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de Gérald, sélection septembre 2004
Il se présente à
vous.
Nouvelle
A Serge Gainsbourg
Elisa
Bonjour, je m’appelle Elisa.
Je viens sur la toile, me confier. Mon sommeil me déserte et mon
écran m’attire, me retient, pour parler avant demain.
Demain est le premier jour.
Né de père interdit, et de mère internée,
j’ai vécu de ma naissance à mes seize ans dans une famille
d’accueil.
Une famille d’accueil c’est un endroit qui fait semblant. Une façade
avec ses différences rappelées à chaque écart.
Comme une salle d’accueil, pour ne pas dire une salle d’attente.
Une salle d’attente en attente de vie.
Après des années de questions muettes, après des
larmes de pourquoi, la vérité cachée, la vérité
battue est venue, belle et nue.
Reconnue à la naissance, j’ai eu accès à mon dossier,
terme administratif pour désigner le livre de ma vie.
Mon père est emprisonné depuis dix huit ans pour viol avec
préméditation sur ma mère.
Il sort demain.
Ma mère est détenue pour la même peine dans un hôpital
spécialisé.
J’y suis née.
Le dossier comportait, outre le jugement de mon père, deux textes
écrits par ma mère.
De sa cellule, sur un cahier de brouillon, au crayon gris, elle relatait
notre histoire à tous les trois.
*
Je veux un enfant
— Je veux un enfant.
— Pardon !
— Je veux un enfant.
Je m’étais arrêtée, cherchant dans ma veste une pièce
de monnaie pour ce malheureux. Il était assis sur un carton découpé
à même le sol. Une quarantaine lassée par la précarité
de sa situation sans doute, les manques accumulés, la vie qui s’étiole
dans ces journées sans fin à quémander l’aumône.
Tout ceci attristait le personnage et occultait derrière une chevelure
en broussaille, un regard d’adolescent furtif.
Je me souvenais d’un reportage à la TV sur l’existence d’un sans
domicile fixe, errant de notre société « moderne. »
L’humanité qui se dégageait du personnage m’avait saisi. Comme
si cet homme était plus proche de l’essentiel.
J’avais un travail prenant, une vie de jeune femme bien planifiée,
avec ses codes et ses règles. Mais dans les yeux de cet homme, il
y avait un supplément de vie, pour moi inconnu.
Célibataire, mes amours étaient passagères. J’aimais
comme on apprécie une belle soirée avec plaisir mais sans contrainte.
Passé une certaine heure, telle Cendrillon, je me métamorphosais
en solitaire et jetait le vilain coucou hors de mon nid. Mon intimité
ne se partageait pas, j’étais sociable et convenue dans un créneau
bien défini.
— Je veux un enfant.
— Un enfant, je n’ai pas ça sur moi, répondis-je mi-amusée,
mi-interloquée. Tenez, pour vous.
Je me baissai rapidement et lui glissai une pièce dans la main.
Il referma sa main sur la mienne et d’une voix implorante me répéta
:
— Je veux un enfant.
Ses yeux étaient doux et perçants. Je ne retirai pas ma
main, fascinée par sa voix envoûtante et son regard profond.
Je restai muette, perdue dans l’eau de ses yeux. J’oubliai où j’étais,
qui j’étais. Mais si ! Je le savais, comment pourrais-je oublier.
J’étais petite fille au bord d’un chemin. Le soleil était haut,
l’air léger et je tenais la main de mon petit frère.
— Allez viens ! On va s’amuser.
— S’amuser ? Et tu me donneras un enfant ?
— Oui, si tu veux. Allez viens ! Insistai-je.
Il se leva, et d’un grand sourire me déclara d’un ton angélique:
— Je t’aime !
Une voiture klaxonna, le bruit de la ville me submergea comme une vague
nauséabonde. Mon chemin ensoleillé pavé de passants
pressés devint gris de ville. Je fus bousculée par un imperméable
froissé.
Qu’est-ce qui m’arrive ? Pourquoi ce bruit ?
— Allez on y va ?
— Quoi !
Un homme à l’allure frustre m’interrogeait de ses yeux fous. Je
lui tenais la main.
— Tu m’as promis…
— Je ne comprends pas.
J’étais hagarde, perdue sur mon trajet quotidien.
— Je veux un enfant.
Je lui lâchai la main précipitamment.
— Vous êtes fou. Laissez-moi.
Sur cette intimation, je m’enfuis. Oui, je courrais malgré mes
talons et ma jupe étroite non coupée pour la course. Je ne
désirais qu’une chose, être à nouveau dans ma vie, dans
mon rail bien linéaire et surtout ne plus réfléchir.
Comme je fus heureuse d’apercevoir l’entrée de mon bureau. C’est
avec le sourire d’un vendredi que je pénétrai dans le service
commercial.
— Toi, tu as passé une nuit d’ivresse. Allez raconte ?
Elle s’appelait Jacqueline. Collaboratrice depuis cinq ans, elle était
mon amie de la semaine. Celle à qui on ne cache rien, sans jamais
partager.
— Non, Jacqueline. Ce n’est pas ce que tu crois. Je viens de faire une
rencontre étrange, très étrange.
— Un homme ?
— Oui, mais… tu es très loin de la vérité. Il m’a
pris la main et je suis redevenu petite fille….
— Lucie, tu es amoureuse.
— Non ! je ne peux pas t’expliquer. C’est incompréhensible.
Sur cette remarque plus adressée à moi-même qu’à
ma collègue, je lui tournai le dos.
Cette Jacqueline ne pensait qu’à ça. Divorcée, elle
cherchait l’âme frère, mais ce n’était pas réciproque.
Alors, elle vivait par procuration les existences de ceux qu’elle côtoyait.
Passée cette première discussion, j’oubliai ma rencontre
matinale. Le travail était important, nous étions en pleine
campagne de lancement de produits. Aussi, la journée fut courte et
vers dix neuf heures, je quittai mon bureau à regret.
En passant sur le trottoir, l’image de cet homme me revint en mémoire.
Je souris, prétextant en mon for intérieur de mon imagination
luxuriante. Mon sourire se transforma en exclamation quand je butai sur un
obstacle imprévu. A mes pieds un carton découpé, et
inscrit au feutre bleu un prénom, Elisa, suivi d’un point d’exclamation.
Je restai interloqué, la bouche en O majuscule et désarmée
devant cet appel.
Je repris ma marche précipitamment, noyant l’afflux de mes interrogations
dans des réflexions ordinaires. Mes pas solidaires me conduisirent
à mon appartement. Jamais je ne pourrais les remercier de m’avoir
conduit aussi vite. Je m’assis sans me dévêtir, mes pensées
sur le trottoir près du carton, et mes fesses sur mon canapé.
Elisa !
Ce prénom me poursuivit au long de la soirée et même
dans mon lit déserté. Il m’accompagna dans mon sommeil, telle
une vidéo en arrêt sur image.
Et sur l’écran, un mot, un seul.
Elisa.
*
Rabattre la couette froissée après un voyage sur une mer
démontée, naviguer dans la chambre, ouvrir les rideaux et se
faire agresser par un soleil excessif. Reprendre le cours de ma vie, feuilleter
mon planning inscrit derrière mes yeux ensommeillés, en avalant
un mauvais café réchauffé. Douche, maquillage express,
et choix d’une tenue adaptée à la réunion de ce matin.
Un tailleur croisé jupe courte, légèrement fendue.
Sans comprendre, être sur le départ, descendre les trois
étages à pied, l’ascenseur est amoureux. Courir vers l’arrêt
de bus, et sauter dans le bus 33 déjà impatient de bondir
sur le pavé parisien.
Reprendre tous les arguments, revoir les visages, les grimaces et l’ennui
de certains, défiler le temps d’une réunion.
A trop vouloir anticiper, voilà que j’allai rater ma station. Je
sautai alerte et féminine du bus fiévreux. La journée
s’annonçait belle, question météo. Question travail,
c’était une autre aventure, moins paisible. Le droit à l’erreur
était proscrit, l’avenir de la boîte était en péril
avait martelé mon directeur. Sur mon trottoir, dernier rempart avant
ma journée de femme ambitieuse, je marchais automate.
Je ne voulais pas y penser, je refusais de l’entendre et encore plus de
le voir. Et pourtant, j’attendais avec impatience de le découvrir
assis sur son carton. Les visages inconnus se pressaient devant moi, s’écartant
au dernier instant pour faire place à leur clone. Procession sans
suite et quotidien d’une journée comparable.
— Elisa !
Je stoppai aussi net ma course. Je m’appelle Lucie, et non Elisa ! Pourquoi
m’arrêter ?
— Elisa !
La foule détestant l’immobilité, me rejeta sans ménagement
contre une porte cochère.
Tout près de moi, dans le vague martèlement des chaussures
nerveuses, une voix murmura :
— Elisa ! Enfonce bien tes ongles… et tes doigts délicats …dans
la jungle de mes cheveux … Lisa.
Il était là, immobile, chantant Gainsbourg d’une voix nasillarde.
Il était là, quiproquo dans la ville active et stressée.
Je m’étais soumise, presque accroupie contre la porte près
de lui. Sa voix chaude ajouta :
— Notre enfant, Elisa. Je veux notre enfant.
Quelle étrange réponse m’entendis-je prononcer. Qui me gouverne
parfois, qui me conduit sur des routes nouvelles et escarpées, qui
parle quand je me tais ?
— Ce soir, après mon travail, attends-moi. Je viendrai.
Je me relevai sans tarder et mes pas reprirent le contrôle effacé
un instant dans le flux de ma vie.
*
— Qu’as-tu aujourd’hui, Lucie. Je t’ai senti absente pendant toute la
réunion. Tu as des problèmes ?
Je n’avais pas envie de discuter. Ni avec mon directeur, ni avec moi-même.
J’étais sur un trottoir devant un inconnu. Il me demandait avec assistance,
une enfant nommée Elisa. Je lui répondais de m’attendre. Pourquoi
?
— Tout va bien, Bernard. Juste un peu de fatigue.
— Si tu as besoin de parler, n’hésite pas. Je serai toujours là
pour toi.
Il m’avait pris la main du bout des doigts. Je la retirai vivement.
— Merci Bernard. Ça va passer. Ne t’inquiète pas.
Sans attendre de réponse, je m’éclipsai vers les toilettes.
Bernard était un de mes ex passagers d’une nuit insipide. Cette
relation sans suite devenait vraiment encombrante depuis qu’il était
passé directeur, mon directeur.
Ma pauvre Lucie, faudrait voir à faire du ménage dans ta
vie. Elle est vraiment mal fréquentée.
Devant la glace, j’examinai cette femme séduisante égarée
dans sa perplexité.
— Dis Lucie, t’aimes-tu ?
L’image renvoya une tristesse infinie et des yeux qui perlaient, irrités
par le sable de sa vie.
— Un peu ?
Le vent du désert se leva…
— Beaucoup ?
Et porta des grains de folie…
— Passionnément ?
Sur son visage évanoui.
— Elisa …saute-moi au cou, Elisa…
La jeune femme réapparut. Elle chantait d’une voix intemporelle
— …Elisa. Elisa cherche-moi des poux, …enfonce bien tes ongles, …et tes
doigts délicats …dans la jungle de mes cheveux Lisa.
Un deuxième personnage se plaça près d’elle.
— Lucie ? Lucie ? Reviens-nous. Mais oui tu es belle, plaisanta Jacqueline.
— Ah c’est toi !
— Evidemment ! Je n’ai pas encore de doublure.
Et elle ajouta aussitôt :
— Bernard te cherche.
— Dis-lui que j’arrive.
Quand on connaît bien son travail, on peut s’échapper sans
que cela se remarque. Cette après-midi, assise à la table
des décisions, je m’évadai souvent.
Il n’y avait que ma montre qui me retenait dans la réalité
de Lucie, commerciale de son état. Qu’elle était lente aujourd’hui,
à croire que la pile était vide d’énergie. Autant que
moi, pensais-je.
Enfin, après un interminable parcours, les aiguilles indiquèrent
la dix-huitième heure. Je me sauvais devant une Jacqueline ébahie,
sans un mot, sans un regard et sortis dans l’effervescence de la ville.
Je ne marchais pas, je courrais. J’avais rendez-vous.
Mes pieds, chaussés de talons hauts, frappaient nerveusement le
pavé, et ils se plaignaient. Pas question de ralentir, qu’importe
la douleur,
J’apercevais enfin la porte cochère. Il était là,
je le savais, assis au milieu des passants, et il m’appelait.
— Elisa !
— Oui.
— Elisa !
— Je suis là.
Il se releva. Il était grand et fort, il était beau dans
ses yeux.
— Viens.
Il me prit la main et m’entraîner vers la porte cochère.
Elle était ouverte sur un passage un peu sombre. Nous nous arrêtâmes.
Je m’adossai sur le mur, et de ma main caressa la jungle de ses cheveux.
— Elisa, Elisa…
Je souris à sa voix. Il continua :
— Elisa saute-moi au cou…Elisa, Elisa cherche-moi des poux…Fais-moi quelques
anglaises…Et la raie au milieu…On a treize…Quatorze ans à nous deux.
Je pris son visage contre mon visage. Ses lèvres attendrirent ma
nuque et déposèrent une pluie d’été sur ma peau
fiévreuse. Je glissai à son oreille les mots de Gainsbourg.
— Elisa, Elisa…les autres on s'en fout…Elisa, Elisa…rien que toi, moi,
nous…Tes vingt ans, mes quarante…Si tu crois que cela…Me tourmente…Ah non
vraiment …
— Lisa !
Nos bouches s’unirent sans attendre, sur le prénom mystérieux
avec la force de deux adolescents. Nos mains couraient sur nos corps comme
une raie dans l’océan. Invité, il était et mon ventre
le réclamait de toute urgence.
— Elisa !
D’un cri, je m’envolai dans ses bras puissants, et m’agrippa autour de
sa taille, en serrant mes cuisses dénudées. Il ne prit pas
la peine de me découvrir, les tissus synthétiques s’abrogent
de toute résistance. Aussi, je ne résistai pas.
Et je fus pleine de lui.
J’étais sur un manège de chevaux. Ils montaient, descendaient
de plus en plus vite. Le vent tournoya autour, accentuant la vitesse. J’entendais
ma voix gémir et j’étais heureuse. Appuyant sur mes hanches,
accentuant mon plaisir par saccades, mes gémissements devinrent un
chant étrange.
J’ai hurlé noyée par notre jouissance. J’ai hurlé
pour la vie qui me pénétrait. Mon cri submergea notre alcôve,
frappa les murs et explosa au grand jour.
Après, tout s’est enchaîné brutalement. Il m’a semblé
que les murs s’effondraient sur nous.
Je fus projetée sur le pavé.
J’entendis son cri :
— Elisa, Elisa !
Je voulus répondre, mais ma voix s’était éteinte
dans mon cri. Mon cœur appela mon bel amant.
Elisa…
Je sombrai dans l’inutile. Une dernière petite phrase, comme un
rayon de soleil, se glissa entre mes paupières closes.
Elisa saute-moi au cou…
Elisa saute-moi au cou…
Ici, je ne vois personne que les murs blancs.
Ici, je n’entends personne que les cris assourdis d’autres captifs.
Ici, je ne parle pas.
Je chante.
Je chante dans mon cœur, pour Elisa.
*
Le cahier a glissé à terre. Le bruit de sa chute m’a sorti
de ma torpeur. Je me suis penchée, du bout des doigts j’ai saisi son
écriture. Elle était belle, fine et distinguée. Elle
était femme amoureuse.
Comment condamner Lucie, ma mère, à errer ainsi dans son
cœur ? De quel droit la tenir close dans son labyrinthe ? Quelle est la justice
qui condamne la femme, l’homme, et le fruit de leur amour ?
Machinalement, j’ai ouvert le cahier sur la dernière page lue.
Elle était maculée de larmes.
Je chante dans mon cœur, pour Elisa.
La voix de Gainsbourg raisonnait dans la petite salle.
Elisa, Elisa, les autres on s'en fout
Elisa, Elisa, rien que toi, moi, nous…
Je me surpris à chantonner les paroles magiques, celles de leur
rencontre.
Je pris une grande aspiration et tournai la page.
*
Elisa
Les autres, ils disent que je ne suis plus moi. Si je ne suis plus moi,
je suis ma sœur puisque je me ressemble.
Les autres, les passeurs visiteurs, les impatients ne me connaissent pas.
Je le sais bien que c’est moi, Lucie.
Lucie, la femme de Lucien.
Avec Lucien, nous ne sommes pas mariés, mais c’est tout comme.
Il ne vient plus, c’est dommage.
Que je suis bête, il n’est jamais venu aux murs blancs. C’est moi,
toujours qui allais vers lui, les yeux fixés sur le trottoir. Quand
j’apercevais son carton, j’étais arrivée. D’ailleurs, je le
devinais car il chantait !
Elisa saute-moi au cou…Elisa
Dans ses yeux bleus, je voyageais. J’étais sur le sable, ma main
dans la sienne, courant vers la vague. Lucien me retenait pour ne pas nous
mouiller. Il criait dans un sourire, et je continuais ma course folle vers
les petites argentées.
Quand il faisait tard dans mon cœur, je me reposais contre la poitrine
de Lucien. Il serrai ses bras sur mon ventre Elisa et chantait contre le
vent, pour nous deux. Je fermais les yeux et éperdue d’amour pour
mon Lucien, je coulais entre les notes blanches et bleues.
J’étais bien.
Ici, personne ne chante
Les oiseaux se sont envolés
Les enfants ne jouent plus
Et Lucien s’est évanoui
J’ai le ventre gros de son absence
De plus en plus gros
Gonflé par le vent des vagues océanes
Il m’emporte vers l’île du bonheur
Le voyage est long, si long
Aussi pour ne pas m’ennuyer, je m’amuse avec mon nombril
Il me fait rire mon nombril
Il pointe comme le bouchon d’une bouée
Si je l’ouvre, l’air asphyxié sifflera en retrouvant la liberté
Et je serais toute plate
C’est plate comme idée, non ?
Mon nombril tout sorti, tout rond sur mon ventre ballon, restera fer.
**
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