e-shoma besyor makboul astand ou « vous avez de très beaux yeux »;

le jus de grenade ou de carotte violette, frais, versé dans de grands verres qu'on sirote sur le trottoir, devant le kiosque;

les routes de poussière, contemplées du haut de la TV Mountain, semées d'épaves, tanks, pièces d'artillerie, voitures calcinées, qui serpentent l'une au Nord vers la Vallée chlorophyllienne du Panjshir où les Tadjiks sont rois, vers Kunduz ou encore Shibargan chez les Ouzbeks, les Turkmènes, l'autre au Sud vers Ghaznî et jusqu'à Kandahar, berceau de l'univers Pachtoun, une autre à l'Ouest vers Herat où l'on parle avec l'accent persan, tout près de l'Iran, traversant Bamiyan en pays hazara, et une autre encore à l'Est vers Logar parsemée de nomades Kuchi, ou celle qui mène à Sar Obi, Jalalabad, puis Torkham...;

les trous forés par la guerre dans les murs des maisons, où nichent désormais les pigeons gris, les pigeons blancs;

les enfants qui lèvent le pouce ou saluent de la main et s'informent : « How are you? Are you fine? », ajoutant parfois :
« Where you from?
- Cânâdâ... Where you from?
- Afghanistan. »






 ***

-> Vous désirez envoyer un commentaire sur ce texte?
        

 

-> Vous voulez nous envoyer vos textes?

Tous les renseignements dans la rubrique : "Comité de poésie"

Créé le 1 mars 2002

A visionner avec Internet Explorer